Boum.
Le sac plein à craquer (de neige) s’écrasa lourdement sur le sol (couvert de neige). Juste à côté brûlait un feu de bois qui résistait tant bien que mal au vent et à l’humidité, et juste au-dessus de ce dernier était installé une grosse marmite customisée d’un filtre à eau.

Pretty lâcha un gros soupir. Il avait essayé de s’éloigner, pour récolter une neige aussi peu polluée que possible (la crasse sous les chaussures, c’était pas très recommandé à boire). L’exploration s’était révélée plus facile que prévu, grâce à son énergie débordante, mais aussi puisque la neige se renouvelait constamment ; et qu'en plus de ça, les alentours du Grand Arbre étaient finalement peu fréquentés -seule une poignée d'inconscients était restée, après tout.

▬ Bon. Ça devrait être suffisant pour remplir un tonneau.

Le Livreur savait de quoi il parlait. C’était son boulot d’origine, après tout.
Il ne tarda d’ailleurs pas à sortir les mises en garde qui allaient de paire avec de l’eau de neige. Il n’avait pas eu l’occasion de le faire plus tôt : à vrai dire, il avait plutôt eu envie d’en finir vite avec cette corvée -même si c’était lui qui s’était porté volontaire pour donner un coup de main. Il ressentait le besoin irrépressible de se dépenser non-stop. Même là, il était incapable de rester tranquille : il faisait les cents pas autour de la marmite et agrémentait ses paroles de micro-gestes censés plus ou moins illustrer ce qu'il disait. De temps à autre, il sautillait sur place, l'air d'essayer de se réchauffer, malgré le feu à un mètre de lui.

▬ Essayez de boire cette eau que quand il reste rien d’autre, ça reste une solution de dernier secours. C’est franchement pas bon pour la santé. Et si ça doit arriver, rajoutez du sel ou, euh, faites-en plutôt une soupe. Ça fera l’affaire.

Il se souvenait plus qui lui avait dit ça, parmi ses camarades Livreurs, mais il avait vite constaté que ceux qui ne suivaient pas ce conseil avaient effectivement fini à l’Infirmerie avec quelques symptômes délicats à gérer.

▬ Sinon la rivière est toujours ok mais méfiez-vous quand-même. Si elle est atteinte par le Givre en amont ça va vite être la merde. Privilégiez les sources isolées. Je peux pas confirmer qu’elles sont toutes encore là, mais j’me souviens qu’on en a repéré des saines près du Labyrinthe, un peu plus au sud. Sinon vous en avez à l’ouest et au sud de l’Ossuaire, c’est plus proche.

La Fausseté poussa un autre soupir. Il avait fait exactement le même rapport dans la matinée, et quelques autres fois, pour continuer de mettre en garde tout le monde au Canyon. Le boulot de Livreur s’était étendu avec une population aussi dense et diversifiée à gérer.

Finalement, il posa son regard sur Buster, qui semblait concentré à sa tâche et qui n'avait toujours pas pipé mot.

▬ J’irai dire la même chose à Samurai. Il pourra aider à gérer, vu que c’est aussi un Livreur. Au besoin je l’accompagnerai pour lui montrer où sont précisément les sources, parce qu’elles sont un peu dures à trouver.

Avec un monologue pareil, il se demandait presque si L’Expert l’écoutait toujours.
Au fond, il se doutait que oui, vu que c’était des infos pratiques du genre utiles à leur survie.

Il acheva son discours sur leur question rituelle :

▬ Tout se passe bien chez vous ?

Il remua un peu sur lui-même, discrètement mal à l'aise. Il craignait le moment où ladite question lui serait retournée.
Parce que du côté du Canyon, il y avait un truc qu'il devait dire à Buster, et que ça l'enchantait vraiment pas de lui annoncer la mauvaise nouvelle.

S'il y a bien quelque chose que Buster doit reconnaître à Pretty, c'est sa vitalité. Il sautille, il court presque pour récupérer cette neige qui, de toute façon, ne leur apportera qu'une eau pure très désagréable à boire, tandis que lui, qui s'occupe de maintenir le feu, transpire dans ses vêtements. Dès qu'il bouge, il sent l'humidité sous ses bras, ses cuisses, son coup, son nez, et grands dieux, qu'est-ce qu'il a horreur de ça !

- Bon. Ça devrait être suffisant pour remplir un tonneau.

- Large, répond l'Expert, le ton un peu bougon en conséquence de ces déboires sudoripares.

Puis, Pretty se lance dans des explications longues et détaillées, ce qui est, d'habitude, son habitude à lui, ce qui fait qu'il est d'abord un brin surpris. Mais il se rappelle vite qu'il a intérêt à s'y connaître un minimum, en tant que Livreur, et que ce soudain échange des rôles est on ne peut plus normal.

- Essayez de boire cette eau que quand il reste rien d’autre, ça reste une solution de dernier secours. C’est franchement pas bon pour la santé. Et si ça doit arriver, rajoutez du sel ou, euh, faites-en plutôt une soupe. Ça fera l’affaire.

