Elle s'est dit qu'elle irait jusqu'à la Rivière. Elle se souvient de la Rivière.
La Rivière serpentait à travers les plaines dorées du terrain d'entrainement, au Village. Les squaws allaient y récolter de l'eau, pour les hommes et les bêtes. Elle s'y baignait avec Sahale. Vent Fou le petit mustang, lui, n'aimait pas l'eau.
C'est dans la Rivière, aussi, qu'elle a lavé sa peau souillée de sang, le jour où... Blood court plus vite.

Quand Blood doit se rendre quelque part et qu'à cette idée l'angoisse étreint son coeur, elle court toujours plus vite. Quand une pensée obscure traverse son crâne comme une flèche effilée, elle court encore plus vite. Ainsi aujourd'hui, son corps souple n'est rien qu'une ombre sagace zébrant les arbres bleus.
Elle y est presque.


Mais lorsqu'elle aperçoit enfin les reflets de ciel qui étincellent à la surface de l'eau, une autre ombre se découpe dans le paysage. Elle arrête aussitôt sa course, silencieuse comme un chat. Échaudée comme un chat, aussi.
C'est une ombre inconnue. C'est l'ombre d'un Peau-Rouge. Le tambour du coeur entame une mélodie sourde et anxieuse. Elle se cache derrière un tronc, son oeil ne se détache pas de la longue silhouette. C'est un homme. Il est de dos, mais Blood sent en lui une force naturelle qui l'intimide. Est-ce un Piccaninny ? Blood ne voit pas son visage. Si seulement elle pouvait s'approcher un peu, apercevoir un signe distinc...


CRAC !

Elle vient de marcher sur une branche. Cette faute enflamme le tambour. Peur d'être repérée, honte d'être étourdie. Une bonne chasseuse ne se fait pas voir. A quoi pense-t-elle ?
Blood se plaque derrière son tronc. Les branchages sont bas de ce côté de la Rivière, c'est comme un buisson géant.
Il ne la verra pas.
Il ne la verra pas.

j'imagine cette disposition un peu:

Blood étouffe un cri quand l'éclat blanc surgit. Elle recule, ses yeux enduits de peinture sèche clignent frénétiquement. Une Fumerolle. Blood en a rarement vu, d'aussi près. Celle-ci est étrange, elle a la forme indistincte des rêves évaporés.

— Laisse-moi ! chuchote-t-elle.

Elle esquisse un geste vague, mais si elle sait faire fuir – ou fuir – les Bêtes Sauvages, Blood est démunie face aux manifestations spirituelles.

— Aowh Petite Soeur.

Son souffle se bloque au fond de sa gorge. Le tambour s'étouffe au creux de l'estomac.
Le brave a parlé dans la langue commune des peuples rouges.

Quand il se retourne, dévoilant son visage beau, Blood se tapit un peu plus derrière ses branchages. Ses doigts se serrent contre l'arc.

— Tu peux te montrer, je ne te ferai pas de mal.

Elle hésite, le tambour vibre entre ses côtes.
Mais quelque chose l'attire chez le Peau-Rouge. Quelque chose de paix, quelque chose de lumière.
Ça fait taire, un peu, la honte et la peur.

Très doucement, très lentement, les pas de l'Osselet s'écartent du tronc. Son visage est toujours dans l'ombre de sa peau de loup. L'une de ses mains se crispe contre le coutelas en os, accrochée à sa ceinture.

— Aowh. *

Elle lance un regard furtif à la Fumerolle.
Le fait qu'un esprit soit l'ami du Peau-Rouge creuse sa confiance.

— Comment il s'appelle ?

Sa voix est dure, revêche, mais si l'on se concentre, on peut en entendre le tremblement au loin.

Blood fixe le brave avec intensité, mais son regard dévie automatiquement vers la fumerolle quand le brave en parle.

— Petite fumerolle... elle répète très bas.

