HRP:

On peut penser que la Mission dans l'Ordinaire, avec la dépense d'énergie imposée pour la transformation de tous les volontaires non-fées, est la plus grande épreuve de ce Givre Mortel pour la Reine du Petit Peuple.

Mais visiblement, cette dernière a négligé la possibilité que beaucoup trop d'humains se perdent dans ce monde dont ils sont pourtant issus. Et qu'évidemment, son plus fidèle Conseiller et son loyal Compagnon vont disparaître en se lançant à leur poursuite (ou en provoquant leur fuite, au choix).

Tout cela sans compter les dégâts à réparer au sein de ses ouailles, qui ne savent apparemment pas se tenir, même lorsque leurs vies sont en jeu.


Le retour de l'Ordinaire n'a pas été sans rebondissements. A peine atterrie, Mab s'est fait assaillir par différents conseillers, et ce malgré les yeux noirs d'Opium dans leur dos. Son ancien Grand Intendant l'a surveillée comme le lait sur le feu le long de leur voyage de retour, et l'Étincelante, déjà bien désolée de lui avoir causé du souci pendant leur mission, ne peut pas vraiment lui en vouloir.

Pourtant, la Reine fait bonne figure. Ses vertiges sont moins forts maintenant qu'elle est de retour sur son Île et elle parvient à écouter les rapports qu'on lui soumet sans faillir. Cependant, personne ne manque la façon dont ses yeux s'écarquillent lorsqu'elle apprend que Clarté a été amputée d'une main et est actuellement aux bons soins des fées infirmières.

Immédiatement, elle se rend auprès de la poupée de son qui a ramené son archiviste. Elle trouve Patches entourée de plusieurs fées -sympathiques au demeurant, mais là pour s'assurer que la Recousue ne s'enfuie pas avant d'avoir donné sa version des faits à la Reine- et s'emploie à la questionner avec politesse et bienveillance, malgré sa fatigue et son inquiétude. Elle reconnaît la jeune fille de paille comme celle qui a assisté à leur danse dans les Ruines et se montre aussi courtoise qu'elle l'a été à l'époque.

Cela prend un peu de temps, beaucoup de questions, mais la Reine parvient à avoir un résumé qu'elle estime assez fidèle de la situation. Elle cache son horreur, sa consternation et le poids de la culpabilité derrière un hochement de tête et un remerciement aimable. Elle n'a pas le temps de faire plus : déjà, le groupe d'Obéron les rejoint. Sans Obéron.

Absinthe a beaucoup plus de pitié pour les nerfs de sa souveraine : elle s'applique aussitôt à la rassurer quant à l'absence du Haut-Conseiller, mentionnant qu'il est simplement parti à la recherche d'un retardataire, mais qu'ils ne sauraient tarder. La reine laisse échapper un soupir dont elle ignore elle-même la teneur : soulagement, ou exaspération ? Difficile à dire. Elle comprend néanmoins la décision de son Bras Droit, et le calme de la Fée Verte l'enjoint à croire que tout cela n'est qu'un désagrément mineur qui sera vite effacé.

Il n'en est pas de même pour le dernier groupe à revenir sur l'Île.

D'après le récit de Patches, Mab s'attend déjà à trouver sa Garde dans un certain état de nerfs. Cependant, elle n'a pas anticipé une telle désolation.

L'homme qui lui ramène Crépuscule peut difficilement être considéré comme tel. La Noirceur qui émane de l'être n'est pas humaine, et Mab elle-même en frissonnerait si elle n'était pas aussi concentrée sur sa tâche. Dans un coin de son esprit, partie d'une lointaine conversation avec Obéron trouve un écho dans cette révérence moqueuse et ce regard sombre... Il lui faudra enquêter.

Plus tard. Pour le moment, elle se concentre sur le Bourreau, qui n'en a plus que le surnom. En d'autres circonstances, Son Altesse s'en réjouirait... si l'émotion dominante de sa garde n'était pas la terreur la plus glaçante. L'humanité de la Crépuscule d'antan s'éveille au contact de ce monstre qui lui provoque des frissons d'horreur. Plus malin qu'il ne le montre, le Pirate qui n'en est plus tout à fait un s'enfuit avant que la Reine ne puisse lui dire quoi que ce soit. La priorité est de ramener sa fée auprès des siens. De lui redonner un ancrage dans le monde.

Doucement, avec la bienveillance d'une mère, Mab prend les mains de Crépuscule dans les siennes et l'appelle par son nom. La réaction est immédiate. Un sursaut, un regard fuyant, des mots étranglés qui tournent en boucle.

