Tic tac, c’est ce que le Crocodile fait. Mais l’heure, il ne la montre pas, à moins de se faire dévorer. Ou encore, le trouver et s’assoire à côté, en attendant qu’il sonne. Annabelle n’aime pas ne pas avoir connaissance de l’heure qu’il est. Elle se sent encore plus perdue sans ce repère.
Plutôt petite, elle se fond dans la masse, ses cheveux blonds platine paraissent parfois blancs au soleil. C’est plutôt dans cette condition qu’elle se distingue des autres. De par son air enfantin parmi ses collègues femmes, de par sa douceur parmi les pirates inspirant la peur. Docile, mais hautaine auprès de ceux qui méritent sa rancune. Ceux qui l’ont faite bannir, ceux qui l’ont faite grandir indirectement… Si vous saviez à quel point ça peut être horrible de passer d’un corps de treize années à celui de deux décennies. Après le Bannissement.
Ca aura au moins permis d’avoir un corps qui mérite d’être recueilli par Lady Ruby pour son établissement.
Tic tac, à défaut d’avoir le Crocodile, elle porte toujours au cou une montre à gousset, elle l’entend faire tic-tac, battre le temps qui s’évertue à ne plus avancer. Pourtant… il avait avancé auparavant, pour la faire grandir, pour la faire bannir.
Un passé qui la hante dans ses habitudes. Après avoir vécu la cruauté des enfants, les adultes semblaient plus accueillant. Annabelle se sent en sécurité avec ces hommes cruels, peu importe sa condition, maintenant elle est parmi eux, et aussi dans la maison close protégée par la gérante.
Tic tac, ce son est rassurant. Le temps passe mais ne sonne pas.
Après le monde trop imaginaire, trop étrange, trop sans aucun sens, elle s’accroche à la logique sans faille des horloges et de leurs mécanismes.
Elle n’a pas connaissance de leur fonctionnement exacte, mais elle aime leur logique, ce qui est le contraire de l’île.
Annabelle n’est pas un être à l’image de ces rouages, loin d’être parfaite. Elle est jalouse, et souvent intéressée, désespérée. Elle ne vise qu’un but, faire en sorte que les pirates ne partent pas sans elle le jour où ils pourront retourner dans le monde Ordinaire.
Alors elle se fait comme ils la veulent. Tant qu’on ne la blesse pas physiquement. Tant qu’elle ne se souvient pas du Bannissement.
Elle a horreur d’avoir sur elle les marques de blessure, c’est synonyme du bannissement, et elle n’a plus rien à voir avec ça. Ils l’ont tous trahie. Elle leur en veut, mais elle serait bien incapable de leur faire du mal. Il y a bien assez de pirates pour s’en charger.
Même pour ceux qui étaient ses amis, elle ne lèverait pas le petit doigts si un adulte venait à s’en prendre à un de ces enfants face à elle. Elle ne ferait que retenir ses larmes. Essayant de paraître dure.
Parce que ça lui manque, le monde du Grand-Arbre. Elle aurait voulu continuer de soigner comme elle le pouvait, des blessés. Mais dorénavant, ce sont les pulsions d’hommes qu’elle soigne. Elle s’y est habituée. Au final. Elle y trouve quand même son compte. Elle qui avait toujours froid. Elle qui avait peur la nuit. Une crainte qu’elle ne peut identifier. Mais c’est là, sa boîte crânienne le lui fait comprendre, qu’elle est vulnérable à quelque chose.
Le silence ne la rassure pas, elle veut toujours au moins entendre la respiration de la personne dormant à ses côtés. Car lorsque les aires ne portent pas de bruit… elle en perçoit d’autres, plus étranges. Ils ont bien trop d’écho pour être de ceux faisant partie de la pièce qu’est sa chambre.
D’où viennent-ils ? De son imaginaire, de son cerveau, de ses tympans. Il n’y a là aucun lien surnaturel. Juste les souvenirs morts qui hantent la mémoire à long terme de la fille de joie. Elle n’y peut rien, juste endurer la sensation de peur sans avoir le moindre moyen de pointer de l’index la cause.
Ce ne sont pas les araignées, ni même les regards que portaient sur elle ses anciens camarades Enfants Perdus.
C’est donc durant la nuit, lorsque le monde se fait trop silencieux, que Miss Annabelle s’inquiète le plus et doit trouver à s’occuper l’esprit.
En général, elle lit un livre qu’elle avait pris avec elle le jour où Peter Pan l’avait emmenée au Pays de Jamais. Un livre qui en contient d’autres. Un recueil des nouvelles écrites par un auteur de science-fiction, d’horreur et de fantastique. Un auteur qui n’était pas des plus populaires lorsqu’Annabelle suivait ses écrits. Dommage qu’il soit mort trois ans avant qu’elle ne suive Peter Pan. Elle aurait bien voulu avoir une ou deux histoires en plus…
Elle ne se souvient que de ce livre, du nom qui y est inscrit, ainsi que des histoires. Puisqu’elle tient à ce livre presque autant que sa boîte à musique. Cette dernière est dans un sale état, ayant souffert des coups portés par le public de son bannissement lorsque sa dernière volonté avait juste été de récupérer cet objet. Miss Annabelle avait tenté de la réparer, celle-ci est maintenant en un seul morceau. Et lorsqu’elle tourne la manivelle, elle entend le son, la musique. Elle n’est cependant pas toujours exactement pareille.
