Ailin n'était plus si couramment dehors lorsqu'il était question de récolter des plantes. Depuis qu'elle disposait d'une serre à même ses appartements, elle y cultivait les herbes dont elle avait le plus souvent l'usage, si bien que ses escapades dans la nature s'étaient largement raréfiées.

Bien sûr, faute de place, il lui avait fallu faire des choix. Tous les spécimens dont elle pouvait avoir besoin n'étaient donc pas présents dans sa collection. Et c'était sans compter la taille de certains végétaux, leurs conditions d'épanouissement très exigeantes, parfois inadaptées à une culture en intérieur - voire à une culture tout court - et enfin la dimension rituelle de certaines cueillettes, qu'Ailin préférait faire dans des environnements précis, à des moments de la journée précis, voire avec des gestes et des outils précis.

Aujourd'hui, elle n'était pas seule. Depuis qu'elle avait emménagé au Bayou, son goût pour la botanique n'était plus une caractéristique qui la distinguait du reste de ses pairs. Tout à l'inverse, il l'avait aidée à s'intégrer au sein d'une communauté dans laquelle, compte-tenu de ses origines, de son passif et de son apparence, s'intégrer avait justement été un défi.

Il y avait notamment deux "jeunes" plus ou moins directement liés à Klere avec lesquels l'Ivoire passait du temps à s'occuper des plantes. C'était encore un peu étrange pour elle de partager ça avec d'autres quand elle avait passé toute la première partie de son temps sur l'Île à cacher ses connaissances et ses affinités avec le monde végétal. De plus, dans l'Ordinaire, Ailin n'avait jamais eu ce genre de moments qu'avec Fenella.

La dynamique n'était plus la même. Parfois, et même si Marianne et Janvier connaissaient bien leur affaire - leurs pratiques étaient par ailleurs bien différentes des siennes - l'écossaise avait l'impression d'avoir pris la place du professeur. Ce n'était pas désagréable. Bien au contraire, elle se réjouissait des moments qu'elle passait avec eux et appréciait avoir des choses à leur apprendre. Elle se surprenait à éprouver une affection particulière pour ces deux enfants. Enfin. Malgré les apparences, l'un.e n'était pas véritablement un.e enfant, n'est-ce pas ? Janvier était en réalité à peine moins agé.e qu'Ailin, mais entre leurs places respectives à Gwo Kay Won et l'apparence du Sel figée dans l'adolescence, il était facile d'en perdre l'impression.

Pour plusieurs raisons, Janvier avait trouvé une place spéciale, sans qu'iel puisse vraiment le savoir.

"Aon bhàs airson beatha." marmonna t-elle a voix basse en même temps qu'elle incisait proprement la plante qui l'intéressait à la base de la tige. Il y avait certaines phrases, certaines procédures rituelles qu'elle évitait d'appliquer au Bayou, de peur que la magie des lieux ne soit pas suffisamment compatible. "Une mort pour une vie", cependant, c'était une chose que ces lieux et que l'Île entendaient.

Alors que l'Ivoire était en train de se redresser, ses yeux attrapèrent quelque chose qui se cachait dans la végétation foisonnante. Son regard aigu se concentra quelques courts instants, jusqu'à ce qu'elle fut certaine d'avoir bien identifié le végétal qu'elle venait de repérer. C'était une plante assez rare, et justement l'une de celles que Janvier était en train de chercher, lui semblait-il.

"M'eudail, viens voir ce que j'ai trouvé, tu risques d'apprécier..."

Depuis quelques temps, il arrivait à Ailin d'appeler Janvier par ce surnom affectueux qu'elle avait beaucoup donné à quelqu'un d'autre, par le passé... Quelqu'un qui n'avait eu qu'une différence d'âge restreinte avec elle, mais qu'elle avait en grande partie élevé.

... Ailin n'étant pas très au clair avec ça, la plupart du temps, elle évitait de trop y penser.

