Maelström échappa un profond soupir , dans lequel pointait un agacement marqué. Elle ne le laissait s'exprimer que parce qu'elle était seule, enfermée dans sa chambre. Elle n'aurait pas toléré que Quartz témoigne de la petite victoire qu'elle venait de remporter : cette pimbêche était parvenue à la contrarier. Pfeuh. Victoire facile, en réalité : depuis son arrivée au Ranch, Maëlle devait espacer ses repas à outrance. La faim la rendait terriblement irritable.

Peu importe. Quartz et son immonde choucroute rose ne perdaient rien pour attendre. Elle lui rendrait ses misères au centuple.

La sirène étala l'étoffe saccagée sur le lit afin de juger de l'étendue des dégâts. C'était une robe de plus en moins. Elle était tout simplement bonne à jeter, il n'y avait rien à récupérer. Maelström pencha la tête sur le côté, un doigt contre la tempe. Ses lèvres affichaient une moue de réflexion.

Il n'était plus aussi évident qu'au préalable de se fournir en quoique ce soit. Elle commençait à être à court de tenues décentes, et si ses projets artistiques avaient subi un ralentissement imprévu avec l'arrivée du Givre, elle avait toujours besoin de vêtements de scène. Les rebelles n'étaient pas subitement devenus sourds au concept de divertissement. Peut-être même étaient-ils plus réceptifs encore qu'avant : après tout, par les temps qui couraient, il était important de pouvoir se changer les idées, et par là-même de détourner son attention de la "probable apocalypse glaciale" que craignaient les plus pessimistes d'entre eux.

Ses spectacles restaient donc son principal gagne-pain.

Et à ce rythme, elle allait finir par manquer de "matériel".

Il lui fallait trouver une solution immédiate. Ça ne devrait pas être si compliqué. Maelström avait tendance à une attention et une mémoire très sélectives : elle ne s'intéressait qu'à ce qui pouvait lui servir de près ou de loin. Les femmes pirates ne faisaient généralement pas partie de ses préoccupations : elle ne les collectionnait pas. Elle ne jouait pas avec. Elle ne voyait souvent pas l'intérêt de se lancer le moindre défi les concernant, pas respect pour leur condition de femmes autant que par mépris pour leur condition d'humaines, qui par principe ne lui arrivaient pas à la cheville.

Pourtant, il y en avait bien une dont elle avait remarqué la présence, à part son insupportable rivale et ses sourires teintés de miel perfide.

"... Carmine peut probablement m'aider avec ça."

Elle la voyait souvent concentrée sur ses travaux, dans la salle commune. Elle s'était déjà fait la réflexion qu'elle pourrait peut-être lui passer commande, le jour où elle se lasserait de son actuelle garde-robe. Elle n'aurait cela dit pas pensé qu'elle y serait obligée urgemment.

Elle enfila une longue robe de soie noire, fendue sur la jambe et agrémentée d'un buste de dentelles sombres supportées par un voile transparent, qui laissait nue de larges portions de peau. Ce n'était pas ce qu'elle avait prévu de porter ce soir, mais puisque sa tenue gisait en lambeaux contre sa couverture, il fallait bien qu'elle change ses plans.

La sirène rangea l'étoffe gâchée dans son placard - et ainsi les dernières preuves du souci que les bêtises de Quartz lui occasionnaient. Elle descendit les escaliers et tourna la tête en direction de ce fameux coin où elle espérait trouver Carmine. Bingo. La couturière y était justement installée.

Maelström roula des hanches - marcha, donc, de la façon qui lui était la plus naturelle - jusqu'à rejoindre sa destination. Elle posa un regard curieux sur l'ouvrage en cours, resta silencieuse quelques secondes, pour faire comprendre sa présence sans s'imposer trop brutalement, puis elle adopta un sourire suave.

"Puis-je te déranger quelques minutes, ou bien es-tu trop occupée ? Il y a quelque chose donc j'aimerais te parler."

Un regard en coin, pour vérifier. Pas de Quartz en vue. Tant mieux. Elle ne voulait pas qu'elle sache ce qu'elle l'obligeait à faire.

Maelström posa un regard appréciateur sur l'ouvrage en cours. Bien. Parfait. C'était exactement de ce genre de pièces dont elle pourrait avoir l'usage pour remplacer ou renouveler sa garde-robe, laquelle avait tendance à s'amoindrir à vue d’œil depuis qu'elle était arrivée au Ranch. Elle n'était pas surprise : après tout, Carmine et elle avaient des connaissances communes, lesquelles confiaient déjà à la couturière des travaux très proches de ce que la sirène avait en tête. Mael savait à qui elle s'adressait.