Pour ce qui est de considérer la neige comme la solution de dernier recours, Buster n'a aucun de mal à le croire. Vraiment, l'eau pure, c'est dégueulasse. En revanche, cette histoire de soupe, et surtout, de sel, le rend un peu méfiant. Ça a une gueule de recette de grand-mère au mieux, et de légende urbaine, au pire.

Pretty se met ensuite à lister les différentes sources d'eau potable restantes, ou du moins, qui ont des chances d'être encore disponibles. Il y a beaucoup d'infos, et elles défilent vite ; Buster a un peu l'impression (et la pression) que la Fausseté s'attend à ce qu'il retienne tout, là, comme ça. D'ordinaire, il aurait essayé histoire de s'éviter le léger gêne d'avoir à poser de nouveau la question, mais dans ces conditions, il insiste.

- Au besoin je l’accompagnerai pour lui montrer où sont précisément les sources, parce qu’elles sont un peu dures à trouver.

- Je vais pas retenir tout ce que tu m'as dit, je noterai sur nos cartes tout à l'heure. C'est pas les trucs les plus fiables de l'univers mais ça permettra de les avoir en tête, au moins.

Il y a un temps de pause, pendant lequel Buster marche distraitement aux alentours, ouvrant de légères brèches dans sa tenue pour faire un peu de climatisation sous tout ce bazar, et tout en regardant la neige lentement fondre dans la marmite. Ça mettra un petit temps à bouillir.

- Tout se passe bien chez vous ?

La question habituelle. Buster ne détourne même pas le regard de la marmite, et répond avec la même simplicité qu'un "bonjour" :

- Ça roule à peu près, on a fini de s'installer, globalement. Les fuites du Zeppelin, tout ça. Il manque plus qu'assurer l'approvisionnement de nos stocks, maintenant. Fastoche, ironise-t-il.

Ça reste toutefois évasif, comme réponse. Ça esquive les conflits, les autres soucis mineurs et moins mineurs, les détails plus triviaux. Mais Buster n'est pas vraiment d'humeur à dégueuler des tirades, ni à ressasser des détails désagréables ; au loin, les premiers cris des Orbleus sont audibles à intervalles réguliers, comme de légers cris de mouette. Pas de quoi filer la pêche.

- Vous ? » lâche-t-il avec un mouvement de menton dans sa direction pendant qu'il aère ses mains en retirant temporairement ses gants.

Nerveux, Pretty continuait de gigoter un peu partout -en faisant les cent pas, principalement. Pour l’instant, ça ne se différenciait pas de sa bougeotte de tout à l’heure : probablement ce pourquoi Buster répondait sur le ton de l’habitude sans même lui accorder un regard. Pour une fois, il ne s’en formalisa pas.

▬ Ça roule à peu près, on a fini de s'installer, globalement. Les fuites du Zeppelin, tout ça. Il manque plus qu'assurer l'approvisionnement de nos stocks, maintenant. Fastoche.
▬ Ça va le faire, optimisa La Fausseté.

Outre la très vague tentative de distraction, il était sincèrement soulagé de savoir que tout se mettait en place sans accros majeurs. Il ne doutait pas qu’avec une équipe contenant du Buster et du Samurai, ils sauraient trouver un moyen de s’en sortir. Il avait confiance, malgré tout.
Malgré les cris d’Orbleus au loin, qui n’avaient cessé de lui donner la chair de poule depuis qu’il les avait entendus pour la toute première fois.

▬ Vous ?

La question le frappa de plein fouet. Il avait vraiment (et vainement) espéré que L’Expert ne poserait pas la question.

Pretty avait l’air de plus en plus mal à l’aise, d’une façon qui continuait de se fondre avec son attitude pleine d’énergie. Il se balançait d’un pied à l’autre tandis que son regard explorait à peu près tous les lieux vides et inintéressants du Grand Arbre qui ne contenaient pas le rouquin dans son champ de vision.

▬ On a fini par s’installer bien comme il faut. L’organisation est devenu assez fluide. Y’a genre les Piccaninny qui nous apprennent à se battre, les Delaware qui font tout le temps la fête, les Esprits qui forment un bouclier autour du Camp… Tout ça.

« Tout ça », parce qu’en vérité, ce « tout ça », ben il l’avait déjà raconté plus en détail à L’Éclaireur.

Pretty inspira un bon coup. Bon, il fallait bien qu'il crache le morceau à un moment ou à un autre. D’une part parce que ça concernait directement Buster, et d’autre part parce que s’il ne le disait pas en espérant que ça passerait et qu'en fin de compte ça ne passait pas, il s’en voudrait toute sa vie.

▬ Euh.

Son surplus d’énergie lui donnait l’impression qu’il y avait mille manières d’aborder le sujet ; en conséquence, le Livreur avait l’air de plus en plus hésitant sur la démarche à suivre.

Finalement, il décida d’attraper la manche de Buster afin d'attirer son attention, puis il le tira vers lui, tout doucement, avec une expression sérieuse et sans doute un peu grave peinte douloureusement sur le visage.  

Il lâcha l’Expert seulement quand celui-ci fut éloigné à distance respectable de la marmite. Dans la surprise, il aurait peut-être pu se blesser. On n’était jamais trop prudents.

▬ Rattler est malade.

