La silhouette est frêle. Les membres grêles, comme un amas d'os qui tiendrait par enchantement. Il a glissé les mains dans ses poches par habitude, pour ne pas être gêné par ces bras dont il ne sait que faire. Cloud a l'air de pouvoir s'envoler à tout moment, soufflé par le vent qui s'engouffre dans ses vêtements trop larges et mal ajustés. Tranquille, il reste là, figé dans un instant d'éternité. Il a les yeux dans le vague et un sourire rémanent qui éclot aux commissures de sa bouche. Calme comme un étang.
Il n'y pense pas.

Il se tient près de l'extrémité d'une plate-forme du grand arbre. L'air est frais, la température n'a fait que diminuer ces derniers temps. Mais il n'a pas même un frisson. Avec sa lenteur exaspérante, il contemple les niveaux inférieurs où les Perdus de tout âge s'affairent. Ce matin, la ruche fonctionne encore, vrombissante quoique fatiguée par les récentes inondations. A chaque seconde qui passe, Cloud a les pieds plus près du vide, mais tout se passe comme s'il ne le remarquait pas vraiment. Comme s'il se rapprochait juste centimètre par centimètre du guichet devant lequel il fait la queue. Il entend bien l'agitation derrière lui, il sait qu'on viendra à sa recherche dans pas si longtemps. Distraitement, il passe sa langue sur ses dents, sinuant dans chaque creux des prémolaires et s'attardant sur la pointe des canines. Il ne pense à rien, ou peut-être est-ce ce qu'il a envie de croire. Ou de faire croire.

Il est là, au bord du gouffre, le cœur vide et la respiration tranquille. Une minute de plus, ils seront là. Une minute de plus, la vie reprendra. Une minute de plus, il se remettra dans sa peau de tous les jours, celle sur laquelle tout coule. Mais pendant cet instant, ce dernier instant, il a l'impression d'être celui qui dirige. D'avoir toutes les clefs en main, d'avoir tous les droits possibles et imaginables, d'avoir le contrôle sur sa propre vie.

- Cloud?

La voix est encore lointaine, Cloud pense à la mort. Il se dit que ça ne lui ferait ni chaud ni froid, au fond. Comme tout le reste. Il ne ressent rien, c'est ce qu'il se répète. Alors, toujours avec lenteur, il se détourne du vide et laisse mourir ses pensées. Il sourit encore, il ne sait même pas pourquoi. Un enfant lui fait face, c'est une môme qui n'a même pas dix ans et dont les yeux sont encore rougis, cerclés d'eau. Instinctivement il s'abaisse un peu à son niveau, il élargit son sourire, il l'écoute en posant une main sur son épaule. Sa tête fait des loopings et il n'est même pas sûr de comprendre chacun des mots qui lui sont adressés, même si comme toujours on lui parle avec lenteur, en haussant le ton et en articulant exagérément. Il passe une main humide sur son propre front, puis acquiesce une fois unique. Son travail ne lui change pas la vie, mais la structure en se répétant avec une monotonie rassurante. Il faut réparer la poupée de ce gamin, le meuble de cette pièce, l'échelle de corde de cette plate-forme. Peu importe, ce sera fait. Cloud sent un lancement douloureux dans sa colonne vertébrale et l'ignore dans un froncement de sourcils.

Il suit son client.
Il ne pense à rien.
En descendant au niveau inférieur, il aperçoit la lune qui luit encore dans le ciel clair du matin et il sourit.

L'écorce

 1m60 et des poussières. Pas très lourd, sûrement pas suffisamment.

 Il se tient mal, victime d'une scoliose et d'autres problèmes de dos.

 A tout le temps mal partout, fait comme si de rien était.

 Se brise les os et se blesse souvent. Des coupures, des brûlures, des griffures.

 N'a pas l'air de faire particulièrement attention à ce que ça n'arrive pas.

 Par contre, ne supporte pas le froid.

 A été touché par une fée des forêts agacée par sa fumée. Depuis, du lierre et des occasionnels pissenlits poussent sur son corps. Les arracher ou y toucher est douloureux mais nécessaire s'il ne veut pas être recouvert. Au réveil on dirait un champ abandonné. Comme il a plus ou moins de la sève dans les veines, son sang n’est plus vraiment rouge mais d’un marron inquiétant.