Elle se sentait regardée. C'était une sensation qui lui était habituelle, elle faisait cet effet à beaucoup de gens, hommes comme femmes. Il lui était toujours aussi agréable de se sentir appréciée, tant pour ce qu'elle portait que pour ce qu'elle cachait sous des voiles de tissu plus ou moins étendus, plus ou moins occultant.

A son tour, ses yeux pétillèrent. Les humaines ne lui faisaient certes ni chaud ni froid, mais il ne lui fallait pas plus que cet échange pour développer à l'égard de ses interlocutrices ce qui s'apparentait autant que faire se pouvait à une forme d'affinité. Une sorte de connivence contradictoire, car à sens unique. Impostrice à temps complet, Mael n'était jamais sincère. Jamais entièrement.

On lui faisait mine de s'installer, et la sirène ne se fit pas prier. Créature d'apparat, la danseuse s'installa. On aurait dit que tous ses mouvements étaient partie d'une chorégraphie préparée à l'avance. Lente, lascive, gracieuse, chacun de ses gestes devenait une invitation. Elle croisa ses jambes l'une sur l'autre, laissant la fente de sa robe libérer sa cuisse et le bas qui l'ornait. Enfin, elle croisa les doigts sur ses genoux.

Je peux te renvoyer ce compliment sans la moindre hésitation... Et c'est précisément de ton sens de l'élégance dont je pourrais avoir l'usage."

Elle marqua une pause et laissa un sourire sucré mais vénéneux éclore doucement sur ses lèvres.

"As-tu de la place pour de nouvelles commandes sur ton carnet ? Si c'est le cas, nous devrions pouvoir trouver un arrangement..."

Ses doigts glissèrent à proximité d'une oreille, entraînant ses cheveux de sang dans le mouvement. Quelques mèches virent chatouiller sa joue, aussi taquines que leur propriétaire... De quels paiements Carmine pouvait-elle bien avoir besoin ? Serait-ce de l'argent ? Ou avait-elle des besoins que Maelström pouvait combler qui relevaient d'un domaine différent ?

Rien d'indécent, bien sûr (ou de ce qui selon Mael relevait de l'indécent. Sa tolérance était très haute). Elle n'était pas de celles qui utilisaient leur corps comme une marchandise. Sur le Port, leur vie était soumise à bien trop d'entraves. Elle tenait à sa liberté. De plus, la sirène collectionnait (gratuitement) les amants, mais certainement pas les amantes. Ce n'était pas quelque chose qui l'intéressait.

Néanmoins, elle était certaine que les prix de Carmine seraient d'un ordre acceptable.

Calme et satisfait, le sourire de Maelström persistait sur ses lèvres. L'échange silencieux avec Carmine était révélateur... Elles parlaient toutes les deux le même langage. C'était une étrange expérience, car elle n'avait certainement pas l'habitude qu'on réponde à son jeu en usant des mêmes armes.

Une expérience étrange, oui, mais divertissante. La sirène était curieuse de voir où tout cela les mènerait, si ce n'est à l'élaboration parfaite de ses nouvelles tenues de scène. A ce sujet, d'ailleurs, la couturière semblait partante. Maintenant, il y avait ce problème : elle manquait de matériel.

Il ne faisait aucun doute que Carmine parviendrait à "rattraper ça avec une bonne coupe". Maelle avait de bonnes raisons d'avoir confiance en son talent. Cela dit, on touchait à l'un de ses péchés mignons : elle adorait les beaux tissus et il était dommage de ne se contenter que d'étoffes de grain et de qualité standard quand elle n'avait jamais, jusqu'à présent, eu à se limiter.

Une idée lui passa par la tête et éveilla dans son regard clair une lueur intéressée. Oui... Peut-être cela règlerait-il leur souci de matières premières. Et même si ce n'était pas le cas, cela lui donnait une bonne monnaie d'échange.

"L'effectif de mes tenues de scène réduit à vue d'oeil dans mon armoire... Quelqu'un s'amuse régulièrement à mettre des coups de ciseaux dedans. L'Hiver me pose problème, à moi aussi... A ce rythme, je ne vais plus rien avoir à me mettre."

Mutines, ses lèvres s'étirèrent. Certains auraient probablement été ravis qu'elle se retrouve sans le moindre vêtement sur le dos. Parmi ses numéros, il y en avait qui ne demandaient pas tant de tissu que cela, mais il aurait été dommage qu'elle soit obligée de se cantonner à ses danses les plus... organiques, dirons-nous.