Blood se crispe au mouvement du brave, sa main cherche toujours le contact du coutelas. Mais quand il s'assoit, elle sent un vent doux contre son cœur et relève la fourrure de loup qui encombre son front.

— Et toi Petite Sœur, comment dois-je t’appeler ?

Le vent doux se disperse d'un coup et laisse place à une bourrasque qui déchire les os de son intérieur. Comme Blood déteste son nom. Comme elle le maudit.
Comme elle voudrait clamer avec force et honneur un nom de Piccaninny, un nom beau, un nom pur. Ainsi qu'elle l'aurait eu, sans la Bête.
Une pointe de flèche s'est introduite dans sa gorge. Elle n'arrive plus à avaler.

Elle le regarde trancher le poisson avec une adresse qui témoigne de son expérience. L'élan vif du couteau lui provoque un sursaut intérieur et elle doit forcer son regard à demeurer droit et fixe. Elle parvient moins à réprimer le soupir de soulagement qui suit.
Elle s'avance, les brindilles qui jonchent le sol craquent sous ses pieds.

— On me surnomme l'Osselet.

Elle s'accroupit face à lui. Le son de la rivière est joli.
Elle ne le regarde pas trop dans les yeux.

— Et toi ? Frère.

Son audace la fait rougir, mais peut-être que ça ne se voit pas sous les peintures.
Elle se rend compte seulement maintenant quelle chaleur s'est diffusée en elle à se faire appeler Petite Soeur par un Peau-Rouge.

— Tu veux m’aider à faire du feu ?

Blood sait faire du feu. C'est probablement Grizzly ou Sphynx qui lui a enseigné.
Elle hoche la tête tranquillement, se rapproche – toujours accroupie – et commence à disperser les morceaux de bois. Le doute l'étreint à cet instant. Le feu est sacré aux yeux des Delaware. Est-ce qu'ils ont une manière spéciale de préparer le feu ? Est-ce que c'est une sorte de rituel ? Ni Grizzly ni Sphynx ne lui ont parlé de cela. Alors elle laisse surtout Balbuzard faire. De toutes façons, elle aime regarder le mouvement de ses mains. On dirait la rivière.

Tandis qu'il lui tourne le dos pour faire face à la rivière justement, Blood ôte la peau de bête qui couvre son scalp. Ses cheveux poissent sur son front. Un côté de son crâne est rasé, sur l'autre tombe une cascade de cheveux raides. Deux plumes se dressent sur son crâne. La peau de son visage est maculé de peinture, noire et blanche. C'est Blood.
Et le regard écarlate de Blood suit des yeux les gestes souples et doux de Balbuzard. Quand il revient, elle fixe l'expression qui circule sur ses traits. Il est si calme et tranquille, il est si opposé à elle. En fait, c'est un peu fascinant. Blood est un peu fascinée.

— Tu as faim ?

Elle ne s'était pas posé la question. Son regard s'abaisse jusqu'à son propre ventre, enduit de peinture lui aussi, comme si elle attendait une réponse.

— Oui.

Balbuzard lui tend un morceau de poisson.
Blood finit par poser son arc à côté d'elle et s'assoit pour de bon.
Ils mangent.

↨ ↨ ↨

Elle souffle sur le feu pour ne pas qu'il s'éteigne. Ils ne parlent plus depuis longtemps. Les oiseaux, les feuilles et l'eau parlent, eux. Blood joue distraitement avec des galets. La course du soleil indique qu'elle est là depuis longtemps. Le feu est presque éteint, maintenant.
Soudain, elle se redresse et plante son regard dans le visage du Delaware.

— Si le grand feu s'éteint, est-ce que ton peuple va mourir ?

Grizzly Funeste lui avait dit. Le Clan du Corbeau a besoin du Grand Brasier car c'est son souffle de vie.
Et il lui avait dit, aussi : si un peuple peau-rouge meurt, tous les autres seront meurtris.

— C'est parce que tu as peur, que tu pries ?