 Ne peut pas rester trop longtemps enfermé ou sans soleil sans quoi il dépérit purement et simplement. Est aussi obligé de s’hydrater très souvent, se dessèche vitesse grand V.

 Une surdité légère des deux oreilles l'affecte et l'isole quelque peu. Elle tend à s'aggraver avec le temps. Cloud plisse souvent des yeux lorsqu'on s'adresse à lui, l'air soudain très concentré. Il est aussi victime de vertiges et d'acouphènes.

La sève

 Lent et détaché.

 Nonchalant et passif.

 Indolent et calme.

 Serviable et altruiste.

 Passe pour un rêveur ou en tout cas un gars très très chill.

 Sourit presque tout le temps.

 Parle doucement. N'est pas Anglais, en aligne des rudiments teintés d'un accent indéfinissable qui voile sa voix.

 Ne s'énerve jamais. De manière générale a l'émotion et l'éclat parcimonieux.

 N'a aucune volonté.

 Fume le narguilé en quasi permanence. Le coin où il travaille dans l'Atelier est toujours embrumé d'un nuage de fumée blanche.

 Quand il est en déplacement, il fonctionne aux herbes médicinales et la fumée reste dans son sillage.

Il tient son nom du nuage épais de fumée qui l'enveloppe presque toujours et qui l'enveloppait avant que Peter Pan ne l'emporte sur l'Île.

 N'est presque jamais lucide, a l'air constamment dans les vapes, presque abruti.

N'a pas de possessions autres que ses vêtements, sa pipe à eau et un carnet qu'il jette dès qu'il est plein. Ne s'attache pas aux objets.

Les racines

 Ne supporte pas la crasse et la poussière, se lave tout le temps les mains, même quand elles sont propres, au point qu'elles sont abîmées et toutes rapeuses.

 Déteste faire des choix, l'évite le plus possible.

 Évite d'ailleurs les conflits, les émotions des autres, leur complexité. N'importe quoi d'eux qui pourrait l'atteindre.

 A un rapport compulsif au travail, est presque physiquement incapable d'ignorer un ordre.

 Répare des meubles, des murs et plus ou moins n'importe quoi. Ne crée rien.

A peur des bruits d'explosion.

Prie

 Dort peu, mange peu. Constamment faible.

Est obsédé par le fait d'avoir le contrôle sur son propre corps parce que c'est la seule chose qu'il peut contrôler.

N'a aucune sorte d'affection pour les mères, les fuit tant qu'il peut.

Il n'est pas autant anti-social que ses pratiques toxiques et son calme le suggèrent. Au contraire, il aime discuter de tout et de rien avec ses pairs. Ou plutôt, il aime bien faire parler les autres, les écouter, eux, leurs rêves, leurs espoirs et leurs doutes. Il aime les contes, les légendes. Il aime regarder des images, la mer, les étoiles, écouter le bruit du vent dans les feuilles. Il aime observer les autres enfants. Il aime ce qui vit. Et il aime vivre par procuration.

Pourrait passer des heures à tracer des lignes et des motifs géométriques tous identiques.

 La première fois que Cloud a posé les yeux sur l'Île de Jamais, il s'est soudain rappelé de quelle couleur étaient les rêves. Il apprécie l'endroit dans sa globalité, ses habitants, ses coutumes, même ses cruautés. Il ne se plaint en tout cas jamais de rien.

Cloud a une répugnance sans ambivalence pour le monde ordinaire. Il a oublié très vite les visages, les noms, tout ce qui est détail précis, mais en conserve une impression qui le terrorise et le réveille en sursaut la nuit.

Il pense d'eux ce qu'on attend de lui qu'on en pense. Peter Pan l'a sauvé et est un roi merveilleux. Autoritaire bien sûr, mais c'est normal pour un roi. Puéril bien sûr, mais c'est la rançon de la félicité. Inconstant bien sûr, mais l'inconstance est la règle et en tant que telle il ne la redoute plus.
Quant à Hook, il ne l'a jamais rencontré personnellement et n'en entend parler que comme une figure qui hante les cauchemars de certains camarades. Il ne le craint que modérément. Seul son tic-tac éternel le fascine.

Il a débarqué dans les dernières années, peut-être en 2016 ou dans ces eaux-là.

