Au milieu de la clairière, il y avait un garçon couché sur le dos. La main crispée sur son cœur mais les yeux clos, à croire qu’il s’était endormi en montant la garde. Mais le sang qui maculait les herbes racontait une autre histoire. Des mottes de terre avait été soulevées, et sa lance brisée gisait un peu plus loin.

Depuis sa cachette, à quelques mètre de là, Lucky retenait son souffle. Il avait toutes les peines du monde à réfréner son impatience. Ce qui avait tué ce gamin trainait peut-être encore dans les parages et il ne voulait pas, par excès de gloutonnerie, partager son sort. Il devait s’assurer que la voie était libre et alors seulement… Un nouveau grondement de protestation issu du plus profond de ses entrailles eut raison de sa patience. S’il ne se dépêchait pas, il mourrait de faim dans son buisson. Ou pire, les charognards le devanceraient et il n’aurait aucune chance contre eux.

Le banni se glissa hors des branchages, le cœur battant. Il balayait les alentours du regard, presque par formalité car sa décision était déjà prise. Formalité ? Qui essayait-il de tromper ? Il était seul, ici. Enfin, il l’espérait.

Il se rapprocha du corps au petit trot mais se trouva vite essoufflé. Il regretta aussitôt. Quel con. Il devait économiser son énergie : courir quand quelque chose lui collerait au cul. Cela faisait deux jours qu’il n’avait rien mangé et il n’avait pas eu une véritable nuit de sommeil depuis… Il ne s’en souvenait plus.

Lucky s’agenouilla auprès du gamin et fourra une mains avides dans l’une des poches de sa veste. Il n’en tira qu’un bout de papier plié au coins cornés. Il le secoua pour le déplier et découvrit une photo représentant la famille blanche parfaite de la télévision, sourires larges et pelouse tondue. L’homme tenait sa femme par la taille et un petit garçon serrait un gros chien dans ses bras. Sous le coup de la curiosité, Lucky plaça la photo à côté du visage du mort et ses soupçons furent confirmés. Mince. Bah, ça ne le concernait pas. Il remit la photo dans sa poche et fouilla l’autre. Rien.

L’ombre d’une vérité bien sombre se profilait et Lucky sentit la colère s’emparer de lui. Il devait bien avoir un truc sur lui, non ? Il se mit à lui tâter le jean, espérant sentir quelque chose. Il songeait à regarder dans ses bottes quand une idée toute bête le frappa :

A l’intérieur. Lui aussi, il portait une veste presque pareil avec deux grosses poches sur le revers dans lesquelles ils cachaient parfois la petite monnaie ou les mouchoirs. Il glissa la main, sentit une doublure épaisse puis une ouverture dans laquelle il engouffra sa main. Ses doigts frôlèrent quelque chose de mou et il capta un bruissement aiguë, à faire grincer les dents. Un bruit qui venait d’une autre planète.

Quand il sortit un petit objet conique, enveloppé d’un papier violet criard, il sentit sa cervelle lui brûler. Il avait l’impression d’être un des singes de l’Odyssée de l’Espace tombant nez à nez avec un monolithe. Quelque chose presque impossible à appréhender, une improbabilité.

M-I-L-K-A

Lucky sentit un poids énorme lui tomber sur les épaules, comme si toute la fatigue, toute l’angoisse de ces derniers jour qui s’étaient jusque-là tenue à distance se rappelaient à son bon souvenir. Ses lèvres sèchent s’entrouvrirent pour laisser échapper un gémissement plaintif.

Faites que ce soit réel. Faites que ce soit réel.

Il était trop tôt pour se réjouir. Il allait falloir dérouler la papillote ce qui nécessitait de la coordination, de la précision et surtout… deux mains. Il avait pris l’habitude de laisser pendouiller son bras droit métallique pour le ménager, il supportait mal la nouvelle saison. Les soins de Soul et Moony ne lui avaient jamais manqué à ce point.

Le banni secoua la tête pour chasser les mouches de sa vision et replia son bras droit lentement, ce dernier tremblait comme un automate rouillé. Il empoigna les deux extrémités de la papillote. Il allait défroisser l’emballage, ses pouces feraient le plus gros du travail. S’il n’y allait pas doucement, le contenu pourrait tomber par terre et avec cette chaleur, ce qu’il en restait ne supporterait pas la chute.

Doucement.

