TW/CW : Mentions à la médication, propos durs avec fond de psychophobie.
Le téléphone sonnait avec entêtement. On avait déjà manqué deux appels, mais les sonneries reprirent une troisième fois sans que cela surprenne moindrement Rafael, dont les yeux ronds restaient fixement collés au petit écran cathodique de la cuisine. L'enfant enfonça une grosse cuillère pleine de lait et de sphères croustillantes dans sa bouche. Les images dessinées laissèrent place à une page de pub ennuyeuse, alors Rafael tourna la tête et s'intéressa plutôt aux motifs qui ornaient la bouteille de jus de fruit. A défaut de pouvoir lire les inscriptions, il passait son doigt sur les couleurs, suivant leurs contours et dessinant leur forme dans l'humidité brumeuse qui recouvrait le carton.
Manuel dévala les escaliers avec une telle humeur et tant de mauvaise volonté qu'on aurait cru que son pas lourd allait finir par trouer une marche. Il soupira très fort, puis se résigna à répondre au combiné. Il savait déjà qui se trouvait au bout. Il n'y avait qu'elle pour insister comme ça.
"Allo.- Allo chéri... Tu n'as pas l'air bien luné.- Qu'est-ce que tu veux savoir, Veronica ?- Manuel... Ne m'appelle pas comme ça, je suis ta mère.- Ca fait plus de trois mois que t'as cherché à prendre aucune nouvelle et t'as raté l'anniversaire de Rafael donc comment te dire que j'en ai absolument rien à foutre de te faire plaisir ou pas, je t'appelle comme je veux.- ... Vous n'avez pas reçu le paquet ?- Quel paq... Oublie, on s'en fout. T'aurais pu appeler pour prévenir.- Tu n'as pas cherché à me contacter non plus.- Comme si c'était à moi de le faire." siffla t-il haineusement entre ses dents. Un silence significatif s'étira. L'un comme l'autre savaient ce qu'il en était : Manuel faisait le travail de Veronica à la maison pendant qu'elle était absente. La mère chercha à se justifier :
"On a besoin de cet argent, Manuel.- Oh ferme là... Rien ne t'obligeait à prendre un job à San Francisco, surtout si c'est pour payer un loyer supplémentaire.- C'est un bon travail, avec de bonnes perspectives de carrière, et ça paie b...- Maman, ta gueule. Je m'en fous. Tu fous n'importe quoi depuis qu'il est là-bas, arrête de faire genre que c'est pas ça que tu fuis. Cette maison te fait gerber et t'es pas foutue de t'occuper de Rafael, t'as jamais aimé ça mais maintenant t'as juste plus les épaules. T'es juste pitoyable. Tout ce que tu sais faire aujourd'hui c'est gober des pilules et bosser 15h par jour pour oublier que t'es qu'une merde déséquilibrée, et pour endormir ta culpabilité à la con. T'en as rien à foutre de nous de toute façon donc assume."Il y eut un autre silence, celui-ci plus vibrant. Manuel pouvait sentir la colère de Veronica frôler sa peau au travers du téléphone.
"... Tu es injuste. Tu sais ce qu'il s'est passé. Tu sais que je fais ce que je peux.- Je sais et je m'en fous. Ca reste insuffisant. Pas mon problème. Pas celui de Rafael non plus. On a aussi vécu cette situation. C'est notre père je te signale.- Justement. Tu me fais peur, parfois. Ton frère est trop jeune pour comprendre mais toi, j'ai l'impression que ça t'as à peine touché.- T'oses me dire ça après ce que je viens de te balancer ?- A partir de la semaine prochaine, les visites seront possibles.- Je sais.- ... Dis moi que tu ne vas pas y aller.- Peut-être bien que si. Peut-être qu'il mérite que j'y aille plus que tu ne mérites que je continue à répondre à tes appels à la con.- Manuel. Sean est un monstre.- Toi aussi." cracha t-il finalement, avant de lui raccrocher au nez sur un coup de tête.