La bombe était lâchée.

Comme Pretty se doutait de l’effet que ça devait faire, il tenta d’anticiper les questions à venir :

▬ Il est cloué au lit depuis trois jours je crois. Il était comme ça quand je suis revenu du Grand Arbre la dernière fois, il paraît qu’il a fait un malaise. Il a tous les symptômes d’une grippe basique mais dans le doute on le garde en quarantaine. Il est fiévreux et il dort beaucoup, mais il a pas l’air mourant.

C’était toutes les informations qu’il avait pu glaner à son sujet.

▬ Il a pas trop voulu me parler quand je suis venu le voir, ajouta-t-il, pensif.

- On a fini par s’installer bien comme il faut. L’organisation est devenu assez fluide. Y’a genre les Piccaninny qui nous apprennent à se battre, les Delaware qui font tout le temps la fête, les Esprits qui forment un bouclier autour du Camp… Tout ça.  

Buster marmonne un "Hmm..." songeur, constatant avec un léger froncement de sourcils que Pretty n'évoque pas tous les dangers principaux, à savoir les maladies, les animaux sauvages, la Machine... Il est en plein paradoxe, dictant que si les dangers ne se font pas sentir, c'est qu'il se trame quelque chose. Il ne pense pas que Pretty lui cache quoi que ce soit, toutefois. Juste que l'absence de manifestation de graves problèmes ne signifie pas que tout va bien, pour lui.

Il faut attendre que Pretty lâche un "Heu." pour que l'Expert commence à douter que quelque chose ne va pas. Ou du moins, que Pretty a quelque chose de plus important à dire. Un doute confirmé par le fait qu'il lui tire la manche d'une manière qui le stresse plus qu'autre chose ; s'il prend la peine de le toucher pour parler, c'est qu'il y a quelque chose de grave à annoncer.

- Rattler est malade.

Bruit blanc dans sa tête, un peu comme s'il n'avait jamais rien dit, que ce n'était qu'une formule magique pour le mettre en pause, son expression s'étant bloquée en un air d'incompréhension mêlé d'un scepticisme irrité, sentiment restant du sujet de conversation précédent et de l'agacement provoqué par son corps tout transpirant.

- Il est cloué au lit depuis trois jours je crois. Il était comme ça quand je suis revenu du Grand Arbre la dernière fois, il paraît qu’il a fait un malaise. Il a tous les symptômes d’une grippe basique mais dans le doute on le garde en quarantaine. Il est fiévreux et il dort beaucoup, mais il a pas l’air mourant.  

Blablabla. Ça parle mais ça rentre pas. Un bruit blanc sous la nappe d'inquiétude.

- Il a pas trop voulu me parler quand je suis venu le voir.  

- Je viens avec toi, demain, répond-t-il, en l'interrompant presque.

Il précise aussitôt, visiblement tendu :

- Juste temporairement, juste pour voir. Pour aller le voir.

Il réfléchit un instant, très bref. Son visage a perdu une teinte.

- On devrait même y aller maintenant. Tu serais prêt à me guider ?

Pretty était tendu comme un élastique sur le point de craquer. Il parlait et dévisageait Buster en ayant la nette impression de ne pas être écouté -de ne pas être écouté, ou bien de continuer de verser de l’eau dans un seau déjà plein. Ça débordait de partout et les informations glissaient sans être intégrées un seul instant.
Pourtant, quand Buster prit la parole -presque en lui coupant la sienne-, il semblait avoir parfaitement compris tout ce qui avait été dit.

▬ Je viens avec toi, demain. Juste temporairement, juste pour voir. Pour aller le voir.

Ouais. Pretty se doutait bien qu’il venait par faire coucou aux esprits et à toutes les créatures enchantées avec qui ils vivaient désormais et travaillaient de concert. Il avait tord, certaines étaient vachement cool.
Mais ce trait d’humour n’était certainement pas le bienvenue.

▬ On devrait même y aller maintenant. Tu serais prêt à me guider ?

Là, les yeux du Perdu s’agrandirent ; juste un peu, mais suffisamment pour expliciter à quel point c’était une idée disons pas très bonne.
Le calcul était à vrai dire assez rapide à faire. D’une part, Pretty avait déjà voyagé une fois aujourd’hui. S’il passait trop souvent par son chemin habituel, il craignait que sa routine ne soit repérée par un Orbleu (il entendait parfois leurs cris bien trop clairement à son goût). Le jour était avancé et s’ils n’allaient pas assez vite, ou se perdaient face à l’obscurité qui approchait, leurs chances de retrouver la chaleur du campement seraient grandement réduites. Mais le plus risqué, dans tout cela, c’était que La Fausseté n’allait pas extrêmement bien.
Il se doutait. Il voyait. Il sentait. Mais il ne se l’avouait pas encore tout à fait. L’idée n’était à vrai dire pas particulièrement plaisante. Il craignait toutefois, bien malgré lui, de ne pas parvenir à refaire le trajet dans son intégralité avant de s’écrouler d’une façon très littérale.

▬ Compte sur moi.