Ailin n'était pas d'une nature pressée. Penchée au dessus de la délicate fleur de cristal, elle attendait patiemment que Janvier en ait terminé avec l'extraction du végétal étoilé qu'iel venait de repérer. Tomber sur ces deux plantes en même temps, à quelques mètres de distance l'une de l'autre seulement, était un énorme coup de chance.

L'Ivoire n'était pas la seule à en avoir conscience. L'exclamation de Janvier au moment de découvrir ce qu'Ailin voulait lui montrer avait beau être teintée de sa sobriété caractéristique, l'écossaise n'aurait pas pu manquer les accents enthousiastes qui en faisaient vibrer les contours. Un sourire attendri fleurit discrètement au coin de ses lèvres. Ailin n'avait pas l'habitude de s'émouvoir de la joie quiconque, mais force était de constater que les exceptions allaient en s'accumulant, depuis qu'elle s'était installée dans cette nouvelle existence.

Iels étaient donc deux, maintenant, à être penché.e.s au-dessus de la plante rare en arborant une expression satisfaite étrangement similaire. Deux aussi à donner l'impression de marcher sur ses œufs en prévision de la tâche complexe qui les attendait : c'était une chose d'avoir trouvé la fleur. Maintenant, il fallait la cueillir sans la briser.

"Est-ce que tu peux m'aider à la cueillir ? Je voudrais les racines avec."

L'Ivoire tourna brièvement les yeux sur son acolyte, consciente de la confiance qu'iel mettait en elle en cet instant - mais consciente aussi qu'iel n'aurait probablement pas pu réaliser son objectif seul.e, car il fallait bien quatre mains prudentes pour qu'une telle démarche soit couronnée de succès. Ne pas briser les pétales était déjà difficile lorsqu'on se contentait de couper la tige, alors déterrer la plante entière sans dégâts collatéraux ?

Ambitieux. Et de ce fait, excitant.

"Très bien. Je vais protéger les corolles afin qu'elles subissent aussi peu de chocs que possible. Ca te laissera le champ libre pour creuser autour de la fleur et libérer les racines."

Avec une surprise ténue, l'écossaise se rendit compte qu'elle avait à peine hésité avant de proposer ce plan d'action qui impliquait pourtant un rapprochement conséquent, de ceux qu'Ailin évitait radicalement d'avoir en temps normal, sauf avec Klere et Noa.

La proximité physique de Janvier ne lui était pas pesante. Depuis que certaines choses avaient été dites - de manière plus ou moins détournée - la complicité qu'Ailin ressentait à l'égard de l'aîné.e des enfants de Klere s'était intensifiée. Lae principal.e intéressé.e n'avait actuellement aucun moyen de comprendre ce changement. Ailin ne l'avait laissé s'exprimer qu'avec subtilité : iels s'étaient rapprochés de façon progressive, rien ne laissait sans doute entendre qu'un événement avait servi de catalyseur à la progression de leur relation, d'autant qu'il ne s'agissait que d'une raison parmi plusieurs.

L'idée d'être découverte à l'insu de sa volonté était pour Ailin un véritable cauchemar, de même que l'idée de brutalement perdre ce qu'elle avait gagné lorsqu'elle était arrivée sur l'Île : la chance d'enfin vivre la vie qu'elle voulait, et d'être vue pour ce qu'elle était réellement. Cette peur insidieuse d'être affichée, et de nouveau associée à une image dont elle ne voulait pas, était quelque chose qu'elle portait sur elle au quotidien, qui nouait sa gorge douloureusement, qui logeait une tension permanente entre ses épaules et dans sa nuque.

Vivre dans le secret n'était pas facile tous les jours, mais elle le supportait bien mieux que l'idée de dévoiler ses réalités aux yeux d'une communauté qui ne comprendrait pas forcément, et qui ne saurait de toute façon pas se départir de biais qu'elle ne voulait pas subir.