Suite à un bref instant d'hésitation, Manuel délogea le combiné de sa base pour empêcher tout nouvel appel. Il prit le temps de se calmer en faisant les cents pas dans le couloir pendant bien cinq minutes, puis il décida d'aller rejoindre Rafael, qui était toujours en train de prendre son petit-déjeuner dans la cuisine. Manuel s'installa à côté du bambin et plongea un regard vitreux sur les figures de cartoon horrifiques qui défilaient sur le petit écran. Au bout de quelques longues secondes, il commenta :
"... Et tu fais pas des cauchemars, à regarder des trucs pareils tous les jours ?- Non ! Pourquoi je ferais des cauchemars ? Je les aime bien c'est mes amis !- Ca peut pas être tes amis c'est juste des gugusses dans la télé tête de nouille... Tu te dépêches un peu par contre ? Faut que je t'amène vite à l'école sinon je vais être à la bourre.- Tu vas à l'école aussi toi aujourd'hui, Mano ?" c'était le petit nom que Rafael donnait à son frère depuis qu'il était capable de placer deux syllabes l'une devant l'autre en préméditant leur signification.
- Nan. J'ai des trucs à faire avec les gars.- Moi aussi je veux y aller... Je veux voir Naja !- Sois pas chiant, tu la verras ce week-end..."Ravi par cette affirmation, Rafael leva ses deux poings vers le ciel et poussa un long cri de joie strident, qui vrilla les tympans d'un Manuel lassé, mais qui n'osait pas se plaindre. D'autant que le bambin venait de se lever pour courir vers la salle de bain.
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"Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!"Pan pan pan pan pan pan pan, firent les souliers de l'enfant tandis qu'ils frappaient le béton du garage aux odeurs rances d'huile et d'essence. Souriante, l'étrange femme à la tignasse orange se baissa pour ouvrir grands les bras à un Rafael qui n'allait pas tarder de lui sauter dessus. Il y allait avec tant d'enthousiasme qu'il était déjà arrivé qu'ils tombent à la renverse, ce qui les faisait immanquablement rire tous les deux.
"C'est quiiii mon sucre d'amour que j'avais pas vu depuis trop trop trop longtemps ?"Blam. Rafael s'écrasa brutalement dans les bras de l'adulte qui n'en fut aucunement perturbée. Elle se redressa en le faisant sauter dans ses bras, pour le plus grand ravissement du petit qui émit un gloussement ravi. Mais tout de même, il fallait qu'il revienne sur ce qu'elle avait dit. Il prit l'air très sérieux en même temps qu'il levait une main - et tous ses doigts - devant le visage de la dame.
"Je suis pas un sucre je suis grand j'ai CINQ ans, maintenant !- C'est vrai ça t'es pas un sucre t'es mon p'tit monstre..." elle lui ébourriffa les cheveux énergiquement, provoquant un nouvel éclat de joie du côté de l'enfant.
"... Et c'est vrai que c'était ton anniversaire y a pas longtemps. Ton frère a été gentil avec toi ? Il t'a offert quoi ?- EH BEN ! Eh ben, eh ben, eh ben... J'ai eu un gros gâteaaaau, il a mis CINQ bougies dessus et je les ai soufflées et je les ai TOUTES éteintes du premier coup...- Ooooh bravoooo...- Après j'ai eu des cassettes vidéo et c'était TROP BIEN ! J'ai déjà TOUT regardé ! Et même que..."De son côté, Manuel avançait avec moins d'empressement. Il avait un peu merdé, la dernière fois, et il sentait bien qu'il n'était pas aussi bienvenu qu'à l'habitude. Il passa la silhouette peu engageante d'Antonio, un grand type musculeux qui ne bronchait jamais, puis celle de Javier avec son bandana et ses tatouages qui lui donnaient l'air d'un foutu cliché vivant. Le type ne lui avait jamais pardonné d'être "aux trois quarts gringo". Il ne lui avait jamais fait confiance, mais désormais qu'il avait déglingué la carrosserie de sa bécane, l'autre lui donnait carrément l'impression de vouloir le bouffer.
C'était l'un des pires comités d'accueil qu'on aurait pu lui réserver, mais tant pis. Manuel n'en avait en réalité rien à foutre, tant que le chef ne le foutait pas dehors - ou pire. Et il n'avait pas merdé
à ce point. Il s'arrêta justement devant Jorge qui leva sur lui son regard broussailleux. Difficile de lire l'expression de son visage avec la grosse barbe rousse qui lui en cachait les trois quarts.
"... Va falloir que tu paies pour les dégâts sur la machine de Javier, mon gars.- Je sais. J'ai de l'argent, c'est pas un problème." ... Pour une fois que la thune que Veronica lui envoyait allait réellement servir à quelque chose.
