Parmi tous les coins et recoins du Palais Royal, la Bibliothèque tient une place particulière dans son cœur. Lui qui n’est pourtant que mise en scène et discours flamboyants, un endroit où le silence et la discrétion sont de mise, semblerait inhospitalier pour un tel personnage. Mais il n’en est rien. Car il trouve ici un port serein dans lequel il peut se ressourcer. Les livres ne sont pas le seul trésor que ces murs referment. Plus que toute chose, il chérit la quiétude qui règne en ces lieux et qui ne manque jamais de l’apaiser dans ses heures les plus difficiles.
Mais ce jour-ci, il n’est ni en détresse ni en manque d’inspiration. Ce n’est qu’une visite de courtoisie à ce sanctuaire qu’il apprécie.

Alors qu’il entre, un soupir d’aise balaye ses préoccupations d’alors. Il lève la tête et contemple avec ravissement les faisceaux de lumières dorés qui envahissent la pièce par de hauts vitraux. Les quelques paillettes de poussières suspendue dans les airs lui rappelle de minuscules flocons figés dans le temps.

« Monseigneur Opium, quelle surprise de vous trouver aussi tôt en ces lieux, qu'est-ce qui vous amène ? »

Il baisse les yeux et découvre le visage doux et avenant de Clarté, la gardienne des lieux. Il est vrai qu’il lui a donné l’habitude de passer aux heures les plus chaudes de l’après-midi plutôt qu’aux premières lueurs du jours.

« Voulez-vous peut être que je vous aide à trouver ce que vous cherchez ? »

Un sourire étire ses lèvres. Il a de l’affection pour cette jeune fille qui sans compter d’être jolie accomplit son devoir envers les lieux avec brio. Avant-elle, les étagères étaient jonchée de poussière et il n’était pas facile de trouver ce que l’on cherchait avec autant de désordre. Il lui est reconnaissant.
Son pied se tend, sa jambe effectue un arc jusqu’à venir se plier derrière l’autre. Il s’incline légèrement et d’un geste gracieux du bras, il présente ses respectueuses salutations.

« Je te présente mes hommages, prêtresse du savoir. Puisse ta sagesse me guider dans mes pérégrinations au sein de ton sanctuaire. »

Il se redresse et reprend doucement :

« Comment te portes-tu aujourd’hui ? »

Il sait Clarté, malgré sa culture, peu encline aux ronds de jambes et aux envolées lyriques. Aussi la voir se prêter au jeu lui inspire un ravissement et l’attendrissement d’un aîné à sa cadette. Elle se débrouille bien qui plus est.

« Je vous remercie, cher Intendant, de l'honneur que vous me faîtes en employant une telle verve et un tel titre à mon égard, ce sera avec joie et que je vous aiderai à trouver la sagesse et la sérénité si familière à ces lieux. »

Il hoche la tête, encourageant.

« Je me porte fort bien aujourd'hui, bien que le manuscrit dont j'ai la charge me donne du fil à retordre en ce moment... Et vous ? »

Le mot manuscrit lui fait l’effet d’une piqure d’insecte. Il balaye la question d’une réponse distraite :

« Fort bien, fort bien. »

Formalités passées, il s’attaque aussitôt au sujet de son attention, une lueur curieuse dans le regard :

« Un manuscrit ? Tu as trouvé un ancien document ? Tu écris ? Raconte, raconte ! »

Sous l’effet de l’excitation, sa voix prend des intonations plus aigües.

Sa curiosité attisée, Opium la dévore des yeux. Le claquement régulier de ses talons sur le plancher se fait plus pressant et tout son corps semble parcouru de fourmillement.

« Avec plaisir, veuillez me suivre dans mon bureau je vous montrerais mon travail. »

La jeune Clarté s’enfonce dans le dédale de sa bibliothèque vers les entrailles de la bête. Opium reconnait sans la moindre peine les archives où il lui est arrivé d’être invité pour examiner des documents fragiles ou des textes sensibles.

La Poupée s’installe à son bureau. Le Narcisse s’assit en face d’elle mais la montagne d’affaires qui jonchent la tablette l’oblige à se tendre comme un i pour garder le contact visuelle avec son interlocutrice. C’est au bout d’une dizaine de minutes que la jeune autrice met la main sur son manuscrit.