1…

2…

QUELQU’UN.

Il se raidit, leva la tête. Quelqu’un, des brindilles qui craquaient sous le poids de pas lourds. Quelqu’un, quelque chose. Il n’allait pas rester pour en avoir le cœur net. Sans plus réfléchir, il détala aussi vite qu’il le pouvait en direction des buissons mais lorsque sa main gauche se referma sur le vide, bêtement, il se figea et se retourna.

Il avait laissé tomber la papillote un peu plus loin. L’espace d’un instant, il s’imagina faire demi-tour, la ramasser et se tirer. L’espace d’un instant, il songea qu’il aurait toutes ses chances s’il s’y risquait. Mais non, c’était une idée stupide. Mais il avait faim.

Lucky resta là, pétrifié. Il vit un homme immense de l’autre côté de la clairière.

Le colosse ne bougeait pas. Lucky non plus, anticipant le pire. Lorsque deux grosses mains se levèrent, il tressaillit, s’attendant à voir un six-coups sortir d’une poche ou une dague glisser d’une manche. Mais le pirate se contente de lui présenter ses deux paumes en signe de paix.

« Pas de panique. Je ne te veux pas de mal. »

Sa voix était grave, étrangement douce malgré sa terrible dégaine. Mais chaque preuve de bonne fois ou démonstration de gentillesse pouvait cacher des intentions tordues. Peut-être essayait-il de le leurrer, peut-être qu’il voulait l’attraper vivant. Et ce serait sûrement pire que de se faire tuer d’une balle dans le dos.

Le pirate s’accroupit :

« Je m'appelle Tijl. Et toi ? »

Lucky déglutit, la gorge serrée. Peut-être qu’il pourrait jouer le jeu et ce Tijl le laisserait tranquille. Soudain, une pensée terrible lui traversa l’esprit. Et s’il n’était pas seul ? Et s’il gagnait du temps pendant que ses camarades le prenaient de revers ?

Il jeta des regards dans les alentours, craignant de capter un mouvement suspect dans les fourrées. Rien. Pour l’instant. Peu importe. Tout ce qu’il veut c’est …

« La barre... »

Lucky avait presque oublié le son de sa propre voix et il avait du mal à la reconnaitre. Elle était rauque, étouffée, comme s’il avait beaucoup vieilli.

« Je veux la barre. »

S’il le laissait la prendre, il pourrait partir et rien ne l’obligerait à prendre autant de risques en s’attardant ici.

Lorsqu’il vit le colosse se mettre en tailleurs à même le sol, un mélange confus d’émotions l’envahit. Du soulagement, d’une part, car l’étrange ne lui parait ni hostile ni en position d’attaquer. Et d’autre part, de l’inquiétude, car la situation n’en restait pas moins compliquée et le pirate mijotait peut-être quelque chose. Ne pouvait-il pas simplement reculer pour qu’il puisse s’avancer et ramasser sa trouvaille ? Non, même dans ce cas de figure, Lucky ne l’aurait pas jugé digne de confiance et aurait craint une entourloupe.

Il hésite, toise le pirate pour deviner ses intentions. Bien qu’il ne perçoive aucun signe d’agressivité, il NE doute pas que cet homme chercherait à s’en prendre à lui s’il lui en laissait l’occasion. Il cachait son jeu, voilà tout. S’il voulait reprendre son repas, il allait devoir jouer la prudence.

Le banni esquissa lentement quelques pas, comme pour tâter le terrain. Mais lorsqu’il crut voir un mouvement, son corps se figea d’horreur. Fausse alerte : le colosse avait simplement sorti une gourde dont il prenait une gorgée.

Lucky crut déglutir en le voyant mais sa gorge sèche se rappela à son bon souvenir. Voilà qu’il le toisait les yeux brûlant d’envie. S’il en avait la force, il l’attaquerait, rien que pour lui dérober sa gourde. Mais tout ça appartenait au domaine du fantasme, car il n’aurait aucune chance. Mais plus il le regardait et plus il croyait sentir le liquide froid descendre dans sa gorge jusqu’à son ventre.

« Tu en veux ? »

Bien sûr qu’il en voulait ! Quelle question. Le garçon se renfrogna, un peu froissé d’avoir été pris sur le fait. Mais la question n’était pas seulement de vouloir il fallait aussi se le permettre. Est-ce qu’il pouvait prendre ce risque ?