"Cool. Je suis ravi de l'entendre. Aussi, j'ai un autre plan à te proposer et j'espère que tu vas pas chier dans la colle cette fois. J'ai vraiment besoin de toi sur ce coup. T'es jeune, t'as le profil parfait, personne te soupçonnera.- ... Vas-y explique.- Mais avant ça. T'es obligé d'emmener ton frangin avec toi à chaque fois là, y a personne qui peut s'occuper de lui ? On est pas une foutue garderie."La femme qui était en train de jouer avec Rafael trouva bon de se retourner pour intervenir.
"Détend toi Jorge... Je l'aime bien ce petit bout, moi, il met de l'ambiance, ça change de vos tronches d'ours mal dégrossis...- Je t'ai sonnée Naja ? Mais si tu veux gérer le mioche c'est ton problème..."Pendant que Manuel continuait de s'entretenir avec le chef, Naja se tourna vers Rafael et roula des yeux en exagérant son agacement. Elle souffla bien fort pour faire voler une mèche de cheveux. L'enfant échappa un nouveau rire perlé, vite caché derrière sa main comme Naja mettait un doigt devant sa bouche pour l'intimer à se montrer plus discret. Rafael l'imita, l'air complice. Puis il demanda à voix basse :
"Dis Naja... Tu peux faire ta langue ?"Sans plus le faire attendre, elle tira de sa bouche la langue en question et s'amusa à lui en agiter sous le nez les deux sections séparées chirurgicalement. L'enfant lui appuya sur les joues et commenta, extatique :
"J'aime trop ta langue elle est trop bien ! Je veux la MÊME !- Bah...T'as le temps de voir venir mon chou. Tu pourras le faire si t'en as toujours envie, quand tu seras grand !- J'en aurai toujours envie ! J'en suis SÛR !"Rieuse, Naja éloigna les oreilles innocentes du poupon de ce qui se tramait au fond du garage. Ca commençait à parler de trucs trop peu nets pour qu'on le fasse devant ce pauvre gamin.
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TW/CW : Evocation de scènes de meurtre/démembrement (pas de détails donnés). Discussion malaisante avec un serial killer + relation père/fils malsaine en rapport. Pensées peu morales.
Il avait encore laissé Naja garder Rafael. C'était une sacrée chance qu'elle le fasse gratuitement, sous le seul prétexte qu'elle craquait pour sa trogne de petit morpion. Manuel n'aurait pas pu le prendre avec lui, aujourd'hui. On ne l'aurait jamais laissé faire. C'était déjà pas mal qu'on lui ait autorisé cette visite sans broncher, même s'il était lui-même encore mineur. Il n'avait eu qu'à falsifier l'autorisation de sa mère. Il s'était attendu à ce que ça soit plus compliqué, genre à devoir mentir sur son âge.
On le conduisit jusqu'au parloir. C'était comme il l'avait imaginé : une chaise inconfortable. Trois murs étroits qui donnaient l'impression d'être coincé dans une cabine téléphonique, dont cette fameuse paroi transparente derrière laquelle Manuel s'apprétait à
le voir apparaître d'une minute à l'autre.
"N'hésitez pas à nous solliciter. Au moindre problème."Manuel jeta un regard peu amène au garde qui l'accompagnait.
J'ai pas besoin de ton aide, pauvre salaud, c'est mon père, eut-il envie de lui cracher au visage. Il s'en garda bien : il n'aurait plus manqué qu'on révoque son autorisation sous prétexte qu'on ne le jugeait pas suffisamment stable pour rencontrer Sean.
L'adolescent s'installa et attendit pendant ce qui lui sembla durer des plombes. En réalité, trois minutes à tout casser. La silhouette anguleuse d'un prisonnier de haute stature se détacha bientôt sur fond d'un couloir trop blanc, trop aseptisé.
Il était vêtu de cette sorte de pyjama ridicule dont on affublait les prisonniers, à croire que les enfermer ne suffisait pas : il fallait aussi les humilier jusqu'à briser toute forme de volonté et de personnalité en eux, histoire qu'ils se transforment en gentils petits toutous, et qu'ils rentrent dans le moule. C'était vraiment son père, ce truc ? La prison lui allait vraiment pas au teint.
Puis Sean s'approcha de la vitre et immédiatement, l'atmosphère perdit quelques degrés. Il avait toujours disposé de ce charisme débordant, par lequel il se faisait respecter même des élèves les plus récalcitrants à qui il enseignait le sport à l'université.
Mais ce regard détaché, débordant de malice métallique, c'était nouveau. Manuel découvrait son paternel sous un jour nouveau. Il avait l'impression de faire face à l'abysse. Son vrai visage, Sean l'avait tout ce temps caché avec brio. Fasciné, Manuel sentit l'adrénaline se répandre dans ses veines.