« Voici : L'Histoire du Peuple Féérique, de son Royaume et de ses Figures Historiques. »

La jeune fille lui tend son œuvre avec une fierté qui l’amuse. Opium s’en empare avec délicatesse, craignant qu’un geste brusque ne disperse les pages. Un premier regard général lui donne une solide impression : Clarté semble avoir travaillé son sujet. Le texte est long, rempli d’annotations et de corrections comme si les informations n’avaient cessé d’être mises à jour ou corrigées.

« Il est cependant encore en pleine construction, je n'ai pas du tout fini ne serais ce que d'écrire les histoires de toutes les fées de La Citadelle. » s’empresse-t-elle de se justifier.

Alors qu’il entame sa lecture, Opium hoche la tête d’un air pensif, trop absorbé pour réellement prêter attention à son interlocutrice.

« Alors...? Vous en pensez quoi ? »

Il lève seulement la main pour lui commander d’attendre, n’ayant fini sa lecture. Opium lit rapidement mais il lui faut tout de même 45 minutes (une éternité pour une fée) pour arriver à la dernière phrase du texte.

« T’es-tu contentée de condenser tous les documents que tu as trouvé où as-tu pris autant de témoignages que tu le pouvais ? »

La question est sincère, le regard bienveillant.

L’enthousiasme du Narcisse semble avoir réveillé celui de l’autrice qui sans préambule, s’étend sur ses recherches. Elle semble si passionnée, et voir cet être si fragile rayonner d’un tel éclat l’émeut.

« J'ai, pour tout dire, peu eu l'occasion de parler avec des fées assez vieilles pour me parler personnellement des fées illustres de notre histoire, et sa Majesté est souvent occupée, de plus ce livre sera toujours incomplet tant que je n'aurais pas parlé de toutes les factions et de toutes leurs membres...je me demande si Sa Majesté acceptera ma requête... »

Après un temps d’hésitation, elle reprend d’un ton presque prudent :

« Mais j'ai eu la chance d'avoir accès aux Archives et donc de pouvoir remplir certains trous et failles qui faisaient défaut au manuscrit. »

Le Narcisse sourit, attendri par tant de professionnalisme venant d’une être encore si jeune. Elle lui rappelle Photon tel qu’il était lorsqu’il était son élève. Ils lui inspirent tous deux re ce mélange doux amer de fierté et de nostalgie. Il se sent vénérable – non pas comme un vieux croulant – mais comme un homme plein d’expérience se remémorant sa jeunesse candide, son investissement dans chacune de ses passions.

Enfin de compte, il se sent important.
Grâce à elle.
Grâce à eux.
Et pour ça, il les aime.

« Comparé aux vies humaines, les nôtres peuvent sembler bien petites. Mais notre Histoire est forte, ancienne, et précieuse. Il est de notre devoir de la protéger, de la transmettre aux futures générations pour qu’elles n’oublient jamais qui nous sommes. »

Il referme le manuscrit, caresse sa couverture du revers de la main comme on flatterait l’encolure d’un fier cheval.

« La tâche à laquelle tu as choisi de te consacrer est l’une des plus honorables qui soit. J’ai parfois moi-même souhaité m’y dévouer mais je porte déjà tant de responsabilités… »

Il prend un air affecté, comme écrasé par une fatigue qu’il aurait longtemps dissimulé mais il n’en est rien. Pour conserver un tel teint, il faut des nuits complètes et un rythme de vie sain. Même en temps de guerre, le Grand Intendant a ses 12 heures de sommeil et ses bains au lait d’amande au petit matin.

« Tu aurais tout à gagner en interrogeant les conseillers de la Reine. Ils ont une vue d’ensemble quant aux conséquences subies par leurs domaines durant les différentes crises que nous avons traversé. Mais tu aurais également grand intérêt à interroger les êtres les plus modestes, les créatures de bois, tous ceux qui ont vécu ces moments clé de notre histoire. »

Son regard s’égare le long des pages une dernière fois, tandis qu’il se fait pensif. Puis soudain, une lueur passe dans son regard. Il affiche un air déterminé :

« C’est décidé ! J’appuierai ta demande auprès de Sa Majesté. Je veillerai à ce que te soit fourni tout ce dont tu auras besoin pour tes recherches. Jeune fille, tu viens de t’attirer les faveurs d’un mécène généreux mais tout particulièrement exigeant ! »