À son réveil, Cloud a l'impression d'être à moitié disloqué. Il est assis contre un énorme bloc de pierre, ses vêtements sont trempés. Ça sent la pourriture. Ça sent la pluie et le sang.
Il a les mains qui tremblent, c'est à peu près tout ce dont il a conscience, alors il les lève devant ses yeux et les observe comme s'il pouvait y lire l'avenir. Son regard fixe les taches brunâtres qui souillent ses paumes et ses doigts, cherche à voir les plaies qui devraient les fissurer. Ça n'aide pas que la seule lumière qui vient jeter son faible jour sur la scène provient d'une lucarne loin au-dessus de lui, à peine plus large que sa tête, qui ressemble plus à un impact d'obus qu'à une meurtrière. En prenant une longue inspiration saccadée, il se rend compte qu'il manque d'air. Peut-être que c'est l'humidité qui s'infiltre dans ses poumons, ou peut-être que c'est le choc.

Cloud est presque sûr d'avoir cogné quelque chose. D'une main fébrile il se tapote la poitrine. Son t-shirt est mouillé et poisseux, mais l'adolescent ne regarde plus ses doigts qui viennent tâter la pierre contre laquelle il est appuyé. Sa surface n'est pas droite, elle est pleine d'aspérités comme si elle avait été déchiquetée et tranchée à la serpe. Elle s'empile sur un tas d'autres débris dont Cloud n'arrive pas à distinguer les confins. Il inspire à nouveau, toujours aussi profondément, mais rien ne vient mettre de fin à sa suffocation. Ça n'aide pas que de part et d'autre du couloir les parois sont si proches. Ses côtes et ses poumons brûlent, et il est maintenant à peu près certain que l'odeur du sang est la sienne. Dans son esprit brumeux, des souvenirs commencent à affleurer, bruts et brefs. Il va peut-être crever ici.

Il avait longuement couru dans les corridors étroits de ce maudit endroit. Peut-être qu'il fuyait quelqu'un. Peut-être qu'il fuyait quelque chose ?

Le garçon remue un peu, son visage s'agite comme il tâte ses poches à la recherche de quelque chose à fumer. Son herbe ressemble à de la décomposition agglomérée. Cloud étouffe un sanglot et serre les dents. Il sait bien qu'il devrait essayer de se lever et repartir, mais pour l'instant ça lui semble vain et plus difficile que de gravir la montagne enneigée sous l'orage. Il ne sait pas depuis combien de temps il est là mais il a du mal à ignorer qu'il se sent comme cloué à cette putain de roche. Il ne serait jamais entré de lui-même dans cette maudite ruine.

Il avait cherché pendant des plombes un truc qui n'avait aucune importance. Il avait cherché pendant des plombes la sortie.

Son papier à rouler est tout aussi impraticable. Cloud a envie de pleurer mais il sourit alors qu'il n'y a personne. Il n'y a que le silence, fendu par des cliquetis inquiétants, brisé par le martèlement pluvieux dehors. Le plic-ploc incessant qui retentit dans les couloirs suintant l'humidité. Il serait jamais venu ici tout seul, mais les missions du type à la canne passent presque pour plus importantes que les missions de Peter Pan lui-même. Il ne serait jamais venu ici tout seul, peut-être aussi parce qu'il n'a aucune foutue idée de ce qu'il devait prendre ou chercher. S'il n'avait pas aussi mal partout, s'il n'avait pas le crâne scié en deux et si l'odeur du fer ne lui montait pas autant à la tête, il faudrait presque en rigoler.

Il s'était perdu presque tout de suite, puis, les murs avaient commencé à trembler.

Il expire à nouveau de façon erratique. Dans le coin de son œil, il y a tout ce qu'il n'a pas envie de voir. Dans le coin de son œil, il y a une main qui dépasse des décombres, au bout d'un poignet qui fait un angle bizarre, juste à côté de lui, peut-être même que c'est vers lui qu'elle s'est tendue avant de se raidir pour toujours.

Il n'était pas tout seul dans le Temple Maudit, et il ne sait même pas comment s'appelait l'Autre.

Cloud tremble de partout maintenant. Il ne sourit plus du tout. Il panique et il est en manque. Il flippe.
Il va se laisser crever ici.