Peter Pan l'a vu embarquer une bonne quantité de marijuana le jour de son départ. Peut-être qu'il associait les herbes avec la médecine, en tout cas sa première occupation fut auprès de Soul.
Quand il était Soigneur, Cloud pillait dans les réserves d'herbes. Il saisissait n'importe quel prétexte pour s'occuper du ravitaillement lui-même et disparaissait pendant des heures, trop content de fuir ses responsabilités et de s'endormir l'esprit. De corvée à l'infirmerie, il enfumait les malades et se montrait plutôt inapte à les soigner de quoi que ce soit. Qui par ailleurs voudrait d'un docteur tout le temps blessé ?

On le dégagea pour l'envoyer avec scepticisme chez les Diplomates, songeant peut-être qu'un type calme comme ça, ça saurait parlementer. Bien sûr, il ne brilla ni par son éloquence ni son efficacité tant son esprit était constamment embrumé et tant son parler était rudimentaire.

Il fit un essai de deux jours comme sentinelle avant qu'on découvre qu'il préférait regarder les enfants se battre que les séparer ou les punir.

Puis sa mésaventure avec la fée Verdure mit une fin prématurée à sa carrière de Grimpeur. Ce fut lui, pas si impassible pour une fois, qui réclama sa mutation dans un autre groupe, refusant pour un temps de s'aventurer dans les bois. Quand en désespoir de cause on lui demanda ce qu'il savait faire à la fin, bordel, il confessa tranquillement qu'il avait travaillé dans la construction, dans l'Ordinaire. C'est comme ça qu'il termina chez les Artisans, faction qui, sans apprécier particulièrement son indolence, trouva en lui quelqu'un d'efficace et méticuleux.

Pour le reste, il y a déjà quelques temps qu'il habite au Grand arbre. Il a appris la langue, s'est acclimaté. Il est passé entre les diverses afflictions de l'Île, morflant plus ou moins (la Canicule l'a mis à rude épreuve) mais sans jamais se plaindre. Suivant en général le gros du troupeau. Il n'hésita jamais à se mettre en danger dans les diverses expéditions mais refusa catégoriquement de se joindre à l'aventure sur le Nautilus. Durant le Givre, il a vécu au Canyon parce qu'il a songé que c'était l'endroit où le froid l'affecterait le moins.

Il n'y a plus rien.

Le vent souffle et balaye les rues sans relâche. Un palmier solitaire prend la poussière. Zain a les mains qui sentent le plâtre et du ciment séché dans les cheveux. Il est planté au milieu de la chaussée, le regard perdu et le sourire aux lèvres. Son corps est comme une immense plaie, il a l'impression que l'infini lui écrase les épaules. Ses paumes et ses avant-bras sont déchirés de partout et ses lèvres sont fendues, bleues et enflées. Son index est tordu dans un angle bizarre. Mais il ne regarde rien et continue à sourire d'un air absent, comme si plus rien n'avait d'importance. Il n'entend même plus le craquement de ses côtes.

Derrière lui s'empilent les restes d'un bâtiment effondré.  Ses oreilles bourdonnent encore et le brouhaha n'est fendu que par le sifflement strident de l'ultrason qui fait vriller ses tympans. Tout hurle autour de lui. La foule l'entoure de partout mais il a l'impression qu'elle glisse en passant, ou qu'il n'existe pas, jamais effleuré par quiconque, même quand il se met à marcher sans but au milieu de la route, tout droit mais toujours entre les mailles du filet. Il ne fait pas attention à qui il bouscule, il ne voit même plus le ciel. Il n'arrive pas à réfléchir. Quelque chose lui échappe, probablement la raison pour laquelle, malgré ses efforts et son contrôle sur lui-même, malgré son sourire de fantoche, il a tellement envie de pleurer.

