Ce rp fait suite à celui-ci.

Emilie Nicolas — Sky

Un long frisson le parcoure, comme un regard posé sur lui. Jerk fait volte-face, s’attend à trouver quelqu’un.
Personne.

Etrange. L’espace d’un instant – rien qu’un instant – il aurait juré sentir une présence. Et pourtant…
Il n’y a personne.

L’éclaireur déglutit. C’était une illusion, un mensonge à ces sens, mais elle lui laisse un sentiment désagréable. Une réminiscence ? Il ne parvient pas à mettre le doigt dessus. Ça le tracasse. Ça ne le quitte plus.

Il secoue la tête et termine sa longue ascension jusqu’au sommet d’une colline enneigée. Il jette un regard sur sa gauche et reconnaît la lointaine silhouette de Shrub.
Ils se sont séparés pour couvrir plus de terrain dans leurs recherches. Ils doivent rester à portée du regard.

Ils quittent le camps tous les matins, dès le lever du soleil, et sillonnent les larges étendues blanches et désolées.
Ils trouvent parfois des groupes égarés partis à la recherche du refuge. Shrub examine leurs blessés. Jerk leur indique le chemin.
Ils trouvent parfois des corps froids en partie enfouis dans la neige. Des créatures, des hommes ou des enfants. Morts de froids. Ils arrivent toujours trop tard.
Ça lui coûte toujours un peu plus, de les laisse sur place.

Ce jour-là, ils n’ont trouvé personne. Jerk ignore si c’est une bonne chose. Il sait qu’il ne doit pas interrompre les recherches, tant que ça lui est encore possible. Il aimerait s’enfoncer toujours plus loin dans le territoire hostile. Mais le temps joue contre eux. Ils doivent toujours rentrer avant la nuit, Shrub le lui rappelle.
Ça lui coûte toujours un peu plus, d’abandonner les recherches.

Il aperçoit une silhouette en contrebas. Un point obscur et minuscule qui tremblote à l’horizon, qui se rapproche inexorablement.
Quelqu’un.

C’est peut-être un orbleu mais ça peut être quelqu’un, aussi. Jerk décoche un regard dans la direction de Shrub, il lève un bras : signe qu’il a repéré quelque chose. Il attend. Au bout de quelques secondes, le soigneur lui rend son geste : signe qu’il l’a vu et qu’il le rejoint.

Jerk n’hésite plus. Il se laisse glisser le long de la pente et atterrit sur ses pieds. La flamme de sa lanterne se met à trembler quand il atterrit sur ses pieds. Ses bottes s’enfoncent un peu dans la neige, ralentit ses pas.

Il se rapproche.

Jerk avance prudemment : le terrain est glissant. La dernière fois qu’il a neigé comme ça, il était encore un tout jeune huron. A l’époque, il tenait à peine sur ses deux jambes et il avait détesté ça. Aujourd’hui, il est plus grand, plus fort aussi. Il sait où poser le pied et quand rebrousser chemin. C’est plus facile.

A mesure qu’il avance, les contours d’une silhouette se précise. C’est quelqu’un de petite taille, qui avance péniblement dans le froid. A cause de la neige qui le recouvre, il aurait pu le prendre pour un orbleu mais il en a déjà vu. Les créatures ne se déplacent pas comme ça, elles avancent avec une aisance naturelle. La neige est leur élément.

Ils se rejoignent. Il lève sa lanterne comme un phare pour le guider vers lui. A mesure qu’il avance, il voit son état. Couvert de neige, des pieds à la tête, ballotté au moindre coup de vent. Quand il croit l’avoir enfin rejoint, ils se heurtent. Une vague de froid l’envahi.
L’égaré reste silencieux, le contourne sans lui accorder un regard.

— Attends !

Jerk fait volte-face, le retient par l’épaule. Il n’ose pas serrer sa prise comme s’il craignait que quelque chose ne se brise sous ses doigts.

— Attends. il répète plus doucement.

Ses yeux s’égarent sur un visage couvert de givre, son sang se retire. Il connaît ces yeux.

Salamandre.

Le temps s’arrête. Il scrute ce visage couvert de givre, ce visage qu’il connaît si bien mais qu’il a failli ne pas reconnaître. Son nez, ses yeux. Salamandre. C’est elle, bien sûr que c’est elle.

Le présent le rattrape quand elle se s’effondre dans ses bras. Fiévreux, il inspecte son visage exsangue, il voit comme la vie la déserte. Elle remue à peine, ne pèse presque rien. S’il ne sentait pas son faible souffle, il penserait tenir un fantôme.

Elle est en vie. Des petits doigts glacés se referment sur son vêtement pour le lui prouver. Ses lèvres violacées remuent faiblement et laissent échapper un murmure qu’il n’entend pas.

— Salamandre, il l’appelle.

Sa voix tremble. Du pouce, il essuie la neige qui coule sur sa joue. Elle est faible.
Il se voit glisser un bras derrière ses genoux et la soulever sans le moindre effort. Il oublie sa fatigue, il oublie tout le reste. Salamandre est glacée, une vague de froid envahit sa poitrine. Il resserre sa prise et scrute les environ. Où est Shrub ?