"Désolée... désolée... j'ai échoué, désolée..."

L'Étincelante ferme les yeux un instant. Il n'y a rien de plus affreux que de témoigner de la détresse de son peuple. Mais lorsqu'il s'agit d'un élément aussi stable que Crépuscule, c'est pire encore. La fée de la Garde Royale a toujours fait preuve d'une incroyable résilience, d'une froideur parfaite, d'une exécution des ordres exemplaire. Même dans les pires moments, alors qu'il lui faut mettre un terme à la vie des siens sous l'emprise du Sel. Qu'elle craque ainsi, loin de son calme habituel, montre l'ampleur du désastre.

"C'est moi qui suis désolée, Crépuscule..." Sa Majesté serre délicatement les mains qu'elle tient toujours dans les siennes. Elle est bien heureuse de ne pas avoir à lui demander un récapitulatif des événements : elle est bien trop sous le choc pour accuser plus encore. "Clarté est entre de bonnes mains, les fées infirmières s'occupent d'elle. Tout va se régler." Une légère pause. "Vous avez besoin de repos. Prenez votre temps. Je viendrai vous voir dès que je le pourrai."

Malheureusement, l'emploi du temps de la reine risque d'être bien trop chargé dans les moments à venir pour se permettre des visites de courtoisie. Entre la remise des cristaux au Cocon, l'ouverture de ce dernier, la prise en charge des fées qui auront manqué leur chance de revenir sur l'Île à temps... Mab ne sait pas exactement quand elle pourra se permettre cette visite. Mais elle se promet qu'elle aura lieu.

Elle libère enfin les mains de sa garde et celle-ci part sans demander son reste, murmurant toujours les mêmes paroles d'un ton presque hagard. L'Étincelante la suit du regard aussi longtemps qu'elle le peut, avant de reprendre le contrôle des opérations et commencer l'offrande des rires d'enfants au Cocon.


La suite des événements ne laisse pas la moindre place pour le repos. La surveillance du Cocon, l'attente fébrile, l'arrivée -enfin !- d'Obéron, même à bout de forces, aurait dû lui donner un peu de répit. Malheureusement, il est accompagné d'un Vijendra en pleine crise de nerfs, qu'il faut immédiatement tenter de réguler. L'humain s'accroche avec une force désespérée à l'idée que la Reine peut faire quelque chose pour lui, elle l'entend dans son ton, le sent dans son regard... et devoir le décevoir lui brise le cœur aussi efficacement que la panique dont elle est témoin avant que son esprit ne lâche et qu'il ne s'évanouisse, incapable de supporter la vérité qu'elle est obligée de lui dire. Mentir à ce propos n'a aucune forme d'intérêt, et ce n'est pas vraiment le genre de la maison.

L'Étincelante fait conduire la fée malgré lui à l'infirmerie. Il lui faut encore un moment pour convaincre Obéron de faire de même et de se reposer avant d'envisager quoi que ce soit d'autre. C'est à peine si elle ne doit pas le menacer de lui transférer elle-même un peu de sa lumière (qu'il sait déjà si basse comparée à l'accoutumée) pour qu'il accepte de faire une pause. Tout cela pèse sur les épaules de la souveraine et l'empêche de se concentrer sur sa propre fatigue, qu'elle cache de son mieux.

Elle n'est pourtant pas au bout de ses peines. D'autres nouvelles fées, humains ou créatures rentrés sur l'Île trop tard pour retrouver leur forme originelle, se présentent au Palais. La Reine les accueille de son mieux, gérant les réactions parfois aux antipodes les unes des autres avec sa bienveillance habituelle et l'aide bienvenue de son Bras Droit. Vijendra fait des crises régulières, entre hurlements paniqués et pleurs inconsolables à chaque réveil, malgré toute la bienveillance des fées infirmières. Crépuscule s'enferme dans sa maison des Beaux Quartiers, ne répondant à aucune sollicitation et Mab n'a malheureusement pas le temps de se déplacer elle-même.

Quant à Clarté...

"Votre Majesté ?"

Mab lève la tête de la missive qu'elle est en train de rédiger, invitation à la Cérémonie de Nommage qu'elle tient à distinguer des précédentes. Sans en imposer la participation à toutes ses ouailles, elle aimerait que le plus grand nombre soit présent, afin que le message passe au mieux. Le majordome continue dès qu'il perçoit l'éclat interrogateur dans le regard de la reine.