... Ok, il retirait ce qu'il avait pensé. C'était vraiment son père, mais sans les défauts qu'il lui trouvait avant. Il pouvait faire abstraction du pyjama.
C'était mal de ressentir cette forme de fierté tordue ? Oh. Manuel s'en foutait. Pour changer.
"Je pensais bien que ça serait toi qui viendrait. Ta mère est trop flippée pour ça.- ... J'ai pas spécialement envie de la défendre, mais je pense surtout qu'elle peut plus te piffrer. Au cas où tu l'aies oublié, t'as découpé sa meilleure amie en morceaux dans sa cuisine, avant de la congeler dans le freezer où elle stockait encore des sorbets y a trois ans."Manuel énonçait ça comme s'il s'était agi de banalités. C'en était devenu. Il s'était habitué à l'idée que son père soit un serial killer qui semblait faire une fixette sur les scies égoïnes. Le père émit un ricanement sombre.
"Et toi. Tu me détestes ?- ... Je sais pas. Je suppose que je devrais. T'es mon père donc on s'en fout de toute façon, nan ? J'veux dire, je vais devoir traîner tes conneries quoiqu'il arrive."Nouveau gloussement entendu de la part du meurtrier, qui observait son fils avec l'air d'en savoir plus qu'il ne le disait, et sans vraiment chercher à cacher son amusement.
"Comment va Veronica, alors ?- Mal. T'en as quelque chose à faire ? Parce que moi pas. Elle nous a lâchés pour fusionner avec son boulot, elle a pris un appart à San Francisco. Y a pas grand chose de plus à en dire.- Tu t'occupes seul de ton frère ? Rafael n'est pas trop perturbé ?- Boarf. Il comprend pas tout, il pose quelques questions. Il suffit de lui expliquer quoi pour les bonnes et de mentir sur les mauvaises. Mais tu sais ce gosse, il en faut, pour vraiment le bouleverser. Il passe sa vie devant ses trucs de vampires et de fantôme, et ça lui suffit il est content." Une hésitation.
"Mais est-ce que tu t'en soucies vraiment ? J'ai l'impression qu'on t'as jamais vraiment connu."Bref silence, qui suffit à Manuel pour savoir qu'il n'aurait pas la réponse à cette question. Il ne pouvait que supposer.
"Tu es sûr que c'est vraiment ce que tu veux me demander ?"Nouveau silence, cette fois-ci marqué par la fascination ravivée de l'adolescent, qui ne pouvait plus quitter le regard de son père. Il baissa d'un ton. Il avait peur qu'on les écoute. Qu'on cherche à mettre une fin prématurée à la conversation.
"... Tu les as vraiment tous démembrés ?"Est-ce que c'était mal d'avoir envie de savoir ce qu'il avait coupé, exactement ? Quelles parties. En combien de bouts. Post-mortem, ou lorsqu'ils étaient encore vivants ? C'était des détails qui n'avaient jamais été rendus publics, pas même pour la famille.
Et est-ce que Manuel se souciait vraiment de savoir si c'était mal ou pas ?
Sean laissa s'étirer sur ses lèvres un sourire malfaisant. Il ne répondit rien. Evidemment. Il pouvait pas. Ils étaient surveillés. Sean raccrocha et se redressa lentement. Il lui fit coucou avec un air moqueur qui donna à Manuel l'envie de fracasser la vitre. Puis le prisonnier suivit les gardes qui le ramenaient à sa cellule, laissant l'adolescent profondément perturbé. Manuel regardait dans le vide. Il aurait pu rester ainsi longtemps si on n'avait pas appuyé sur son épaule pour lui demander d'évacuer.
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Des lumières rouges et bleues clignotaient par la fenêtre, éclairant à un rythme irrégulier les murs et les meubles du salon, autrement plongé dans le noir. Rafael s'était levé pour piquer des gâteaux dans la cuisine. Cet étrange spectacle n'avait pas su le détourner de son objectif initial, mais l'avait en revanche convaincu de grimper sur le canapé plutôt que de retourner directement dans sa chambre.
Ses pieds nus battaient l'air. Ses yeux grands ouverts fixaient ce qu'il se passait de l'autre côté de la vitre tandis qu'il rongeait l'un des biscuits secs qu'il avait fourré dans ses poches, en commençant par râcler la couche de sucre qui rendait la surface de la sucrerie irrégulière.