Il ne peut pas se permettre de l’attendre, il doit le trouver et rentrer vite sinon… Il court. Il court et manque de trébucher à chaque pas mais ça ne l’arrête pas. Il ne doit pas s’arrêter. Où est Shrub ? Où est-il ? Bientôt, la silhouette massive du soigneur se découpe au loin. Jerk s’élance dans sa direction. Il baisse la tête, reporte son souffle sur elle.

— Ne dors pas. Reste avec moi, Salamandre. Reste avec moi.

Il y a de l’eau dans ses yeux, qui voile son regard.  

— Je reste avec toi.

Le soigneur n’a besoin que d’un regard pour comprendre. Jerk est essoufflé face à lui, une petite chose couverte de neige dans les bras. Du regard, il supplie. Il a très peur que Shrub lui annonce que c’est déjà trop tard pour elle.

Ils trouvent refuge dans une grotte à l’abris du froid et des regards. Ils doivent s’en contenter pour l’instant. Au camp, ils auraient du feu et des guérisseurs pour s’occuper de la papoose. Seulement, elle ne tiendrait pas jusque-là.

Jerk n’arrive plus à réfléchir, sa tête est vide et lui fait mal. Shrub qui prend les choses en main. Il donne des instructions claires que l’éclaireur applique sans discussion et dès qu’il se tait ou montre une hésitation, Jerk le regarde dans l’attente d’un signe. La vie de Salamandre est entre ses mains, il veut lui faire confiance.

Le soigneur décide d’aller chercher du bois pour faire un feu et charge Jerk de veiller sur la fillette. Il a peut-être deviné qu’il la connaissait et qu’il ne voudrait pas s’en éloigner. Ou alors, Jerk est dans un tel état qu’il préfère ne pas l’envoyer au-dehors.

Reste ici. Tiens-lui chaud.

L’angoisse crispe tout son corps quand il s’allonge auprès d’elle. Il essaye de se calmer mais ne parvient pas à rester en place. C’est un peu comme quand on l’entraînait à méditer et qu’il n’y arrivait pas. Ses pensées bourdonnent sous son crâne. Tout en lui trépigne. Il ne lui faut pas longtemps pour se redresser d’un coup et se mettre à tourner en rond comme un lion en cage.

Une vague de colère l’envahit. Où sont les autres ? Pourquoi Salamandre s’est retrouvée seule au milieu de nulle part ? Elan Sensible aurait dû être avec elle. Leur chef aurait dû y veiller. Un membre du clan, ou plutôt n’importe qui. Personne n’aurait dû la laisser seule dans un moment pareil.
Il s’immobilise, écrasé par un sentiment plus amer. Et lui alors ? S’il était resté, il aurait pu…

Sous les épaisses couches de manteaux qui la recouvre, Salamandre est minuscule. A côté d’elle, Fluff le regarde et comme pour lui montrer l’exemple, se love près d’elle.

Il a raison. Il doit se calmer. Le plus important, c’est elle. Il hoche la tête en direction de la chimère pour lui montrer qu’il a compris, qu’il va se reprendre. Il le faut.

—... Risson ?

Ce n’est pas lui qu’elle appelle mais il s’en fiche. Le moindre signe de sa part fait naître un espoir un peu fou et une angoisse redoublée. Jerk traverse la grotte en quelques enjambée et s’accroupit à côté d’elle. Il pose une main sur son épaule, il veut lui dire quelque chose. Il n’y arrive pas. Pourtant, tout à l’heure, il n’arrêtait pas de lui parler même s’il savait qu’elle n’entendait pas.

Maintenant, il a peur. Il ne sait pas de quoi.

Il croise son regard mais cette fois elle le voit réellement. Il sent qu’elle le reconnaît, il lit la surprise, la tristesse. C’est peut-être ça dont il avait peur.
La honte. Quand il est parti, il ne lui a rien dit. Il ne lui a même pas fait ses adieux. Salamandre ne méritait pas ça. Et maintenant qu’ils se retrouvent, il se dit qu’elle aurait raison d’être en colère, de le détester. Il baisse la tête, prêt à entendre ses reproches.

Elle l’agrippe, il sursaute. Salamandre s’est mis à pleurer tout contre lui. Il ne s’attendait pas à ça. D’abord, il la serre dans ses bras. Il pourrait l’écraser. Jerk sait qu’il ne doit pas pleurer. Il faut être fort, il faut la rassurer. C’est dur. C’est vraiment très dur.
Sa tête se pose sur l’épaule de Salamandre. Il respire mieux.

— Je te demande pardon.

Le front de Jerk s’écrase contre son épaule. Ses épaules s’affaissent quand il laisse échapper un soupir de soulagement. Il ne l’avait pas remarqué qu’il retenait son souffle depuis plusieurs minutes. Son cœur galope dans sa poitrine et les veines à ses tempes se mettent à palpiter.

Ils s’accordent quelques minutes pour se remettre de leurs émotions, ou plutôt pour s’assurer qu’ils ne rêvent pas. Sans lever la tête, il sent comme les sanglots qui secouaient le corps de Salamandre s’espacent, diminuent peu à peu. Elle va mieux. Elle va vivre.
Il inspire profondément et une odeur familière lui chatouille les narines.