Malgré tout, le plus gros facteur, dans tous ces trucs-là, c’est qu’il était stupide sur les bords et inconscient sur milieu de terrain.
Du coup, il s’affaira à éteindre le feu sous l’espèce de chaudron. L’eau pourrait attendre : Samuraï saurait quoi faire s’il tombait dessus. Il avait une confiance aveugle en lui.
Il ramassa son sac : celui-ci avait été vidé des provisions apportées, donc il serait beaucoup plus léger. Il ne restait plus qu’une gourde remplie d’eau et les vêtements de rechange apportés de base. Il vérifia rapidement la présence de son couteau à manche sculptée à sa ceinture, puis décida qu’il n’avait pas besoin de plus que ça pour filer droit.

Il commença à s’élancer sur un trot tranquille, puis se retourna vers Buster en faisant du surplace.

▬ Cinq minutes top chrono pour te préparer. Allez champion.

Il lui lança un sourire hésitant mais présent : sait-on jamais que L’Expert y soit un peu réceptif malgré la nouvelle qu’il venait d’apprendre.

- Compte sur moi.  

Il y a quelque de très agréable dans le fait que Pretty accepte, mais Buster n'a pas les mots pour le qualifier précisément. Une note de sympathie, peut-être ?
Une marche de plus vers une amitié plus solide que leurs premiers jours, sûrement.

Mais cette jolie note se voit salie par un léger désaccord, qui lui inflige un léger bug mental : Pretty... Éteint le feu. Il ne réagit pas tout de suite.

- Cinq minutes top chrono pour te préparer. Allez champion.

En voyant le demi-sourire de la Fausseté, l'esprit de l'Expert se réveille un peu. Il s'agace ; il ne crie pas, il n'est pas réellement fâché, mais juste emmerdé par l'étourderie du Livreur. Il a mis du temps à allumer ce satané feu !

- ...Mais pourquoi t'as éteint, dicknut ?

Le ton n'est pas monté, c'est une simple question d'un enfant éberlué par la sottise que peut provoquer la précipitation.

- On aurait pu le laisser et transférer rapidement la tâche à Samurai, ou à quelqu'un d'autre, tente-t-il d'expliquer calmement et diplomatiquement.

Un ange passe. Au bout de quelques secondes, Buster semble s'ébrouer, décidé à faire quelque chose et à ne pas s'enliser dans l'inaction ou le conflit inutile. Il tourne sur ses talons, et grimpe à une échelle de corde couverte de givre, dont l'épais pelage blanc et froid se disperse au sol au fur et à mesure qu'il l'escalade et la secoue.

- J'vais prévenir Twice. J'arrive.  

C'est un peu sec, certes. Il est sans doute un peu agacé, certes. Mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ont évité la guerre. Et tant mieux, car ils ont d'autres choses à penser, maintenant.
Lorsque l'Expert revient au bout d'une dizaine de minutes, avec un grand sac sur le dos, il n'adresse pas un mot à Pretty, et se contente de s'accroupir, en faisant attention de ne pas laisser la moindre parcelle de son corps en contact direct avec la neige à cause d'un éventuel trou dans sa combinaison, de déblayer un peu la neige sur le feu de bois et de rapprocher les quelques timides braises tièdes près du centre.
Ceci fait, il se relève, et s'avance vers le blondinet.

- Si t'es prêt, j'suis prêt.

Même planquée sous une épaisse chevelure rousse négligée, cette tête, Pretty la connaissait. À vrai dire, il avait déjà lâché un bref soupir avant même que Buster exprime de vive voix son agacement.
Ça faisait tellement longtemps qu’ils s’étaient pas engueulés qu’il trouvait particulièrement pénible de retourner à cette dynamique.

▬ ...Mais pourquoi t'as éteint, dicknut ? On aurait pu le laisser et transférer rapidement la tâche à Samurai, ou à quelqu'un d'autre.

Étonné plutôt que vexé ou même intrigué, Pretty entrouvrit la bouche, la referma, puis se contenta de hausser les épaules d’un air désinvolte et surtout très figé.
En fait, le manque d’agressivité du rouquin l’avait pris par surprise. Mais ce qui lui avait véritablement ôté les mots de la bouche, c’était l’insulte. Parce qu’elle ne sonnait pas comme une insulte mais plutôt comme un coup de coude d’un copain à un autre. Et que ça. C’était sacrément pas normal.
Il se demanda, un instant, si ce n’était pas la nouvelle de son frère malade avait enlevé toute force de s’énerver à L’Expert.

▬ J'vais prévenir Twice. J'arrive.
▬ Euh. Ok.

Pas d’engueulades, alors ?
C’était tellement inhabituel que ça lui laissait une sorte de vide. Comme s’il s’était préparé d’avance à s’exaspérer à gueuler puis à faire des efforts pour deux pour que ça se détende ; et que maintenant que ça n’allait pas se passer, c’était comme s’il tombait à l’infini dans le vide et qu’il s’attendait d’un instant à l’autre à se manger le sol. Sauf que ça venait pas et que l’attente était insoutenable.
Les minutes qui suivirent furent dédiées à mettre toute son énergie à dissiper cette étrange sensation.