"... J'y pense, mais dans leur état, ces robes ne me servent plus à rien. Si tu penses pouvoir faire quelque chose avec leur tissu, je serai ravie de te les donner. Veux-tu jeter un coup d'oeil ?"

C'était le moment où, si elle avait été en présence d'un interlocuteur à la fois plus masculin et plus intéressé, elle aurait probablement égaré ses doigts à proximité de sa cuisse, ou de son décolleté. Accidentellement, bien sûr.

Sa posture restait très suggestive, et on était tout de même en droit de se demander ce à quoi elle faisait référence.

...Eh bien à rien de grivois. Pour une fois.

Selon l'avis de Maelström, tout se passait comme sur des roulettes. Elles avaient chacune à se proposer des options intéressantes, c'était à la base du commerce et de toute forme de négociation. Plus non négligeable : pour une humaine, Carmine s'avérait être une interlocutrice particulièrement divertissante. Maelström aimait le caractère dont elle semblait faire preuve. Elle était moins ennuyeuse que les pirates avec lesquels la sirène s'entretenait régulièrement.

Il fallait bien dire que chez les hommes, ce qu'elle recherchait n'était pas la conversation. Ce n'était pas leur bouche qui les rendait intéressants... Enfin, sauf si bien utilisée, évidemment. Quant aux femmes, elle avait plus ou moins l'habitude d'ignorer leur présence.

"Choquant, n'est-ce pas ? Mais peu étonnant. Notre probable criminelle serait capable de s'habiller avec une fleur de douche et de n'y voir aucun problème..."

Bref ricanement cynique. Elle leva un sourcil entendu. Carmine verrait peut-être de qui Maelström voulait parler. Si ce n'était pas le cas, cela n'avait guère d'importance : elle apprécierait sans doute le trait d'esprit quoiqu'il advienne.

Il ne leur fallut que peu de temps pour se redresser et pour s'éloigner en direction des chambres, allant chacune de leur démarche chaloupée étrangement similaire. Maelström n'avait pas manqué le regard envieux que leur avait jeté celui qui était de corvée de garde... Avant de disparaître, elle lui adressa par dessus son épaule un sourire de connivence. Son regard sulfureux, perdu sous ses longs cils, ne se détacha que très lentement.

Bien sûr, qu'il fallait jouer avec la nourriture. Quel était l'intérêt, sinon ?

- Combien de tenues veux-tu ? Si tu veux, nous pouvons aussi faire un crochet dans ma réserve de tissus. Peut-être y en aura-t-il un qui te plaira malgré tout.

"Volontiers."

Malicieuse, elle lui renvoyait ses mots.

"Une ou deux, pour commencer. Peut-être plus, si tu te prends au jeu..."

Maelström n'avait pas un stock d'étoffes rares et modérément saccagées infini, mais elle ne doutait pas une seconde de leur capacité à trouver d'autres arrangements. Invariablement lascive, elle poussa la porte de sa chambre et invita Carmine à entrer. Quiconque les verrait faire risquait de se faire une mauvaise idée de la situation.

La sirène avança jusqu'à son armoire, ignorant la robe ravagée sur le lit. Celle-ci était probablement bien trop abîmée pour que Carmine y voie le moindre intérêt. Elle n'en pourrait retirer que de minuscules pièces de tissu indemne. De quoi faire des poches ou des bords de manche, à tout le mieux. A gauche du lit, près de la fenêtre, elle avait installé son boudoir. Passage obligatoire avant le début de chaque journée, et a fortiori de chaque numéro. Il y avait une odeur de fleurs ou peut-être de fruit rouge persistante dans la pièce. Un parfum doux et enivrant, agréable, mais étrangement peu innocent. Cette odeur ressemblait à une invitation implicite.

Elle poussa un crâne blanchi plus profondément derrière une pile de vêtements. Dans une telle communauté, elle aurait assez facilement pu justifier la présence de l'objet, mais elle n'avait pas envie d'avoir à le faire. Lorsque cela redeviendrait possible, elle irait rajouter ce trophée dans sa chambre de la lagune. Elle tira plutôt du meuble un premier vêtement : un lamé bordeaux élégant qu'elle avait porté à l'occasion de nombreuses prestations. Il n'avait subi qu'un ou deux coups de ciseaux. S'y ajouta bientôt une autre robe de soirée couverte sans trop en faire de strass violets évoluant de façon dégradée vers le bleu minuit, puis un body-corset en brocart noir rehaussé de dentelles, outil parfait pour ses actes de danse burlesque. Si on ignorait l'entaille qui le coupait en deux, évidemment.