« Y’a pas de piège. »

Le pirate se voulait apaisant mais chaque tentative pouvait être autant un témoignage de pacifisme qu’une tentative d’endormir sa méfiance pour le prendre en traitre.

« C’est ce qu’on dit souvent quand on tend un piège. »

C’était la phrase la plus longue qu’il ait sorti depuis son bannissement et se trait d’ironie avait quelque chose d’humain qui le rassurait. Il n’était pas seulement faim, soif et peur. Les animaux ne connaissent pas le sarcasme. Il était encore lui.

Contre toute attente, le colosse ne s’en offusqua pas. Bien au contraire, il fut pris d’un léger rire. Un rire qui n’avait rien d’excessif, doux et bienveillant comme celui du père noël.

« Pas faux. Mais je parie que même si je ne disais rien, tu penserais que je t'en tends un. Je pourrais bien promettre que y a rien de tordu mais je suis pas sûr que tu me croirais. »

Touché. Le garçon se raidit alors qu’il sentait ses joues lui brûler. Son raisonnement tenait mais également celui du pirate. En clair, ils étaient… bloqués.

« Qu'est-ce que je peux faire pour te prouver ma bonne foi ? »

Ou pas.

Le banni balaya la haute stature du Tijl de bas en haut et conclut d’un ton qui se voulait autoritaire :

« Tu pourrais commencer par jeter tes armes. Dans un coin. Bien en vue. »

Cela pouvait sembler ridicule : une crevette de 14 ans, maigre comme un clou qui imposait ses conditions à une armoire normande de deux mètres. Mais dans une vie où tout lui échappait, le banni avait décidé qu’il devait mettre entre parenthèse le bon sens et se concentrer sur sa propre logique. Après tout, d’après toute probabilité, il ne survivrait pas et il serait abattu. Allait-il pour autant se laisser faire ? Non, il s’était accroché à la vie comme une tique, prenant parfois des risques inconsidérés pour y parvenir et il comptait bien continuer. Il ne pensait plus au futur qu’il lui tardait d’arriver, sa vie libre d’adulte. Tout ce qui importait, c’était que le présent dure le plus longtemps possible. La moindre seconde gagnée sur cet environnement hostile était un petit miracle.

Ce jour-là encore, il devait croire en la bonne foi du pirate qui se tenait devant lui. Bien sûr, ce Tijl avait fait preuve d’une grande patience en coopérant. Il aurait pu l’attraper sans problème mais il se pliait à ses conditions. Bien sûr, rien n’excluait que ce soit un tordu qui tente de gagner sa confiance pour mieux le trahir. Mais ce risque serait toujours présent, le doute toujours tapis dans un coin de son crâne. Allait-il pour autant se priver d’une gorgée d’eau et d’un d’une barre chocolatée ? Sûrement pas. Il prendrait le risque.

Le banni n’écouta pas les longues recommandations du pirate qui lui tendait toujours sa gourde. Il se rapprocha, laissant tomber toute prudence. C’était peut-être la fin. Tant pis. Ce type n’aurait qu’à le tuer mais il ne lui prendrait pas sa gorgée d’eau. Il boirait goulûment avant que les mains de la brute ne se posent sur lui et commencent à l’étrangler. Il avalerait vite pour ne pas recracher pendant qu’il le frapperait et il mourrait avec la gorge moins sèche.
Ça en valait la peine, à présent.

Il avança du pas des condamné vers l’échafaud. Il se planta à une longueur de bras du pirate, pris la gourde entre ses mains. Le métal froid sur ses doigts brûlant, il descendit une longue gorgée. Il s’interrompit, à bout de souffle, passa la langue sur ses lèvres humides et mobilisa toutes ses forces pour ne pas en prendre une deuxième. Il leva la gourde et appuya le fond contre son front pour sentir le baiser frais qui le soulagerait. Lorsqu’il rendit enfin la gourde, au pirate, il était détendu, prêt à accepter son sort.
A moins que.

« La barre maintenant. »

Son dernier repas. Il avait bien le droit d’espérer prendre tout ce qu’il pouvait, non ?