Il y avait des monsieurs et des dames en uniforme qui attendaient avec un air très sérieux à côté de voitures de polices. Certains discutaient, d'autres semblaient chercher quelque chose sur la maison. Est-ce qu'ils voulaient la repeindre en pleine nuit ? Ce n'était pas très malin, et puis les policiers ne repeignaient pas les maisons, si ?
Il entendit Manuel jurer très fort depuis sa chambre à l'étage. Son aîné courut à l'autre bout du pallier.
"... Rafael ? Merde, il est pas dans son lit. RAFAEL, t'es où ?"Avant que le petit n'ait eu le temps de lui répondre, son grand-frère dévala les escaliers et le repéra. Manuel pâlit et manqua de jurer une seconde fois, encore plus fort. Seule la peur irrationnelle que les flics l'entendent faire depuis la rue l'en empêchèrent. Il fonça dans la direction de l'enfant et attrapa sa main, l'incitant vivement à s'éloigner de la fenêtre puis à le suivre tandis qu'il se dirigeait vers l'arrière du pavillon. Il y avait un trou dans la clôture des voisins. S'ils passaient par le jardin, s'ils étaient suffisamment rapides, ils pouvaient fuir. Jorge aiderait sans doute à les planquer. Après tout, c'était de sa faute si ça en était arrivé là. La thune de Veronica n'allait pas les aider ce coup-ci : hors de question de retirer quoique ce fut à la banque, et pas le temps d'aller chercher les espèces qu'il avait planquées dans la maison.
"Rafael, j'ai besoin que tu sois très sage et que tu m'écoutes. C'est super important. Tu m'écoutes ?- Pourquoi t'as peur, Mano ? T'as jamais peur d'habitude.- Les policiers dehors, ils sont pas gentils. - C'est des monstres ?- Oui... NON. C'est pas des monstres. C'est pas nos amis. Si ils nous trouvent ils vont m'emmener et tu vas être tout seul. Tu veux pas être tout seul Rafael, si ?"Rafael ne comprenait pas tout mais il jugea bon de hocher de la tête en signe de négation. C'est sûr qu'il ne voulait pas être tout seul. Manuel marchait à toute vitesse en tenant sa main pour rejoindre la baie vitrée qui donnait sur la cour arrière.
"Ils doivent penser qu'on dort et ils vont entrer par devant, ils savent pas encore qu'on peut sortir derrière, alors on va s'en aller par là nous et on va passer par le trou.- Je croyais que c'était pas bien de passer par le trou ?- Non, d'habitude c'est pas bien. Mais là t'as le droit. C'est comme un jeu d'accord ? Mais il faut être très silencieux, sinon on perd. Dès qu'on arrive dehors tu dis plus rien. D'accord Rafael ?- Oh. D'accord Mano. Je peux vraiment passer par le trou ?- OUI. Et même si tu déchires tes vêtements je te dirai rien. Maintenant on y va ok ?- D'ACCORD !- Shhhhhhhhhhhhhhhhhhht !!"Rafael dansait presque sur place tellement il était content à l'idée de pouvoir se glisser dans le "trou de la clôture", alors que d'habitude c'était interdit.
Manuel déverrouilla la porte et se glissa à l'extérieur, Rafael sur ses talons. Brutalement, un cri déchira ses tympans ainsi que tous ses espoirs de fuite.
"POLICE ! PLUS UN GESTE !"Eh merde. Ces connards avaient été plus malins, ou en tous les cas ils avaient été plus vite que lui. Manuel voyait les canons d'au moins trois flingues pointés sur lui. C'était pas le moment de déconner. Il n'avait d'autre choix que d'écouter ou de se faire bêtement crever.
Alors, quoique bouillonnant de rage, il obéit à tous les ordres que lui aboyaient ces enfoirés. A genoux. Mains sur la tête. On lui tordit les bras derrière le dos pour lui foutre des menottes. Il n'arrivait même pas à voir où était Rafael.
L'enfant n'avait pas bougé. Il observait la scène, la bouche entrouverte, moins rassuré qu'il n'avait l'habitude de l'être. Un des méchants policiers s'approcha de lui. Rafael recula, méfiant, mais laissa le monsieur lui parler tandis qu'il le fixait en suçant son pouce.
"Hey... Coucou toi. Je sais que ça fait peur tout ce qu'il se passe là, mais ça va aller, d'accord ? On va bien s'occuper de toi."Le monsieur avait l'air gentil, mais Rafael ne comprenait pas pourquoi on faisait toutes ces choses à son frère. Et puis Mano avait dit que la police leur voulait du mal, et Rafael croyait Mano. De grosses larmes lui montèrent aux yeux.