Lorsque Buster revint, il portait sa tenue super classe de militaire-espion, un gros sac, et l’ignorait promptement pendant qu’il rassemblait les braises fraîchement éteintes.
En se relevant, le rouquin donnait l’air d’être prêt à partir.

▬ Si t'es prêt, j'suis prêt.

La Fausseté cligna des yeux.

▬ Cool.

C’est vrai que c’était plutôt cool que ça dégénère pas sec, pour une fois.

Le trajet se révéla sans surprise aucune tendu pour Pretty. Dans un premier temps son pas avait été énergique, probablement difficile à suivre : il se retenait difficilement d’adopter un petit trot. Il était parvenu à ne pas les perdre malgré le soleil qui approchait de la ligne d’horizon et qui éclairait d’une façon toute particulière les arbres morts. Les alentours devenaient différents, quasiment étrangers, mais les pieds du Livreur avaient traversé cette distance tellement de fois qu’ils prenaient instinctivement les bonnes directions. Lui et son compagnon de voyage étaient plongés dans un mutisme étonnamment confortable.
Bientôt, des silhouettes lointaines devinrent visibles haut dans le ciel. Les créatures sentinelles. Ils n’étaient plus si loin.
Peu après, toutefois, ce que craignait Pretty se produisit fatalement.

Très brutalement. Sans prévenir, comme à chaque fois. Un marteau massif s’abattit à l'intérieur de son crâne. Ses jambes ployèrent et flottèrent une seconde sous la résistance que le blond essaya de leur opposer ; puis ses genoux s’écrasèrent dans la neige.
Sa respiration était rendue bruyante par l’essoufflement. Très rapidement, des gouttes de sueur se formèrent sur son front.

Entre deux grosses expirations, il se souvint soudainement qu’il n’était cette fois pas tout seul et qu’il venait d'être pris en flagrant délit de faiblesse.
Gênant.

▬ J’vais bien, prononça-t-il rapidement et péniblement, devançant toute éventuelle question. J’vais bien.

Laborieusement, il força ses jambes à le porter de nouveau. Il avait l’impression d’avoir triplé de poids. Les tremblements de fatigue rendirent ses mouvements fragiles comme ceux d’un poulain nouveau-né, mais il tint bon.
Debout, il se rendit compte qu’il ne parviendrait pas à finir leur traversée. C’était drôlement con, parce qu’ils n’étaient plus si loin, et qu’ils avaient fait le plus dur.

Il était tellement pâle qu’il aurait pu se camoufler tout nu dans la neige sans souci.

Buster ne remarque pas vraiment la sur-vitalité de son camarade, sur le trajet. Il a la tête ailleurs. Il s'inquiète pour Rattler, et il appréhende l'instant où ils vont être réunis. Dans quel état il sera ? Est-ce qu'il sera un minimum « content » de le voir ? Qu'est-ce qu'ils se diront ? Est-ce qu'il pourra l'aider, et repartir sans inquiétude ?
Pour cette dernière, il se doute que non, malheureusement.

De temps en temps, il remarque que ses jambes le tirent un peu, toutefois. Se calant instinctivement sur le rythme de son guide, l'intensité de la marche ne l'a d'abord pas frappé. Mais les occasionnels points de côté, la sueur encore davantage présente, et son souffle qui demande souvent de l'aide lui font se rendre compte que Pretty a un sacré cardio. Se pourrait-il qu'il s'inquiète aussi pour Rattler, et qu'il cherche à rentrer rapidement ?

Les silhouettes des créatures volantes leur indique la position du campement, qui se rapproche à grands pas ; l'Expert scrute ces figures comme des vautours autour d'une proie au loin. Il n'aime guère la réalisation que Rattler se trouve en-dessous d'eux.

Il n'a pas le temps de ruminer ses préoccupations plus longtemps ; d'un mouvement fébrile et confus, le livreur devant lui tombe à genoux dans la poudreuse. Immédiatement, Buster trottine à ses côtés, pendant que la Fausseté lui assure que tout va bien. Pire mensonge du monde, mais l'éclaireur, face à l'affirmation, ne répond pas, et reste debout, à côté de l'effondré, tout penaud.

Après avoir constaté que le « Perdu qui va bien » ne parvient décidément pas à se relever, il intervient :

- Tu veux que je t'aide, peut-être, non ?

Il hésite à le toucher, à le chopper par l'aisselle et le soutenir jusqu'à l'arrivée. Il a l'air de tenir à son indépendance, l'imbécile, et il pourrait mal réagir à ce contact.

- ...T'as la chiasse ?

Malgré les grosses bouffées d’inspiration qu’il tentait de prendre, Pretty avait toujours la sensation d’avoir un filtre à air défectueux en travers de la gorge. Il ne parvenait pas très bien à reprendre son souffle et de légers tournis le forcèrent à s’accroupir de nouveau afin de ne pas perdre bêtement son équilibre.

▬ Tu veux que je t'aide, peut-être, non ?

La Fausseté ne répondit pas ; il était trop occupé à juger de comment ils allaient effectuer le restant du trajet. Malgré leur proximité grandissante au Camp, le risque de croiser un Orbleu était toujours présent : il avait entendu dire que quelqu’un s’était fait avoir pas si loin que ça, au nez et à la barbe des esprits. Il refusait de relâcher sa vigilance et d’accepter de les ralentir et de les vulnérabiliser autant.