En atteignant le bout de l'avenue, il s'arrête pour observer longtemps la vitrine fracassée d'une librairie. Les livres font partie de ces objets qui le fascinent sans qu'il ait pour autant la moindre envie d'y toucher. Intouchables dans leur prison de verre, avec leur couverture sobre ou colorée, brillante ou ouvragée, et leurs pages poussiéreuses parfois ouvertes sur une bribe de récit qui ouvre tous les possibles. Il y voit des résidus du passé dont la beauté réside dans l'immuabilité. Il a toujours aimé les vieux objets. Ou les objets dont il ne saisit pas l'utilité. Avec le temps, il n'a plus aucune sorte d'estime pour ce qui est périssable ou fonctionnel. Tout ça a une rare laideur. Ce qui lui est inaccessible semble au contraire receler des secrets et des mystères qu'il n'a aucune envie de dévoiler, sous peine qu'ils perdent tout intérêt à ses yeux. Dans un monde où plus rien n'a de sens, plus rien ne se fige et tout s'étiole, il révère presque les quelques reliques qui ont miraculeusement la décence de refuser d'être détruites.

Une main se pose sur son épaule, on lui parle, il n'entend rien. Peut-être qu'on lui parle parce qu'il a les tempes qui ruissellent de sang et qu'il est tellement écorché qu'on croirait que c'est fait exprès, que quelqu'un l'a pris pour tester un couteau, comme les petits papiers dans les magasins d'art sur lesquels tout le monde essaie des crayons. Zain ne répond pas, sa gorge est serrée. Il n'arrive même pas à pleurer. C'est comme s'il ne ressentait rien, ou qu'il ressentait trop à la fois. Il lève la tête vers l'adulte. Ses yeux sont flous. Le sang a quitté son visage et il ne pèse bientôt plus rien. Il perd toute consistance, le monde disparaît.

Plus tard, quand il récupérera sa conscience en lambeaux, il passera sa main sur sa peau ébréchée, sur l'angle de ses coudes, sur son relief. Il ouvrira les yeux, sonné, pour ne constater que la laideur et la misère. Il allumera frénétiquement sa pipe et engloutira sa douleur sous un nuage de fumée. Il expliquera à qui voudra l'entendre qu'il n'a plus de travail, que c'est fini. Qu'il n'y a plus rien qui compte et plus rien qui ne l'attend dans la rue sauf le bruit, le vrai, celui qui assourdit et empêche de penser à quoi que ce soit. Sauf le smog épais qui noircit les poumons et fait suffoquer d'autre chose que du mal être. Il aura l'impression d'avoir dormi pendant des siècles, peut-être que la vérité n'est pas très loin. Il aura l'impression d'avoir perdu toutes ses couleurs, de n'être plus qu'une ombre. Il ne sentira même plus les coups qui s'abattent sur son dos aux os bien trop saillants.

Il n'y a plus rien.

Pour avancer, il n'a qu'à empiler les jours. Il suffit de faire la même chose qu'avant, encore et encore, à s'en abrutir l'esprit et à en perdre tout discernement. Il n'a même pas envie de compter les heures, ou les semaines. Il fera ce qu'on attend de lui, sans jamais protester, sans jamais chercher à s'en éloigner, parce qu'il n'a même pas l'imagination suffisante pour imaginer pouvoir changer quoi que ce soit. Dès qu'il a un instant libre il trouve un copain, et dissimulés dans la carcasse d'un édifice en ruines, ils discutent pendant des heures. Il aime bien parler de rêves, raconter les siens, entendre ceux des autres. C'est comme si on ouvrait des univers entiers et qu'on les regardait s'ouvrir, virtuellement infinis et tout puissants. Il s'y perd tant qu'il le peut, tant qu'il n'est pas rappelé par des cris ou des bleus. Il n'a pas d'airbags : il n'y a jamais rien qui le préserve d'une chute dans la réalité. Il ne s'est pas vraiment relevé de sa dernière dégringolade. Plus rien ne l'atteint, songe Zain. Il ne peut que sourire comme un imbécile, meurtri dans sa moelle mais flambant ses dernières illusions avec l'espoir d'un après.

La nuit, il se noie dans la fumée. Il n'écoute pas les protestations de ses frères, il n'écoute pas les menaces. Il s'intoxique les poumons pour se sentir exister dans le creux d'une toux. Il s'assomme pour perdre toute lucidité sur sa souffrance.
Quand Peter Pan attiré par les clameurs de la ville l'aperçoit au milieu de son nuage, il ressemble presque à un fantôme, mais il sourit. Il a l'air sans souci. Alors Zain s'envole, porté par les derniers rêves dont il se souvient.

Il n'y a plus rien.