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Rafael boudait très fort. Susan avait fait de la soupe de poireaux et il aimait
PAS CA. Le petit garçon tapait dans l'assiette creuse avec le dos de sa cuillère, cherchant presque volontairement à en faire voler sur la table pour se venger de l'inacceptable affront.
"Rafael, petit ange... Il faut manger ta soupe elle va être froide. C'est pour que tu grandisses bien et que tu deviennes fort !- J'aime pas la soupe. Elle est pas bonne. Mon frère il est grand et fort et lui, il faisait jamais de soupe pas bonne !"Susan soupira, ne trouvant brièvement pas quoi répondre. Elle ne voulait pas que ce sujet ressurgisse. Ca se terminait toujours de la même façon. Rafael n'était pas le premier des enfants qu'elle recueillait à titre provisoire, mais il était plus que certainement de ceux qui lui en faisaient baver.
"Pourquoi je peux pas voir mon grand frère ?"...Et ça y est, on y était à nouveau.
"Je t'ai déjà expliqué qu'il n'a pas le droit d'aller où il veut pour le moment. Il est dans cette "maison de correction" dont je t'ai parlé, tu te rappelles de ce que c'est ?" Elle attendit une réponse, en vain : Rafael avait décidé de ne pas se montrer coopératif. Alors elle continua :
"Tu le verras quand il sortira, c'est promis.- Pourquoi je suis pas chez ma maman ?- Poussin, on s'est rendu compte que ta maman ne...- Je veux pas être chez toi. Je t'aime pas, tu fais de la soupe pas bonne et tes dessins animés ils sont nuls. Je veux voir ma maman ou bien Naja. Naja elle est plus gentille que toi, et en plus elle a deux langues !"Susan soupira très fort, considérant très sérieusement la possibilité de commander une pizza et de remettre à plus tard toute tentative pour faire avaler au bambin un semblant de nourriture équilibrée. Lorsqu'il était remonté de cette façon, on ne pouvait plus rien en tirer.
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Un long frisson s'empara de l'enfant qui fronça le nez dans son sommeil, se retourna, poussa un gémissement contrarié puis écrasa son visage plus profondément sous les couvertures. Un courant d'air rafraîchissait considérablement la chambre, la fenêtre au préalable entrebâillée s'étant ouverte en grand. Le vent secouait les rideaux comme s'ils avaient cherché à se libérer des anneaux qui les reliaient à leur tringle.
Le plancher craqua. Une grande silhouette se pencha au dessus du lit de Rafael et toucha son épaule pour le secouer doucement.
"Hey. Rafael. Réveille toi."L'enfant endormi sursauta mais ne paniqua pas. Dodelinant, il prit le temps de s'asseoir dans son lit puis se frotta les yeux avant de se tourner vers la figure qui l'avait appelé. De surprise, sa bouche forma un petit "o" qui ne survécut pas très longtemps :
"Mano, t'es plus dans la maison décors et skions ?- Shtt. Parle moins fort ou bien tu vas réveiller tout le monde. On s'en va, Rafael. On va dans un endroit que tu vas vraiment bien aimer.- Le méchant policier il a dit pareil et après c'était nul...- Les policiers sont nuls. Mais si c'est moi qui le dit tu me crois, non ?- ... mmmmouiiii. C'est vrai.- Tu vas voir, ça va être bien."L'enfant cligna des yeux avant de les tourner sur la fenêtre béante. Une nouvelle silhouette venait d'y apparaître et se glissait dans la chambre avec fluidité.
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"Spooky. C'est non. Il faut que tu arrêtes avec ça Tu ne peux PAS retourner là-bas.- POURQUOI ?"Spooky était vraiment très contrarié. Il croisait les bras sur sa poitrine et se donnait l'air aussi sévère que possible (ce qui impliquait de froncer les sourcils très fort, comme Stern quand il était énervé. Et même si ça faisait mal, de froncer les sourcils aussi fort que ça).
Stern était justement très agacé. Le grand adolescent soupira, fatigué que son imbécile de frangin soit incapable de se foutre le moindre plomb dans le crâne, même alors qu'il lui avait répété des dizaines de fois
POURQUOI il fallait absolument qu'il cesse d'aller se balader du côté d'Halloween. Il n'avait pas le temps de le suivre à la trace tous les jours pour lui éviter de se faire trucider par les diverses créatures qui peuplaient l'Île, bon sang !