▬ ...T'as la chiasse ?

Pretty lâcha un rire franc qui lui refila un sacré point de côté.

▬ P’têt bien, finalement, articula-t-il péniblement, une main posée sur ses côtes.

Y’avait plus qu’à espérer que ce soit pas une chiasse magique aux effets indésirables.

Après quoi le Livreur cala sa langue contre ses dents et poussa un long et audible sifflement. Il y avait une mélodie régulière et simple dans celui-ci, qui n’était pas sans rappeler les comptines d’enfant faciles à mémoriser, et qui laissait suggérer que c’était là un signal bien spécifique.

En effet, une ou deux secondes plus tard à peine, l’une des lointaines silhouettes dans le ciel s’écarta de sa trajectoire de sentinelle et piqua droit vers eux. La Fausseté craignait toujours dans ces cas-là d’attirer par la même occasion un Orbleu ; et il se rassurait toujours en se disant que si cela devait arriver, son ami hippogriffe le protégerait.
En tout cas, jusque là, cette solution lui avait toujours semblé préférable à s'endormir comme une pierre dans le neige et le froid. Ce n'était pas la première fois que Valiant venait le ramasser quand il était mis à terre par la fatigue.

Ce dernier ne tarda d’ailleurs pas plus longtemps à atteindre leur hauteur : avec ses immenses ailes déployées qui battaient avec force pour amortir sa chute, il était franchement impressionnant. La neige s'envolait autour de lui comme avec un hélicoptère.

Lorsque Valiant eut finalement atterri, Pretty s’affaira aux présentations :

▬ Buster, je te présente Valiant. Valiant, Buster.

Il vérifia tout de même du coin de l’œil, l’air de rien, que L’Expert n’était pas prêt à s’enfuir à toute jambe. Il ignorait si son aversion pour les créatures tenait de la crainte commune et raisonnable, d’une peur panique ou bien d’une haine farouche. En l’état actuel des choses, toutefois, il ne voyait pas meilleure solution.

Il attendit que l’hippogriffe ait incliné son encolure en gage de respect envers Buster avant d’indiquer à ce dernier la marche à suivre.
Ce qui était amusant à noter, c’était que depuis que Valiant avait déniché sa famille, Pretty avait remarqué que son orgueil s’était grandement apaisé. Il paraissait plus sage, moins fougueux.

▬ Là tu dois lui faire une révérence. Pour lui dire que tu le respectes en retour.

Il ne voyait pas le visage de l’Éclaireur, alors il se contentait d'espérer que ce dernier se montrerait coopératif.

▬ Après ce serait cool si tu pouvais m’aider à grimper sur son dos. Tu pourras monter aussi si tu veux.

- P’têt bien, finalement.

Buster ne sait pas si la plaisanterie a un fond de vérité. Dans tous les cas, il espère que son armure est bien efficace.
Lorsque le livreur se met à siffler, l'Expert, au départ, ne comprend pas et grince des dents face à l'affront sonore contre ses tympans. Ce n'est que lorsqu'une figure massive et volante se dirige vers eux qu'il comprend : il appelle une créature.

Par réflexe, Buster recule de quelques pas. Il identifie en un coup d’œil l'espèce de l'invité en train de se poser, et il sait que les hippogriffes, en particulier les patriarches, peuvent déplacer d'importantes quantités d'air avec leurs ailes, et il n'aimerait guère être bousculé et tomber à la renverse dans la neige, même protégé. Autant limiter les risques d'être infecté par quoi que ce soit, givre ou maladie venant du camp.

- Buster, je te présente Valiant. Valiant, Buster.

L'Expert se tait, fasciné par la proximité surréaliste de l'animal et de l'enfant. Et c'est avec un silence tout aussi religieux qu'il observe Valiant baisser la tête dans sa direction. Il croit d'abord que c'est une preuve de curiosité envers un inconnu, et il s'apprête à reculer encore par précaution, avant que Pretty ne le renseigne :

- Là tu dois lui faire une révérence. Pour lui dire que tu le respectes en retour.

- Uh uh, dit-il, bouche bée sous ses couches de tissu.

Légèrement intimidé par la taille de la bête, l'idée de douter qu'un animal ait conscience de la notion de respect ne lui vient même pas, et il obtempère sans hésiter. Avec un brin de maladresse, il fait une révérence presque exagérée.

- Après ce serait cool si tu pouvais m’aider à grimper sur son dos. Tu pourras monter aussi si tu veux.

- Mh mh, marmonne l'Éclaireur, qui peine encore à trouver ses mots.