Et il semble que la fille de joie soit la seule à l’entendre, cette musique.
Tout comme la montre à gousset qu’elle porte au cou, ça ne marche pas, et pourtant elle l’entend.
Elle dément, lorsque quelqu’un lui dit qu’il n’y a pas de son, elle affirmera le contraire. Sûre qu’elle n’est pas folle, comme elle le dit.
Ou bien, parce qu’elle a essayé de comprendre la logique de ce monde elle se retrouve blessé dans son esprit. Comme dans les monde créé par son auteur préféré.
Ce n’est pas ça, mais elle y pense. Il y a un côté rassurant, car elle en connaît la cause.
Elle se demande souvent si c’est un rêve, le rêve de tous mélangé, une réalité comme celle expliquée dans les contrées du rêve.
Peut-être que son corps physique est déjà mort, dans le monde ordinaire. Elle n’y croit tout de même pas, mais ça lui donnait une explication.
La Dormeuse est souvent fatiguée, mais c’est une fatigue qu’elle peut mettre de côté, l’ignorer, tant qu’elle est occupée.
Parce qu’elle n’arrive pas à dormir, l’esprit entend un air d’opéra, décidant que le souvenir du son serait une douce torture. Un piano qui joue, une voix de femme tenant des notes durant si longtemps. Voilà des éléments qui n’évoquent déjà plus rien, l’île a déjà emporté les causes, les réponses. Laissant des aiguilles d’horloge indiquer le vide. Aucun numéro pour au moins se situer entre.
Rien. Juste des fantômes.
Ces derniers sont si effrayants, même s’ils étaient heureux auparavant, maintenant ils ne font que nourrir la peur.
Miss Annabelle a peur de son ombre, littéralement, elle ne la voit pas. Et pourtant, elle sait qu’elle en avait une. Avant qu’elle ne vienne sur l’île.
Elle regarde souvent les ombres des pirates originels du coup, presque envieuse. Elle se demande ce que ça signifie réellement, perdre son ombre. Ce que ces adultes ont en plus, c’est leur nom. Leur vrai nom. Ils ne se souviennent plus d’avant, quand la Dormeuse les questionne. Alors elle leur invente une vie, la vie passée de ceux qui ont encore leur identité. Du moins, le minimum.
Elle aimerait fuir, loin très loin. Le plus loin possible du Grand Arbre. Elle ne veut plus revivre de cauchemar. Cependant, selon elle, l’île est un rêve qui pourrait à tout moment devenir un cauchemar. Et si les horreurs cosmiques décrites dans son livre pouvaient s’appliquer au Pays de Jamais ? Cette pensée coupe la respiration de la demoiselle.
Et si la Machine avait un lien ? Il ne faut absolument pas s’en approcher, mais elle aurait peut-être pleins de pièces qui permettraient de faire plein de montres et d’horloges. Mais elle ne voudrait pas s’y aventurer. Les quelques pièces qu’elle possède ne sont que des présents que des pirates ont bien voulu lui donner, mais une grande partie vient de son ami. Ce dernier, elle ne l’a jamais vu. C’est celui qui lui écrit des lettres, des mots auxquels Annabelle répond. Le messager est un corbeau, qui ne se montre qu’à certains endroits. Il faut tout de même éviter qu’une autre personne ne retrouve l’oiseau. Bien que ces morceaux de papiers ne contiennent pas d’information capitales, juste une correspondance.
Des écrits en plus à lire lorsque les textes des Contrées du Rêve et plus ne suffisent plus.
Des lettres qui portaient les ossements nécessaires à la réparation de la boîte à musique, celle qui ne se fait entendre que pour la Dormeuse.
Un Artisan, un Garçon Perdu, l’exception. Elle y tient à cette exception, histoire que le monde soit gris, et non noir et blanc.
Il ne faut pas chercher à comprendre la logique de ce monde, sinon, comme dans les écrits de son livre préféré, on finirait tous fous.
La Fille de Joie regarde souvent l’océan, se demandant si des créatures semblables aux shoggoths et autres abominations existent. Les sirènes sont si dangereuses, elles sont un peu comme la face émergée de l’iceberg. Jolies, enchanteresses, comme les mers. Mais lorsque l’on s’approche trop près des profondeurs… la véritable nature se révèle.
L’île est entourée par cet univers qui dévorerait l’esprit de ceux qui chercheraient les raisons au pourquoi. Peut-être est-ce l’Univers lui-même qui choisi d’atteindre les étrangers par l’amnésie ?
Les étrangers, tout ce qui n’est pas né sur ces terres, ces contrées.
Comme si, quelque chose comme les Grands Anciens pouvait un jour sortir des eaux, parce que… Peter Pan… se serait lassé de l’île elle-même.
Le cœur de la Dormeuse se serre, l’angoisse est plus forte, elle craint même pour les matelots qui vivent sur le bateau. À moins qu’eux soient justement plus en sécurité que ceux restés sur la terre ?
Le souffle manque, Annabelle se noie sans même toucher l’eau.