Grizzly lui avait dit, encore, qu'on ne questionne pas un guerrier sur sa peur. Mais Balbuzard accepterait, lui. Elle le sent.
Pourtant, il n'est pas si différent de Grizzly. Elle le sent.

Blood écoute.
Blood n'a pas toujours su écouter. Quand elle était papoose, très jeune papoose, elle était la plus dissipée des deux. Elle voulait voir, jamais écouter. Grizzly Funeste lui a appris, et surtout, surtout Sphynx Loquace. Sa grand-mère. Rien ne sait mieux écouter le monde que les grands-mères.
Balbuzard Pur fait beaucoup penser à Sphynx Loquace.

— As-tu déjà vu le Feu sur le Rocher, le grand Brasier de mon peuple ?

Blood hoche la tête en signe de négation. Son visage s'est un peu fermé.

— Voudrais-tu que je te le montre un jour ?

Blood baisse la tête.
Blood se relève.
Elle reste un moment comme ça, debout et droite, en contemplant les flammes maigres qui dansent, qui se découpent beaucoup dans la nuit. Elles sont grises dans le regard de Blood, ainsi Blood devine qu'elles sont rouges.

— Prier, ça ne sert à rien, elle dit, très bas.

Elle relève le menton très vite, et son expression est devenue dure, son regard vermeil flamboie dans la nuit comme les flammes qu'elle ne peut voir.

— Prier n'empêche pas le feu de s'éteindre ! Prier n'empêche pas l'Esprit Soleil de déverser le bleu ! Prier n'empêche pas les prédateurs d'attaquer et la MORT de s'abattre sur les siens !!

Sa voix s'est éraillée maintenant.

— Personne n'entend les prières. Il faut se battre. On est tout seuls.

Une larme coule un peu de son oeil, contre la peinture.
Elle n'ose pas l'essuyer, car peut-être que Balbuzard n'a pas remarqué.

— Regarde, le feu va s'éteindre. Ta prière n'a pas marché.

H-RP:

Balbuzard est fascinant par sa douceur, sa sérénité, on dirait que jamais son âme n'est troublée. Le feu, pour lui, est celui qui réchauffe et éclaire, jamais celui qui brûle.
Il ne voit sûrement pas comme Blood est toute déchirée à son contact. Il ne voit pas comme sa paix l'attire et comme elle la blesse, aussi. La paix de Balbuzard est une eau claire et pure qu'elle contemple en sachant qu'elle ne peut y boire. Car le feu de Blood est celui qui brûle.

Les derniers mots de Balbuzard lui donnent envie de pleurer. Et elle ne sait pas pourquoi. Ce sont des paroles toutes simples, des paroles de sagesse, et elles lui donnent envie de pleurer.

— Et si personne ne rép...

Un craquement, infime, dans les fourrés.
Blood l'a entendu, Balbuzard aussi. Leurs visages se tournent à l'unisson, leurs corps se tendent et leurs yeux se plissent.

— Tiens, tiens, tiens. Des sauvages.

C'est un pirate. Il est grand, massif. Sa peau est noire et certaines de ses dents aussi. Son oeil est dissimulé derrière un bandeau. A sa grosse ceinture, un bâton aux larmes de plomb.
Blood s'est levée. Le tambour a recommencé.

— On passe du bon temps entre père et fille ?
— Ce n'est pas mon père.

La peur contracte chaque morceau de l'Osselet, mais rien ne la trahit. Elle fixe le Pirate dans les yeux.

— Hé, Tongue ! Ramène-toi. J'ai trouvé de quoi nous amuser.

La peur fait légèrement trembler ses doigts, mais Blood les presse contre son poignard en os.
Elle ne sait pas si Balbuzard Pur sait se battre. Les Delaware sont toujours ambigus à ce sujet. Il y a une grande force en lui, mais Blood ne sait pas si c'est la force d'un arbre ou celle d'un... grizzly.

— On prend la petite. On te laisse la vie sauve.

Blood observe Balbuzard. S'il a peur, rien ne le trahit non plus.