Avec une démarche prudente et une certaine difficulté à quitter des yeux le regard empli d'autorité de l'hippogriffe, Buster avance vers le duo, et aide plus ou moins laborieusement Pretty à grimper, quelque chose qu'il aurait sûrement rechigné à faire s'il n'avait pas son armure intégrale pour résister à la saloperie que le livreur a attrapé. En le portant sur le dos de l'animal, il le sent faible et tremblant, et ça, c'est sûrement loin d'être une chiasse. Très surprenant que ça l'ait frappé aussi soudainement, en revanche.
Une fois la Fausseté installée, Buster recule en scrutant le destrier et son cavalier de haut en bas, avec un air, caché par son masque, teinté de concentration, d'admiration et d'un brin de méfiance.
Lorsqu'il capte enfin que Pretty a l'air d'attendre, il lance :

- Je préfère pas monter. Je pourrais pas me tenir avec mes gants, ça glisserait, et sans selle, je crains que ce soit pas très stable. Je ferai le reste à pied.

Il essaie de maîtriser son ton, mais malheureusement, on sent qu'il n'a vraiment pas confiance en cette séance de vol improvisée.

- Je doute aussi que tu puisses faire le trajet sans faire un vol plané, d'ailleurs. Il devrait peut-être se contenter de marcher, ton copain.

Il a déjà vu ces bêtes au décollage, et il peut affirmer que ça doit secouer, pour un éventuel cavalier. Est-ce que Pretty pourrait vraiment tenir dessus dans cet état ?

Buster était coopératif.
C’est avec soulagement que Pretty l’observait exécuter une révérence maladroite mais dénuée de la moindre trace de mauvaise volonté. Révérence qui n’eut par ailleurs aucun mal à convaincre l’hippogriffe, à voir ce dernier se détendre imperceptiblement : il avait compris qu’il était en présence d’un allié poli.

Pretty ne put s’empêcher de ressentir une forme de fierté alors que les onomatopées se répétaient dans la bouche du rouquin. Ça le faisait se sentir spécial, et privilégié, d’avoir comme ami Valiant ; alors que ce dernier était en réalité bienveillant et serviable envers quiconque prenait la peine de le traiter avec respect, malgré sa carrure de gros dur intimidant.
Ils avaient simplement eu des circonstances encourageantes lors de leur rencontre. Un sacré baptême dans les airs, il fallait dire.

Lorsque Buster vint à lui pour l’aider à grimper sur le dos de leur compagnon ailé, La Fausseté tremblait déjà un peu plus fort. Le contact, les muscles forcés à se contracter et les efforts produits lui donnèrent l’impression d’avoir couru un marathon sans s’arrêter pendant au moins trois jours et trois nuits. Il devinait une fièvre familière tracer son chemin le long de ses tempes.

Une fois douloureusement installé, Pretty glissa ses doigts dans les plumes de l’hippogriffe. Il avait le dos voûté et la respiration irrégulière ; toutefois il attendit patiemment que L’Éclaireur le rejoigne.
Sauf qu'il ne bougeait pas.

▬ Je préfère pas monter. Je pourrais pas me tenir avec mes gants, ça glisserait, et sans selle, je crains que ce soit pas très stable. Je ferai le reste à pied.

Valiant dévisageait L’Expert de l’expression d’un papa qui fera monter son enfant sur une attraction impressionnante, peu importe que ce dernier lui écrive un dossier complet argumenté de vingt pages sur comment il pourrait en mourir.
Cette tête arracha un sourire malicieux au Livreur affaibli.

▬ Je doute aussi que tu puisses faire le trajet sans faire un vol plané, d'ailleurs. Il devrait peut-être se contenter de marcher, ton copain.

À ces paroles, Pretty parvint à souffler du nez -mais pas à rire, car il voyait le paysage tanguer doucement et qu’il n’était pas prêt à tenter l’expérience.

▬ Mais non. Il adressa au Perdu un regard patient et amusé. On va pas s’envoler. Je m’écroulerais soit au décollage, soit quelques dizaines de mètre plus haut, et je crois que pour le coup ça m’achèverait sévère.

Il tendit la main à Buster et réalisa a priori au même moment que Valiant que l’idée n’était pas très pertinente : l’hippogriffe plia en conséquence ses jambes et se coucha simplement sur le ventre. Cela lui donnait vaguement des airs de sphinx, à l’exception prêt que ses pattes étaient agrippées au sol et prêtes à bondir comme des ressorts au moindre signe d’un danger.

▬ Allez, viens, Buster. On va juste marcher. Ce sera rigolo.

Les paupières de La Fausseté devenaient lourdes, mais sa main ne fléchissait pas.

Le soufflement de nez de la Fausseté est discret, et le reste de son visage ne suit pas le léger amusement qu'a causé les paroles de l'Expert ; ce dernier ne le remarque donc pas. C'est tout juste s'il note une légère pointe de sympathie dans sa voix lorsqu'il lui répond :

- Mais non. On va pas s’envoler. Je m’écroulerais soit au décollage, soit quelques dizaines de mètre plus haut, et je crois que pour le coup ça m’achèverait sévère.  

Rassuré que le livreur ne soit pas aussi con qu'il n'y paraît (un comble qu'il soit moins stupide quand il agonise que lorsqu'il est hyperactif, d'ailleurs), Buster place un léger « Ah, tant mieux. », avant de se faire interrompre par le bras tendu du cavalier et par le mouvement d'assistance de l’hippogriffe.

- Allez, viens, Buster. On va juste marcher. Ce sera rigolo.  

- Eeeeeh...