"Voilà quelques exemples. Je pense pouvoir t'en sortir d'autres, si tu le souhaites..."

Il était vrai que Maelström n'avait jamais vu Carmine sur le Port, du temps où le Port était encore fréquentable. La sirène déduisait de cela, et des questions posées par la couturière, que cette dernière n'était arrivée parmi les pirates que récemment.

Elle aurait pu lui parler de son implication dans le projet de théâtre qui n'avait pas vraiment eu le temps d'éclore faute à l'arrivée du Givre et des orbleus, mais Maelström n'avait pas envie de se perdre dans des détails futiles. Elle haussa vaguement les épaules. Elle ne s'était que très peu intéressée au processus par lequel ses tenues de soirée lui provenaient. A l'époque, tout n'était pas aussi compliqué que maintenant.

Maelström voyait bien où Carmine voulait en venir. Elle s'inquiétait probablement pour son commerce.

"Elles datent d'avant le Givre, justement. Je pense qu'un certain nombre d'entre elles sont arrivées par les bateaux bermudons, ou parmi les débris du rivage. C'est surtout beaucoup de retouches, les pièces de facture pirate intégrale sont rares. Mais ce n'est pas moi qui m'occupait de ça."

Elle n'avait pas vraiment retenu le nom de celles et ceux qui s'échinaient à récupérer vêtements, étoffes, ni même des ouvriers qui s'occupaient des retouches. Maelström avait d'autres préoccupations. Mais que Carmine se tranquillise : personne sur le Port n'occupait encore tout spécifiquement le poste de couturier. Ca n'avait jamais été qu'un marché secondaire pour ceux avec lesquels Maelström avait traité.

La sirène tourna les yeux sur les vêtements lacérés tandis que Carmine lui expliquait qu'elle aurait effectivement l'usage de leurs tissus. Parfait. Les négociations ne s'en porteraient que mieux.

"Je vois qu'ici tu as également sorti un body corset.. Est-ce que tu auras besoin aussi de quelque chose du genre ?"

"Ils réduisent à vitesse modérée par rapport à mes robes, mais cela ne serait effectivement pas de trop. Ils sont nécessaires à de nombreux numéros. Et je serais aussi plutôt curieuse d'essayer l'une de tes pièces..."

C'est que c'était parfois compliqué de retoucher un corset qui n'avait pas été fait pour la morphologie de celle qui le portait. Et la morphologie de Maelström n'était pas des plus classiques, au vu des normes humaines. Bref : les siens n'étaient pas toujours très confortables.

Elle n'y avait étrangement pas pensé jusqu'à présent, mais c'était une seconde bonne raison de faire affaire avec Carmine. Le sur mesure allait assurément changer sa vie pour le mieux.

Une trace de malice s'alluma dans les yeux de la sirène. Les préoccupations de Carmine, qu'elle avait déjà cernées préalablement, devenaient plus claires à chaque instant. Mais la couturière ne semblait pas vouloir s'en cacher :

"Des commerçants divers et des petites mains qui ont bien assez à faire par ailleurs, dont ce n'est pas la spécialité, et dont le chiffre d'affaire ne frémit pas à l'idée qu'on les soulage de ces travaux. Je suppose que c'est ça qui t'inquiète."

La discussion allait bon train, jusqu'au moment où Maelström par quelques compliments - qui se trouvaient être sincères, pour une fois - attisa l'enthousiasme de la couturière, déjà plutôt emballée par les projets qui se dessinaient progressivement dans leurs deux esprits. Vint une invitation que la sirène apprécia. Carmine pouvait se faire une petite idée de ses goûts avec les tenues ravagées que Maëlle lui laissait et avec ce qu'elle avait actuellement sur le dos, mais cela ne ferait pas de mal d'en affiner sa compréhension par une visite agréablement commentée des stocks de la couturière. Et puis Maelström était curieuse.

"Ca sera avec plaisir..."

Serait-ce pour maintenant, ou plus tard ? Maelström sentait Carmine pressée. Ses propos lui paraissaient ambigus, et elle n'était pas certaine de savoir si la pirate souhaitait continuer leur discussion maintenant ou plus tard. Elle avait tous les éléments à sa disposition pour travailler, désormais, donc le doute était permis.

"Prend, c'est à toi. Et j'y réfléchirai, tu m'intéresses. Jusqu'à présent, je comptais principalement sur le hasard. C'est un changement appréciable."

Oui, ce partenariat était décidément une bonne idée.