Certaines fois, Cygne parvient à surmonter sa peur. Jamais au point de retourner là-bas, (mal)heureusement, mais assez pour explorer toujours un peu plus vite, un peu plus loin, à la recherche de son aîné, qui est forcément quelque part sur cette Île. C’est cette certitude qui l’empêche de se laisser emporter par ses idées noires quand la vie du Clan n’est pas suffisante. Quand danser, raconter des histoires et chanter autour du Feu Sacré ne suffit plus à étancher sa peine. Quand, en pleine nuit, elle s’assied tel un oiseau sur sa branche et surveille, avec une patience qui en étonnerait plus d’un -dont le principal concerné- en espérant voir une silhouette aux longs cheveux clairs.

Avec la Canicule et sa quasi-absence de nuit, elle avait pris l’habitude d’aller regarder ailleurs. Après tout, son frère n’était sûrement pas avec les adultes, mais rien ne l’empêchait d’être à un autre endroit, non ? L’Île est vaste et foisonne de cachettes possibles. La Pluie et le retour des nuits noires l’ont amenée à reprendre sa routine, mais il arrive qu’elle décide aussi d’explorer durant la journée. Quand on lui demande ce qu’elle fait, elle répond qu’elle part à la rencontre d’Oural. La Guérisseuse est toujours en vadrouille, elle fait une excuse merveilleuse.

Plus tôt dans la journée, Cygne s’est engouffrée dans la Jungle, qu’elle connaît peu. C’est avec une curiosité presque enfantine qu’elle s’est approchées des plantes, qu’elle a observé les oiseaux et certains animaux, qu’elle s’est prudemment éloignée d’autres -non sans les étudier de loin... Jusqu’à arriver au Temple.

Il lui rappelle quelque chose, lui titille l’arrière du crâne sans qu’elle parvienne à se rappeler pourquoi. Elle n’est pas certaine d’en avoir envie, en soi, mais c’est certainement ce qui l’amène à entrer sans -trop- se méfier.

Évidemment.

Le souffle court, la jeune papoose avance sans jamais se retourner. Elle n’en a pas besoin : les ricanements des masques vivants et les tremblements du sol sous ses pieds sont des indices suffisants pour lui indiquer qu’elle est toujours poursuivie et qu’elle ne peut pas s’arrêter. Voilà plusieurs minutes qu’elle court ainsi, et si elle reste endurante, elle sait également que ses chevilles ne vont pas tarder à se manifester si elle continue ainsi. Il faut qu’elle trouve une solution.

Au détour d’un virage, la Volontaire capte un renfoncement léger dans le mur de gauche. Sans réfléchir, elle s’y engouffre et tâche de se faire la plus petite et la plus silencieuse possible. Elle voit de ses grands yeux clairs les étranges monstres et l’énorme rocher lui passer devant et se permet un soupir avant de s’appuyer un peu plus contre le mur... qui cède sous son poids.

« Sa! »

La chute est moins spectaculaire qu’attendue. Visiblement, elle a juste ouvert une porte secrète, mais ce n’est pas le moment de s’extasier, surtout si son cri n’est pas passé inaperçu. La fillette se dépêche de se relever pour pousser le mur dans l’autre sens et échapper pour de bon à ses poursuivants, avant de se tourner vers le reste de la pièce, se massant le coccyx d’une main distraite.

Ses yeux ont du mal à s’acclimater au changement de luminosité. Il y avait beaucoup de torches dans son couloir, quand ici tout semble sombre, éclairé par un puits de lumière unique. Cygne fait quelques pas avant de se figer en remarquant une silhouette.

Elle n’est pas seule ici.

L’enfant n’est pas certaine qu’il s’agisse d’une bonne nouvelle. Elle ne sait pas si on l’a vue ou non, mais décide de se montrer prudente. Sa main glisse dans la sacoche qu’elle a amenée avec elle pour s’enrouler autour d’un couteau dont elle ne se sert généralement que pour l’aider à grimper aux arbres.