"Clarté est réveillée. Vous avez demandé à être prévenue dès qu'elle serait en état de communiquer...
-Merci, Thé. Faites-la venir dans la Salle du Trône."

L'autre acquiesce sobrement et tourne les talons. Avec un soupir, Mab se lève et quitte le bureau de ses appartements. En temps normal, elle aurait reçu la Poupée ici, mais elle veut l'instant aussi solennel que possible.

Il y a des choses qu'une simple visite de courtoisie ne mettra pas au clair.

Quand l'archiviste arrive, Son Altesse est assise dans son trône. Le port droit et altier comme de coutume, ses cheveux colorés élégamment retenus dans une coiffure sophistiquée au centre de laquelle se trouve un diadème de fleurs et de pierres précieuses. A ses côtés, un sceptre, symbole dont elle n'use pas particulièrement en temps normal mais qui lui sert souvent d'appui lorsqu'elle doit se lever ces derniers temps, malgré sa fatigue constante.

Enfin, un sourire qui se veut tinté de sa bienveillance habituelle lorsqu'elle s'adresse à la fée qui se trouve en face d'elle.

"Bonjour Clarté, comment vous sentez-vous ?"

Parce que pour les siens, Mab sait être prévenante. Même s'il lui faut également être juste et sévère.

Tout noir?

Mais j'entends des voix, des voix familières, des cris, des ordres, des chuchotements aussi...

Puis j'ouvre tout doucement les yeux, le plafond m’accueille dans des couleurs chaudes et une lumière apaisante qui traverse les fenêtres, les colombages et les murs sont recouverts par les couleurs projetées par la lumière qui traverse des mobiles de verre coloré.

Je vois des petites volutes de poussières qui chevauchent un trait de lumière et je lève le bras pour tenter de les attraper...mais mes doigts ne se plient pas...à vrai dire...je n'ai plus de doigts, plus de main non plus, et plus le début de mon avant bras....juste un linge blanc.

C'est vrai...j'ai perdu ma main...mais que s'est-il passé après?

Je ne me pose pas plus la question que je regarde mon bout de bras, le touche de mon autre main et m'assoie dans mon lit, mes cheveux glissent dans mon dos et je remarque que je ne suis habillée que d'une nuisette blanche, et c'est alors que je reconnais l'Infirmerie du Palais...beaucoup de lits sont occupés, et il y a même des fées que je n’avais jamais vu auparavant, peut être qu'elles sont nées après notre retour?

Je sens mes ailes qui vibrent face à l'excitation de découvrir de nouvelles fées, une toute noire aux oreilles très grandes et une aux ailes de plumes blanches, mais je passe ma main dans mon dos pour les calmer...je n'ai pas envie de découvrir, je n'ai plus envie...

Je passe la main autour de mon cou, et ma pierre y est toujours attachée, toujours présente et réconfortante; brillante de milles feux.

Je regarde ma main disparue et la pluie tombe sans bruit sur mon visage et je la sèche avec les draps alors qu'une fée infirmière s'approche de moi et me demande:

-Mademoiselle Clarté, comment vous sentez vous?

Je reconnais alors Citron qui prends mon bras où ma main manque et déroule le bandage avant d'en changer et je ne dit rien, je reste assise, je ne regarde pas ma main fantôme et Citron retourne vers l'entrée où elle s'adresse à un soldat avant de repartir s'occuper d'autre patients.

J'attends là, et ça paraît long, je ne dit rien, je suis juste là, à ne rien penser.

On me tends du nectar et de l'ambroisie, je les mange sans appétit.

C'est alors que le même soldat de plus tôt  viens vers moi directement cette fois, il me tends sa main, je la prends et je sais de suite où il m'emmène: La Salle du Trône.


La Salle du Trône est vide, il n'y a que Sa Majesté qui m’accueille de son imposante prestance et je m'incline en une révérence de circonstance, une formule d'étiquette que j'ai apprise il y a maintenant bien longtemps.

Sa Majesté me demande comment je me sens.

Et je ne sais plus, est ce de la tristesse pour avoir perdu ma main? Est-ce de la joie d'être rentrée à la maison? Est-ce de l'inquiétude car je ne sais pas où sont Patches, Crépuscule et Hypanic; de ne pas svoir ce qui leur est arrivé? Est-ce de la colère contre.... contre qui au juste? Moi? Pourquoi?

Je mets du temps à répondre, et je murmure tout doucement:

-Je vais...bien Votre Majesté.