Pourtant, malgré tout ça, elle envisageait l'idée que Janvier puisse comprendre ce qu'elle ne lui avait pas dit sans la moindre forme de tension ou de répugnance. Ne plus avoir à se cacher devenait dans ce cadre une perspective apaisante. Elle avait l'impression qu'iel pouvait bien savoir, iel ne dirait rien, et surtout cela ne changerait rien entre elleux - pas dans un sens du terme désagréable, toujours. L'Ivoire pouvait même envisager l'idée de lui parler de ça, un jour, sans y être obligée. Sans que cela soit une épreuve affreuse. Il y en avait peut-être même en elle un embryon d'envie.

Mais pour le moment, Ailin se contentait d'être moins sauvage avec iel qu'avec presque tout le monde, et de tenir entre ses mains habiles une fleur qu'il leur fallait encore capturer.

Très concentrée, Ailin observait la plante et Janvier qui travaillait autour, vérifiant les gestes de lae plus jeune, qui n'avait cependant besoin d'aucun conseil pour bien se débrouiller. Elle faisait preuve de beaucoup de sérieux en botanique comme dans le reste des arts qu'elle pratiquait. Elle aurait été dévastée de ruiner une telle merveille lorsque le but était au contraire de la préserver, d'autant que l'opération semblait être importante aux yeux de saon bel.le-enfant, qu'elle ne voulait pas voir déçu.e.

Ses longs doigts effilés protégeaient les corolles avec délicatesse, les effleurant à peine lorsqu'elle le pouvait pour éviter de les briser.

J’y vais à trois. Un.. Deux.. Trois !

C'était le moment le plus délicat à passer et il y eut forcément quelques dégâts, notamment au niveau des racines trop profondément enfoncées pour être retirées sans heurts. L'Ivoire rassembla toute sa dextérité pour suivre le mouvement de l'extraction, nécessairement plus brusque que les précédents. Quelques pétales en avaient fait les frais, mais globalement la plante était en très bon état.

Et maintenant...

Elle se tourna d'un côté, de l'autre, puis encore de l'autre côté... Mince !

Ala yon enbesil. J’ai pas sorti le pot où la mettre.
Le commentaire de Janvier traduisait ses propres préoccupations. Ailin eut un bref rire qui oscillait entre fin amusement et dépît qu'elle avait pour sa propre étourderie. Allons ! Elle n'avait pas l'habitude de se montrer si tête en l'air. Leur chanceuse trouvaille lui avait fait oublier la base. Il n'était pas bon de se laisser ainsi prendre par l'enthousiasme !

"Oh. Je suis désolée M'eudail, cela m'avait à moi aussi complètement échappé..."

Un regard aimable, encore légèrement rieur, passa brièvement sur le Sel, qu'elle décida cependant de ne pas embarrasser plus que nécessaire en élaborant sur cet incident et ses conséquences. Elle était bien placée pour le savoir : il n'était pas facile pour tout le monde de demander de l'aide. Et Janvier chérissait son autonomie.

"Tiens la bien en équilibre, je vais faire vite. Attention... Je lâche."

Délicatement, ses mains s'ouvrirent. Elle resta suspendue une seconde à ses inquiétudes puis, comme la fleur était toujours bien en place entre les doigts de saon partenaire, elle s'éloigna tout en sobriété en direction de la sacoche indiquée par Janvier. Sans perdre de temps elle en détacha les sangles et n'eut aucun mal à trouver ce qu'elle cherchait - un pot de fleurs dans un sac n'était jamais discret.

Elle le plaça aux pieds de Janvier et entreprit de mettre quelques poignées d'humus au fond pour mieux accueillir la plante. Puis, elle retourna faire de ses mains le bouclier qui protégerait le végétal jusqu'à ce qu'il arrive dans son nouveau foyer et soit sécurisé par trop de terre pour être en mesure de bouger.

"Bien. Plus de peur que de mal... Nous pouvons continuer."

Elle aurait pu proposer un protocole pour la suite de leur opération, mais il lui sembla plus pertinent de laisser Janvier en prendre l'initiative, comme lae jeune personne semblait avoir mal vécu sa précédente erreur - bien que ce fut une erreur partagée.