Accroupie dans un coin relativement sombre, elle observe en silence l’autre silhouette. Cygne finit par s’habituer à la lumière et remarque que l’inconnu n’a pas l’air beaucoup plus vieux qu’elle... mais plus mal en point. Il y a des trucs bizarres qui sortent de ses bras, elle n’est pas certaine de bien voir... Est-ce qu’il s’est fait mal ? Et il respire drôlement fort et vite, elle l’entend d’ici... Il est probablement mal en point. Plus qu’elle, au moins.

Ça lui laisse une possibilité de s’enfuir s’il se montre belliqueux.

Satisfaite de cet examen rapide, la Volontaire décide de s’approcher, non sans garder sa prise sur son arme, bien cachée dans son sac. Son regard bleu froid ne lâche pas l’autre tandis qu’elle s’adresse à lui dans son anglais rouillé, parsemé d’un accent d’une autre vie.

« T’es qui ? » Et puis, comme elle se rend compte un peu trop tard que ce n’est pas vraiment ce qui compte. « Ça va ? Tu peux te lever ? »

Peu importe qui il est, au fond. L’essentiel, c’est de finir par sortir de là.

Ce n'est pas la première fois que Cloud se sent sombrer. Comme toujours, même désirée, l'agonie lui coupe le souffle. Il n'a pas assez de dents à serrer pour la supporter ni assez d'air à respirer pour l'évacuer. Il suffoque. Il sait déjà que le temps ne s'accélérera pas et qu'il vivra chaque seconde comme un coup supplémentaire dans ses flancs tuméfiés, et cette réalisation est sans doute pire que la perspective d'être, enfin, à la fin de son supplice. Les yeux dans le vague, Cloud voit des ombres et des spectres, plus rien ne lui semble réel et il scrute le clair-obscur avec les pupilles dilatées, comme s'il hallucinait.

Il n'a pas anticipé la venue d'un autre enfant, soit parce qu'il s'était résolu à crever seul, soit parce qu'il s'était persuadé que si quelqu'un survenait, ce serait plutôt l'une de ces choses, revenue sur ses pas pour l'achever. C'est peut-être pour ça d'ailleurs que l'adolescent ne frémit pas une seconde en entendant le cri et qu'il ne moufte pas à la vue de cette silhouette si pâle qu'on dirait un spectre. Un fantôme. Allons bon, il n'est plus à ça près.

Ses iris de poussière se posent sur la fille de lune sans vraiment la voir. Glissent sur sa lame sans s'en soucier. Tout est trouble et tout hurle, de toute façon. S'il survit, il aura tout le temps de penser à ce qui a pu l'amener jusqu'ici, elle aussi. Il lui posera des questions, il la verra, peut-être. Pour l'instant, tout ça ressemble à un rêve auquel il ne croit pas, mais dans lequel il se laisse embarquer sans y songer, supposant qu'il n'a pas d'autre option.

T’es qui ?

C'est vrai ça, il est qui ?

Ça va ? Tu peux te lever ?

L'être pâle est assez proche pour qu'il n'ait aucun mal à entendre ses paroles. Le Transparent met pourtant un temps infini à y répondre. Tout ça pour tirer un mensonge qui ne convaincra personne, un opinement du chef forcené qui dit "oui" quand c'est "non". Il s'est rendu compte que sa gorge est comme du papier de verre. Assoiffé alors qu'il pleut tout le temps, brisé de partout, parler lui semble absurde. La Papoose est pourtant sans doute son seul espoir dans cet enfer de cloaque, mais ce n'est même pas à ça qu'il pense quand enfin les mots lui sortent de la bouche, disloqués :

Ils revenir. Toi, tu pars. Tu dois.

Parce que Cloud est immobile, à présent, si l'on excepte comme il tressaille et palpite. Son corps est une plaie qui oscille, il a au moins les mains et le crâne ouverts, quelque chose ne tourne pas rond avec ses côtes, et c'est quasi sûr qu'il y a un cadavre juste à côté de lui. Sa poitrine, où reposent des doigts entremêlés, continue à se soulever avec l'anarchie de la douleur mêlée à l'anxiété. Il y a autre chose qui l'empêche de bouger, peut-être qu'à présent son interlocutrice, si l'on peut appeler ça un dialogue, peut mieux le discerner.

Il ne sait pas depuis combien de temps il est là, mais ça fait déjà un moment qu'il l'a compris : c'était suffisant pour qu'il prenne racine contre les gravats.