"Les horreurs sont dangereuses. Elles pourraient vraiment te faire du mal, c'est pas un jeu !- Mais c'est mes amis !! Leopold est gentil en plus il fait de la musique et il m'apprend. Tu vas voir je vais être un vrai volloncediste !- ... Apprend déjà à le dire, espèce de quiche va. Faut vraiment que tu arrêtes de penser que ces deux vampires sont tes amis. Peut-être qu'ils font bien semblant mais ils s'en moquent, de toi. T'es qu'une réserve de sang sur patte pour eux. Ils te boufferont à l'instant où ton Leopold se lassera de tes fausses notes.- C'EST PAS VRAI. Et je fais des VRAIES notes !- SI. C'EST VRAI. Tu y retournes pas point final. Et enlève ce costume affreux pitié, tu sais de quoi t'as l'air là-dedans au moins ?- C'EST MON COSTUME !! T'AS PAS LE DROIT ! JE TE DETESTE !! EN PLUS TON NEZ CASSÉ IL EST MOCHE !! OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIN"Stern, affligé, observa le gamin qui courait à toute vitesse, vraisemblablement bien décidé à mettre entre eux le plus de distance possible. Des pas sur sa gauche l'incitèrent à tourner la tête. Il reconnut presque immédiatement Mean. Cette fille était chiante - trop collante - mais elle faisait partie de son gang de suiveurs et elle était de ceux qui savaient se montrer très utiles, dans ce genre de situations. S'il lui demandait de faire un truc, elle le faisait. Que ce fut de s'occuper de l'autre idiot vampirophile, ou de nettoyer de quelconques chiottes avec la langue.
"Hey. Vérifie qu'il se tue pas, aujourd'hui. Il me saoule j'ai autre chose à faire.- Ca marche, Stern..."--
Le gamin était à peine assez haut pour observer le lit et son occupant en détails. Il se hissait sur le bord, emportant accidentellement les draps dans l'affaire.
"Roh lalaaaaa, t'as fait un gros bobo... Ca fait mal, nan ?- Euh, oui plutôt...- Je peux toucher ?- Quoi ? Non s'il te plaît je viens de te dire que ça faisait mal...- Mais c'est marrant ça fait un trou... Comme les zombis ! Tu crois que tu vas devenir un zombi ? Ca serait trop bien !- Euh... Je crois que ça devrait all.. Bref. Ca fait un bail que je t'ai pas vu Spooky. Tu vas bien toi ?"L'enfant leva ses grands yeux clairs dans ceux du blessé. Spooky le connaissait bien. Stern l'appelait Mop même si son nom complet, c'était Moody. Le petit n'avait jamais trop compris pourquoi. Ca avait pas l'air très gentil, mais c'était comme ça qu'il était, son frère : grand, méchant, et il faisait peur. Comme les monstres ! Spooky aimait bien avoir un frère qui faisait peur comme une vilaine créature.
C'est vrai qu'il n'avait pas vu Mop depuis longtemps. Depuis que Stern était "parti très loin", en fait. Les membres de sa bande ne passaient plus autant de temps ensemble, et s'occupaient moins souvent de Spooky.
Il cligna des yeux à deux reprises avant de répondre, comme s'il s'était agi d'une évidence :
"Ben oui, ça va.- Ah bon. Mais ton frère te manque pas ?"Spooky haussa les épaules, une petite moue contrariée sur le visage. Stern lui manquait un peu mais ça allait. Il faisait plein de choses et il avait plein d'amis, alors c'était pas si pire.
"Je vois...- Il est grand il fait ce qu'il veut.- Euuuh, mais Spooky. Tu sais ce qui lui est arrivé non ?- Oui !- ... Tu sais qu'il ne va pas revenir, n'est-ce pas ?- Tu sais pas. T'es pas un fantôme. T'es même pas assez mort pour être un zombi !- . . ."Moody décida de couper court à la conversation. Il s'inquiétait pour le gamin, mais il n'avait absolument aucune idée de la façon dont il aurait fallu lui parler pour l'atteindre. Il n'était pas non plus certain que le mettre face à la réalité fut la meilleure chose à faire.
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C'était vraiment trop bien ! Il y avait plein de neige, ici. On pouvait vraiment jouer comme on voulait ! Spooky forma une boule de poudreuse dans le creux de ses mains gelées et la plaqua maladroitement au milieu de la tête du bonhomme qu'il était en train de construire.
"Oh non !" cria t-il, dépité, en voyant le crâne de sa création partir en arrière et éclater en mille morceaux.