Bien? Pourquoi je dis ça? Pourquoi je ne dis pas la vérité? Pourquoi je ne dis pas que je me sens comme si j'étais toute seule dans une pièce toute noire et à la fois entourée de pleins de personnes qui me regardent avec insistance?

Mais je dis juste que je vais bien, et je souris doucement à Sa Majesté, et j'ose poser une question:

-Votre Majesté, si vous le permettez j'aimerais vous poser une question....

J'hésite un long moment et me mords la lèvre attendant que Sa Majesté acquiesce:

-Que s'est-il passé après que je me sois endormie?

La Poupée n'a pas l'air dans son état normal, mais c'est quelque chose que la reine a anticipé. En soi, elle préfère : elle n'est pas certaine de pouvoir faire face très longtemps à l'insouciance caractéristique de Clarté au vu de la situation.

A la réponse de l'archiviste, Mab hausse un sourcil. Ce n'est pas tout à fait la réponse qu'elle attendait. Elle réprime de peu un soupir : cette audience s'avère encore plus compliquée que ce qu'elle avait initialement en tête, et elle n'est pas certaine d'avoir le temps de la faire durer suffisamment. Intérieurement, elle espère qu'aucun nouvel incident ne viendra les perturber.

Lorsque la fée face à elle demande à poser une question, l'Étincelante penche légèrement la tête sur le côté en signe d'acquiescement. Décidément, l'aristocrate n'est pas tranquille. A l'entente de la question, Mab observe son archiviste en silence pendant un petit moment, avant de répondre sur un ton toujours aussi calme. Son sourire a cependant disparu.

"Vous ne vous êtes pas "endormie", Clarté. Vous vous êtes évanouie. Ce sont deux choses fondamentalement différentes."

Sa Majesté soupire puis continue ses explications.

"L'endormissement vient avec la fatigue. La sensation n'est pas la même, et il s'agit bien souvent d'un acte volontaire. L'évanouissement, lui, peut avoir plusieurs causes. Soit on a beaucoup trop tiré sur la corde, ignorant les avertissements de son corps et ce dernier coupe toute retraite, forçant au repos..."

L'ironie de l'explication ne lui échappe pas, bien qu'elle n'en montre rien. Elle peut presque sentir la moindre fibre de ses ailes s'affoler de son état.

"...Soit il s'agit d'une réaction à un trauma violent, contre lequel corps et esprit n'ont d'autre échappatoire qu'une déconnexion totale." Un geste délicat de la main en direction du bras amputé de la blonde. "Je pense que vous êtes capable de déduire ce qui a provoqué le vôtre."

A nouveau, le silence, tandis que Son Altesse laisse la Poupée assimiler l'information comme il se doit. Si elle a d'autres questions à ce sujet, elle y répondra, avant d'enchaîner.

"Après votre évanouissement, vous avez été rapatriée sur l'Île. Les fées infirmières vous ont prise en charge." Si des détails sont demandés, ils viendront plus tard. "J'ai également une question, pour ma part..."

Le visage de la reine se ferme. Son sourire a définitivement disparu et sa bienveillance légendaire ne transparaît plus dans son regard noisette, si sérieux alors qu'elle cherche à le plonger dans celui de son ouaille.

"Clarté, qu'est-ce qui vous a pris ?"

Alors que Sa Majesté explique la différence entre endormissement et évanouissement et m'explique ce qu'il s'est passé après que ce dernier me soit arrivé, je lâche un soupir triste et soudain une vague d'hiraeth m'engloutit et je souhaite sombrer dans l'Oblivion.

L'hiraeth est un mot que j'ai appris dans un très très vieux livre à la bibliothèque, c'est rare de ressentir une telle chose...ça s'exprime par une tristesse infinie dû au manque d'être dans son foyer, même s'il n'existe plus, et mon foyer...c'est lui...

Ce n'est cependant pas ce que je veux savoir, je veux savoir si la mission fût un succès, si Hypanic va bien, si Patches va bien et si Dame Crépuscule va bien...mais je n'ose rien dire, il pleut sur mes joues et un sursaut de voix s'empare de ma gorge.

La lumière du printemps revenu glisse au travers du verre des baies vitrées puis sur la parure de La Reine, elle est toujours aussi chatoyante, toujours aussi impeccablement préparée et maintenue d'une prestance surnaturelle.

J'écoute donc et ne dit rien, la pluie tombe toujours en silence alors qu'elle pointe du doigt ma main manquante et que je regarde le membre disparu.

Son Altesse me pose une question:

Clarté, qu'est-ce qui vous a pris ?