Je peux pas, ajoute-t-il dans un souffle.

Le lierre perce ses habits de part en part, commence à se lignifier et se déploie le long de la roche. Un bouquet d'orties explose sur l'une de ses épaules, ses bras végètent. Une lueur de terreur est passée dans ses yeux mornes. Cloud ne flippe pas que de se trouver dans ce temple, perdu et meurtri, il ne panique pas uniquement parce que la situation lui envoie des signaux traumatiques assez forts pour le pétrifier sur place. Il devrait être habitué, ça ne devrait pas être la première fois que ça lui arrive, mais il est tétanisé à l'idée qu'il va falloir l'arracher de là comme une mauvaise herbe. Il est même certain que ça n'en vaut pas la peine.

La danseuse se rend vite compte que son interlocuteur est en trop mauvais état pour lui faire quoi que ce soit, mais ça ne la rassure pas autant que ça pourrait. En s’approchant, elle peut voir que les lianes, les fleurs et les lierres ne l’entourent pas, non : elles partent de lui. Il ressemble pourtant bien plus à un enfant comme elle qu’à une créature de cette Île, et c’est probablement ce qui la décide à ne pas passer son chemin.

« Ils revenir. Toi, tu pars. Tu dois. » L’Entêtée observe l’autre quelques secondes, ses yeux de chouette grands ouverts, avant de secouer la tête à la négative. « Non. Je te laisse pas tout seul. »

Elle ne sait pas trop pourquoi. Elle préfère ne pas y réfléchir. C’est normal, d’aider les gens quand ils ont des problèmes. Elle l’a toujours fait, même quand ils ne sont pas d’accord. Même quand les plus petits râlent et disent qu’elle est méchante parce qu’ils ne comprennent pas. Cygne est froide et discrète, c’est certain, mais elle n’aime pas laisser les autres se débrouiller seuls. Ce n’est pas elle.

Elle secoue à nouveau la tête avant de fixer l’enfant en fronçant les sourcils, comme la petite sœur mécontente qu’elle a toujours été, même si les contours de ses souvenirs sont flous.
« On va partir tous les deux.
-Je peux pas » souffle le Perdu en réponse, et le regard de glace observe avec plus d’attention le paysage floral qui explose.

C’est beau et tragique à la fois, comme une chorégraphie comptée sur la panique et le souffle court de celui qui est à la fois le danseur et la scène. Cygne en oublie presque le décor qui les entoure, l’urgence de la situation et le besoin impérieux qu’ils ont de sortir de là. Jusqu’à ce qu’elle croise la terreur dans le regard de son vis-à-vis, qui lui rappelle que ce n’est pas un ballet qu’il joue de son plein gré.

Déterminée, la Volontaire lâche la garde du couteau dans son sac et place ses deux mains sur les joues du garçon, le forçant à la regarder, le dardant de son regard bleu glacier.

« On va partir tous les deux. » Elle se répète, faisant bien plus confiance à ses gestes pour transmettre le calme et la certitude qu’elle se force à ressentir. Ils ont l’air d’être hors des ennuis pour le moment, bien qu'aucun d'entre eux ne sache pour combien de temps.

« Je vais pas rester coincée ici, et toi non plus. »

Il est hors de question que son aventure dans la Jungle se termine comme ça. Un point c’est tout. Elle n’est pas Entêtée pour rien.

Délicatement, elle retire ses mains dans un geste qui tiendrait presque de la caresse, avant de replonger dans sa sacoche, cette fois pour en sortir l’arme qu’elle tient fermement.

« Je vais couper. Pardon. » Elle se doute bien que c’est douloureux. Ça pousse depuis son corps, après tout. Mais la Papoose voit assez de la magie Delaware au jour le jour pour être moins étonnée que pragmatique sur le sujet. Son regard se tourne vers le lierre enroulé au rocher. « Tu peux pousser vers moi, à la place. »

Est-ce qu’elle parle au garçon, ou à la plante elle-même ? Elle n’est pas sûre. Mais c’est une idée comme une autre. Après quelques secondes d’observation supplémentaire, Cygne s’approche du Transparent et tâche de s’attaquer aux lianes au plus proche du corps.