Les larmes lui montèrent aux yeux. Sa bouche se tordit dans une moue contrariée. Après quelques instants d'hésitation, Spooky décida qu'il ne voulait pas pleurer. En revanche, il fallait disputer le bonhomme de neige qui n'avait absolument rien compris !
"Mais noooon ! T'es un VAMPIRE ! Comme Leopold. Je t'aurais dit si je voulais un cavalier sans tête ! En plus t'as pas de cheval t'es bête."L'enfant entreprit de refaire une nouvelle tête au bonhomme. Lorsqu'il eut fini, il sortit de ses poches les deux cailloux triangulaires qu'il avait tout spécifiquement cherché pour faire les dents du vampire des neiges et il les colla au milieu de sa tête. Tout heureux il leva les bras en signe de victoire !
"Ouiiiiii ! Voilà ! Ah. Mais t'as pas des yeux et pas de nez par contre. On va les faire sinon tu vas rien voir et rien sentir du tout ! Tu serais un vampire bizarre. Un vampire taupe !"Spooky fouillait dans ses poches à la recherche d'objets qui pourraient faire l'affaire. C'est qu'il aurait difficilement pu chercher d'autres cailloux sur ce sol qu'on apercevait à peine.
Soudain, l'enfant remarqua quelque chose dans le coin de sa vision. Il releva la tête et, suite à quelques secondes d'hésitation, il comprit qu'il s'agissait d'une personne ou d'une créature qui venait de l'endroit où on lui avait interdit d'aller : l'endroit du
"méchant-mais-pas-bien Givre qui fait mal". C'est comme ça que Mean l'avait appelé, en attendant.
Le bambin resta un long moment immobile, jusqu'à être en mesure de distinguer plus clairement le visage du visiteur. Alors, il oublia immédiatement que les choses
méchantes-pas-bien étaient à éviter, et il laissa un immense sourire lui grimper sur les lèvres.
Il était super pâle, comme une Horreur ! Et il avait plein de glace sur lui, c'était
super tendance - ça aussi c'était un truc que Mean disait tout le temps. Spooky devait parler à la créature ! Il voulait s'en faire un ami. Sans réfléchir plus longtemps, il courut dans sa direction.
"WAAAAAAAAAAAAAH !!! T'es trop bien j'adore tes yeux ! Ils brillent comme ça tout le temps, tu peux faire des trucs avec dis ? Dis !"Ce soir, Spooky ne rentrerait pas au Camp.
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Spooky se mordait la lèvre et tentait de ne faire aucun bruit, ce qui impliquait de parvenir à contenir sa crise de rire nerveux. Il ne fallait pas qu'on l'entende, sinon ça allait tout gâcher ! Il faisait en sorte de se tasser, d'être vraiment tout petit derrière le tronc de l'arbre dont il caressait l'écorce du bout des doigts. Il ne fallait pas qu'on le voie non plus, sinon ça serait trop nul !
La garçonne perdue qu'il suivait depuis plusieurs bonnes dizaines de mètres n'avait vraiment rien remarqué. Elle était sur le point de passer à côté de son arbre. C'était le meilleur moment, il fallait qu'il se concentre et qu'il donne tout ce qu'il avait !
L'enfant banda tous ses muscles et s'apprêta à bondir hors de sa cachette. Certains réflexes de prédation étaient encore ancrés dans son corps.
"BOUUUUUUUUH !!!" hurla t-il à s'en déchirer la voix.
"AAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!!" répondit la petite-fille avant de reculer de trois mètres, de se prendre les pieds sur un caillou et d'atterrir sur les fesses.
Spooky se redressa et éclata d'un rire absolument ravi. Roh lala ça avait trop bien marché ! Il esquissa une rapide danse de la victoire.
"Ouiiiiiiiii ! Je t'ai euuuuue !- NON MAIS CA VA PAS LA T... Spooky, c'est toi ?"Le petit s'arrêta immédiatement de frétiller. Tout à l'inverse il se figea, les bras ballants, ses grands yeux trop ronds fixant ceux de l'autre perdue avec une certaine forme de perplexité.
"Bah oui.- Mais t'es revenu quand ?- Bah maintenant ! Je te suivais juste, parce que c'était rigolo.- ... T'es pas mort alors. Cool... Bon sang par contre t'as une sale tête."Exhibant son teint livide et les veines trop bleues qui lui entouraient les yeux, le gamin esquissa un grand sourire fier. Il forma des serres avec ses mains et les plaça des deux côtés de sa tête.
"T'as vu ? Je fais PEUR, hein !"