Et alors je sais, je sais enfin ce qui me blesse à l'intérieur, je me souviens de ce qu'il s'est passé, je me souviens de l'extrême peine que Dame Crépuscule avait ressentie, et ce qui la provoquait, c'était profond et sombre, triste et froid, et je la connaît cette sensation, je l'ais vécu il y a longtemps...avec Alban...

Je m'adresse à Sa Majesté doucement, nostalgique, pleine de noir:

-Dame Crépuscule...elle...

J'inspire profondément avant de relever enfin la tête, le regard ouvert et plein de pluie:

-Je la comprends, je sais ce qu'elle ressentait et...je voulais l'aider...

Ma main qui rejoint et attrape mon bras, le frictionnant comme une tentative de me rassurer, de me réchauffer.

Les larmes qui coulent sur le visage de la Poupée sont difficiles à supporter pour la reine. Cependant, elle se fait violence. Elle ne peut pas se permettre de se laisser attendrir par les faux-pas de ses sujets. Encore moins lorsque cela met en danger ses semblables. Malgré la grande empathie dont elle est capable -et qui fait partie intégrante de sa bienveillance légendaire- Son Altesse se force à rester de marbre. De fait, son expression semble se durcir.

L'Étincelante laisse la jeune fée parler de tout son saoul. Sans rien dire, sans montrer la moindre marque d'attendrissement ou de compassion. Et lorsque Clarté termine, Sa Majesté laisse le silence s'étendre, longuement. Un peu trop longtemps pour qu'il soit naturel. Car en effet, Mab cherche volontairement à mettre son archiviste mal à l'aise. Pas que cela lui plaise, une fois de plus. Mais parfois, pour le bien de tous, il faut se forcer à aller contre ses envies.

Quelque chose que Clarté n'a visiblement pas encore assimilé.

Après un temps qui, pour des fées, peut paraître extrêmement long, Mab laisse échapper un profond soupir. Et lance le début des hostilités.

"Vous me décevez, Clarté."

C'est glacial. Brutal. La reine en est pleinement consciente. Mais elle est intimement convaincue que la leçon ne rentrera pas dans l'esprit de son sujet si elle agit autrement. Peu importe qu'elle-même souffre de faire preuve d'une telle froideur. Une reine ne fait que rarement ce qu'elle veut. Mais elle fait toujours ce qu'il faut pour garantir la sécurité de son peuple.

"Je pensais que votre voyage auprès des différents peuples de l'Île vous aurait au moins appris que les émotions que vous ressentez sur l'instant ne sont pas forcément celles des autres."

Un nouveau silence, moins long que le précédent.

"Pouvez-vous être certaine de savoir ce que Crépuscule ressent ?" La question est rhétorique, Mab ne lui laisse d'ailleurs pas le temps de répondre avant de continuer. "Croyez-vous vraiment que la meilleure Garde du Royaume des Fées a besoin de l'aide d'une simple historienne en cas de bataille ? Pensez-vous que vous jeter à corps perdu -littéralement- dans un tel combat, au vu de vos compétences, est une bonne idée ?"

Le regard de Son Altesse reste fixé sur la Poupée, étudiant ses réactions sans laisser paraître la moindre de ses propres émotions. Elle n'a pas envie d'entendre de réponse, mais elle espère la voir prendre les choses en considération.

Enfin, le coup de grâce.

"Pensez-vous vraiment avoir porté assistance à Crépuscule, en l'amenant à vous mutiler ?"

Je...l'ai déçue?

Je ne sais trop ce que tout cela veut dire, mais je ressens que ce n'est pas bon, que ça rend La Reine triste et qu'elle n'est pas chatoyante comme d'habitude.

Viens mon ancien voyage, mes découvertes et les émotions...

Les émotions, ces éphémères et ambiguës concepts, je ne suis pas bête, je sais que ce sont des choses qui me font défauts, je sais que pour beaucoup je suis déconcertante et que je peux tomber dans une faille d'émotions sans jamais savoir ce qu'elle veut dire ou même quel est son nom.

Et je ne dis rien, je ne réponds pas, je regarde juste en bas sans rien dire, sans rien faire.

Mais au final, Sa Majesté continue et pose questions après questions, me donnant alors le rôle que je n'avais jusqu'alors jamais endossé: celui de l'interrogée.

-Pouvez-vous être certaine de savoir ce que Crépuscule ressent ?

Une pause.