— Tu m'as manqué, dit Salamandre. Le sol il était tout bancal depuis ton départ. Pourquoi t'es parti comme ça ?

Jerk se redresse un peu mais garde les yeux résolument baissés. Il déglutit. Il a peur de lui répondre parce qu’il n’est pas question de lui mentir.
Elle n’est pas au courant : ni de son départ, ni de ses origines. Ce n’est pas qu’il lui ait menti ou qu’il ait cherché à le cacher. Seulement, par chance, personne ne lui en avait parlé. Ça l’arrangeait quelque part, et il espérait que ça dure. Il a trop peur que son secret vienne tout salir.

— Je suis parti chercher mon père.

Il n’ose pas la regarder mais sa voix ne tremble pas.

— Il doit payer pour ce qu’il a fait.

Salamandre se redresse pour se mettre à sa hauteur et il ne peut pas s’empêcher de surveiller. Il se tient prêt à la rattraper, comme si elle allait éclater en morceaux sous ses yeux. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, c’était encore envisageable. Mais Salamandre ne flanche pas.

Cette fois c’est elle qui le serre dans ses bras, et lui qui menace de s’écrouler. Son silence l’écrase. La confidence ne l’a pas libéré d’un poids, au contraire. Jamais il ne s’est senti plus vulnérable, plus près de s’enfuir.

— Tu veux en parler ? Je peux faire quelque chose pour toi ?

En parler ? Il ne saurait même pas comment lui expliquer. C’est un crime grave et bien sûr... obscène. Mais Salamandre joute :

— T'es pas obligé de faire ça tout seul, tu sais ?

Un regard vers elle et il la voit : le sang sur ses mains, le sang sur son visage. Il la voit sa salir les mains avec lui, pour lui. Cette vision l’horrifie, lui rappelle pourquoi il a choisi de partir seul.

— Je peux pas te demander ça…

Le mal ne doit pas s’étendre davantage. Il a déjà touché sa mère, il est déjà en son frère, en lui. Il ne faut impliquer plus d’innocents. Lui, il peut bien s’y risquer, sa vie ne vaut pas grand-chose. Elle ? Non, jamais.

— C’est trop dangereux. Tout à l’heure, j’ai cru que tu… Les mots s’étranglent dans sa gorge, il lutte. Que tu…

Il n’arrive pas à dire qu’elle était morte. Comme tous les enfants retrouvés endormis sous la neige, comme tous les animaux pétrifiés par le gel.

— Tu étais froide, tu ne bougeais plus, il sanglote. Le froid a failli te prendre, devant moi. J’ai failli te perdre alors que…

S’éloigner d’eux lui a coûté mais il a toujours gardé l’espoir de les retrouver un jour. La mort est une séparation définitive, quoi qu’en dise les anciens.
Plus jamais Salamandre n’aurait ri, plus jamais elle ne l’aurait sermonné, plus jamais elle ne l’aurait abreuvé de ses joyeux bavardages. Elle aurait cessé d’exister.

Et ça aurait été sa faute.

Les petits baisers sur ses joues mouillées taisent ses sanglots. Il renifle, se donne un genre de contenance mais ses sombres pensées ne le quittent plus. Les yeux baissés, il voit que ses mains n’arrêtent pas de trembler. Il les tord nerveusement pour tenter de les cacher.
Celles de Salamandre relèvent son visage pour l’obliger à lui faire face. Il rencontre son regard bleu, plein de vie et de force. Elle pose son front contre le sien comme pour lui en transmettre une partie. Et dire qu’il n’y a pas si longtemps, c’est elle qui était mal en point. Il fait un bien piètre protecteur.

— Je vis. Je suis là. Et ça sera comme ça encore longtemps, parce que je suis Cœur de Fée la Tenace.

Il sourit à l’évocation de son surnom. C’est son frère qui l’avait inventé, il y a si longtemps. Ces souvenirs le réchauffent mais se teintent de nostalgie et lui donnent le tournis.
Il ferme les yeux, prend une profonde inspiration. La tempête est en train de passer.

— De toute façon, même quand t'es pas là je suis avec toi, lui confie Salamandre.

Il rouvre les yeux, répond au sourire qu’elle lui décoche par un regard gêné. Il y a un genre de châleur qui afflue dans ses veines. Il se sent bien.
Sa voix est enrouée mais elle a retrouvé son calme et sa légère dureté :

— Salamandre.

Ce n’est pas un appel, ni même le début d’une phrase. Chez lui, ça suffit parfois à dire beaucoup. Il n’est pas son frère, il n’est pas un grand orateur. Au contraire, les mots sont des armes redoutables qui l’atteignent plus sûrement qu’une lame et qui nécessitent une dextérité qu’il n’a pas.

Il préfère agir.

Il prend les mains se posent sur celles de Salamandre, toujours posée sur ses joues et se dégage doucement. Il les joint ensemble et se met à les frictionner. Quelques fois, il les porte à sa bouche pour les réchauffer de son haleine.