Sans opposer de résistance, le pirate lui tendit son butin le plus précieux: un morceau de chocolat partiellement fondu, dans un emballage flashy décoré d’une vache violette. Un sourire de son âge étirait ses lèvres craquelées tandis que le banni s’emparait du trésor. Mourir du chocolat, il avait vu plus con.
Il mobilisa son bras mécanique qui pendouillait à son côté et entama l’opération délicate de déballage. Ça lui prenait plus de temps qu’il ne l’aurait souhaité. Peut-être parce que les ouvertures faciles étaient presque toujours mal conçues ou peut-être aussi parce qu’il avait du mal à serrer les doigts.

Le goût du chocolat lui fit l’effet d’une véritable explosion qui le paralysa sur place.

« Tu veux venir au Jolly avec moi ? »

C’était le pirate. Il l’avait presque oublié.

« Mmmh ? », fit le banni la bouche pleine.

Il n’était pas sûr d’avoir bien entendu. Est-ce qu’il venait de lui demander son accord pour être fait prisonnier ?

« Tu ne feras pas long feu, seul. Et elle a la place pour accueillir un mousse. »

L’enfant avala le mélange de chocolat et de salive séchée dans sa bouche dans un gros bruit de déglutition qui l’aurait dégoûté s’il n’avait pas dû baissé autant ses attentes en matière d’hygiène. Il clignait des yeux, comme pour vérifier qu’il ne dormait.

« C’est un piège ? »

L’hypothèse lui parut absurde au moment où elle franchit ses lèvres. Le pirate n’avait pas besoin d’employer la ruse : il était à sa merci. A moins de tirer plaisir tordu à trahir une confiance durement gagnée, il ne voyait pas pourquoi l’adulte s’embarrasserait d’autant de civilités. Mais jusqu’à présent… il avait tenu parole.

« Pourquoi ils me tueraient pas ? »

Les pirates tuent les enfants. Le Capitaine les déteste. Pourquoi ce serait différent ?

En attendant sa réponse, le banni prit une deuxième bouchée de barre chocolatée. Dans sa bouche, le biscuit craquait et le chocolat fondu lui collait les dents. Il toussa.

« Ce n'est pas un piège. Parole. »

Après une brève réflexion, le garçon se dit qu’aucune réponse, aussi éloquente soit-elle, ne suffirait à balayer ses doutes. Pour autant, il n’avait vraiment rien à perdre. Et peu à peu, sans qu’il n’y prête attention, le calme de son interlocuteur lui déteignait dessus.

« Tu pourrais être mousse, t'as l'air d'avoir l'âge pour. », reprit Tijl. « Huh.. Tu sais ce que c'est, un mousse ?
— Mmh Mmh. » fit le banni en secouant la tête, toujours la bouche pleine.

Il entendait souvent le mot dans les histoires de bateaux mais il n’était pas sûr de savoir ce que ça représentait exactement.

Le chocolat qui lui collait aux dents lui rendait la mastication laborieuse. Au bout d’un temps, le banni surpris une douleur dans sa mâchoire. Mais ça ne l’arrêta pas de manger.

« En gros, c’est un apprenti marin. », commençait Tijl. « Les tâches ne sont pas les plus merveilleuses, je ne vais pas mentir. Beaucoup de nettoyage du pont et d’autres trucs du genre. Et les autres marins peuvent être pénibles avec leurs blagues. Mais ils ne sont pas tous comme ça, heureusement. » »

Pour l’instant, tout ce qu’il lui décrivait lui rappelait étrangement son quotidien au Grand Arbre (si on oublie le ménage). Déjà là-bas on se moquait de lui. Et le boulot de livreur, c’était loin d’être passionnant. C’était même pénible, physiquement.
Mais il y a des choses que Tijl ne lui disaient pas et qui pesaient beaucoup dans la balance.

« Je serai aussi à bord. Et je peux te présenter à d’autres gens fiables qui, je le sais, t’accueilleraient avec plaisir. », reprend le pirate comme pour le rassurer. »

Le banni déglutit, nettoyant péniblement le chocolat fondu de ses dents avec sa langue. Puis, il leva un visage perplexe et un poil inquiet :

« Mais Crochet… », le simple fait de prononcer ce nom le mettait mal à l’aise. « J’croyais qu’il détestait les enfants. Y’en a qui disent qu’ils les ouvrent d’un coup de crochet. » Il mima le geste avec un index recourbé. « Comme ça. »

C’est sûr que survivre tout seul n’avait rien de très engageant. Mais est-ce que c’était pas se jeter dans gueule du loup ?

« Il acceptera jamais… »