-Croyez-vous vraiment que la meilleure Garde du Royaume des Fées a besoin de l'aide d'une simple historienne en cas de bataille ? Pensez-vous que vous jeter à corps perdu -littéralement- dans un tel combat, au vu de vos compétences, est une bonne idée ?

Simple...comme j'aurais aimé que tout soit simple, comme j'aurais aimé être simple, comme les autres, sans avoir jamais rencontré Alban, sans jamais avoir voyagé, sans jamais avoir fait quoi que ce soit.

Je reste silencieuse encore longtemps avant de finalement répondre, le cœur qui remonte dans ma gorge et la pluie qui pourtant se calme, les bras tendus et les poings serrés:

-Votre Majesté, je savais, j'ai su enfin quelque chose de moi même et Dame Crépuscule n'était pas...

Comment expliquer? Les mots...les connaissances me manquent.

Elle n'était pas...comme d'habitude? Il faut que je me rappelle, que je me souvienne précisément de tout les événements...comment était- elle?

Une pensée traverse mon esprit alors, pourquoi je veux expliquer? Sa Majesté sais sûrement déjà tout? Pourquoi ma voix est plus vive, rapide, forte? Pourquoi je veux...m'expliquer?

Le silence se fait dans la pièce et je souhaite que tout soit simple à nouveau, comme avant la mission, comme quand j'étais sur les toits du Monde Ordinaire.

Pendant le long silence qui suit, Mab espère. Espère que Clarté comprend, qu'elle réalise l'impact de ses actions, qu'elle se remet un minimum en question. Espère que la conversation qu'elles sont en train d'avoir ne mènera pas à rien. Espère qu'elle n'aura pas besoin de mettre en place une sanction trop sévère, autre que celle de s'assurer que la Poupée ne s'approche plus de sa Garde avant un bon moment.

... Mais non.

La réponse de Clarté ne lui apporte rien de tout cela. Au contraire, l'Étincelante a la scandaleuse impression de parler à un mur, qui n'a que faire de ce qu'elle peut énoncer et se contente de prononcer tous les mots qui lui passent par la tête. Toujours trop portés autour d'un "je" qui aurait dû passer au second plan depuis bien longtemps.

Délicatement, la Reine lève une main pour la poser sur son front. Deux doigts massent légèrement sa tempe. La douleur sourde à l'arrière de son crâne lui est connue, et elle tâche de faire taire la migraine naissante de son mieux. Son attention reste concentrée sur l'aristocrate, à qui elle ne sourit plus le moins du monde.

"... Si vous n'avez pas l'intention de me répondre, Clarté, je suppose que cette entrevue est inutile."

Il est évident que Sa Majesté n'apprécie que très peu que son ouaille ait décidé de dévier la conversation. Surtout de cette manière. S'attend-elle à ce que Mab fasse preuve de curiosité concernant cette fameuse "chose" que l'archiviste aurait découvert sur elle-même ? Un soupir fatigué passe les lèvres de la souveraine.

"En tant que Garde Royale et tête de votre groupe, Crépuscule s'est vu échoir une double mission : mener cette expédition à bien, et protéger les siens. Non seulement les résultats de l'expédition de ce groupe n'ont pas étés à la hauteur, mais le Bourreau s'est vue infliger des dégâts terribles à un être qu'elle a juré de protéger plus que sa propre vie."

Un nouveau temps de silence avant que Mab ne reprenne, l'air grave.

"Ce n'est pas la première fois que certains de nos gardes sont obligés de prendre de nombreux risques ou sont mis en danger par vos actions irresponsables, Clarté. Je vous ai laissé plus que le temps de prendre conscience du monde qui vous entoure. Je vous ai plusieurs fois laissé le bénéfice du doute, choisi de faire confiance à Cendre lorsqu'il prenait votre défense. Je ne peux plus me le permettre."

A l'entrée de l'immense salle du trône, le Garde en poste tressaille brusquement.

"Vous n'êtes plus une jeune fée, depuis bien longtemps. Et pourtant, vous ne semblez comprendre ni l'enjeu de notre situation actuelle, ni celles de vos escapades passées. Je ne peux plus me permettre de penser que votre ignorance et votre incapacité à intégrer les notions de mise en danger finiront par s'estomper avec le temps, au fur et à mesure de vos rencontres."

La main de la Reine se baisse et se repose sur l'accoudoir. Ses yeux ne quittent pas ceux de la Poupée. Et soudain, le couperet tombe.

"A partir de cet instant, vous pouvez considérer vos voyages comme terminés. Jusqu'à nouvel ordre, je vous interdis de quitter la Citadelle Féérique."