Il hésite, un brin paniqué face à la réalisation que, cette fois, il n'a aucune raison de refuser, ou du moins, aucune ne lui vient. Au sol, même s'il glissait et tombait du destrier, il est suffisamment rembourré pour ne pas s'en inquiéter.
Avec un geste exagéré pour être efficace à travers sa peau de tortue, Buster se gratte le crâne avec ses gros gants en lançant des regards invisibles, mais anxieux, vers le camp tout proche. Finalement, il se décide :

- M'okay.

Et sur cette résolution, il grimpe.
Il est appréhensif ; il n'a jamais fait d'équitation, dans sa vie d'avant. C'est donc la première fois qu'il chevauche un animal, et la sensation du corps mouvant sans qu'il ne puisse rien contrôler, lui occasionne quelques sueurs froides. Vivement qu'ils descendent.
Pretty essaie plusieurs fois de lui demander si tout va bien, et de démarrer une discussion. La première fois, il ment et affirme que tout est parfait, la seconde, il ne répond que par de brèves réponses entrecoupées de silences gênés.
Le trajet est interminable, dans ces conditions. Les cinq minutes qu'il leur restait semblent s'étendre sur des heures entières.
Dans l'enceinte du camp, Buster peine à lever les yeux des pattes de Valiant pour observer les alentours. Lorsqu'il le fait, il n'est guère récompensé. Les abris, modestes, mais parfaitement corrects, n'abritent pas la meilleure des ambiances. Un peu partout, on entend des quintes de toux et des pleurs d'enfant, on voit des adultes et des enfants improvisés soigneurs qui circulent entre les tentes, on sent une odeur étrange probablement issus de mixtures médicinales, mais sûrement aussi d'un peu de vomi. Par chance, ces dernières odeurs fluctuent en intensité.

- Hm. Pas fun.

Il manque de tomber de Valiant sous la surprise ; surgissant d'une cabane plus grande que les autres, un groupe de panthères noires circule vers une destination indéterminée. L'espace d'un instant, Buster craint qu'elles soient des intruses venues piller et tuer des proies faibles, mais il constate, le souffle coupé, qu'elles croisent un duo d'enfants sans même leur accorder un regard. Sous l'émotion, l'éclaireur a saisi la capuche de Pretty, comme s'il était sur le point de l'alerter ; le coup de frayeur est passé, mais il ne le lâche pas pour autant.
Ils croisent d'autres animaux et créatures, herbivores comme carnivores. Buster transpire d'une aura de malaise palpable à plusieurs mètres à la ronde. En voyant le postérieur d'un gorille autour duquel tourne quelques mouches, l'Expert demande :

- Où est la fosse commune ? Et le coin toilettes ?

Décidément, Buster n'avait pas l'air bien emballé par l'idée de chevaucher un hippogriffe. Pretty n'en comprenait pas la raison : c'était carrément le rêve de n'importe quel enfant du Grand Arbre de se lier d'amitié avec une créature magique ! Et pourtant, lui, il faisait la moue.
À vrai dire, Pretty était même sur le point d'abaisser son bras, qui commençait à devenir particulièrement lourd et désagréable, quand il se décida enfin.

▬ M'okay.

Malgré la fatigue, La Fausseté trouva la force de sourire de toutes ses dents.
Trouver la force de le faire monter, en revanche, un peu moins. Heureusement que Valiant s'était abaissé leur hauteur du sol.

Lorsque Buster fut semble-t-il correctement installé, ils se mirent tranquillement en route. Le pas de l'hippogriffe était ample et confortable, et Pretty sentait le mouvement de berceuse alourdir peu à peu ses paupières. Seul le rouquin dans son dos parvenait à faire violence à son esprit : s'il s'échouait par terre, il y avait un risque pour qu'il l'emporte avec lui, et après ça L'Éclaireur ne voudrait plus jamais de la vie monter sur quoi que ce soit en sa compagnie. Il était déjà bien assez tendu du slip. Malgré les sollicitations, il décochait à peine un mot.

Heureusement, il ne leur fallut pas longtemps pour atteindre le Camp. Le Livreur, qui était déjà habitué au paysage insolite et aux scènes surprenantes qui pouvaient s'y dérouler, ne s'attarda ni sur l'état des lieux, ni sur les panthères noires qui défilèrent à côté d'un petit groupe de Perdus. Il s'apprêtait d'ailleurs à lancer un commentaire enjoué sur leur balade sans accrocs, mais fut coupé dans sa lancée par Buster qui quant à lui ne loupait rien de tout ça.

▬ Hm. Pas fun.

Une fraction de seconde, Pretty voulut s'indigner. Comment ça, pas fun ? Valiant avait été le plus paisible du monde durant cette traversée !
Puis il comprit, en voyant la tête du rouquin qui voguait d'un point à l'autre du Camp. À son tour, il le regarda, et il eut l'impression de le voir pour la première fois.
Pas fun, ouaip.

▬ Où est la fosse commune ? Et le coin toilettes ?

Pretty, dont le corps s'était tourné autant que possible vers son compagnon cavalier, roula ostensiblement des yeux. Même dans l'épuisement, même dans la fièvre, il ne pouvait s'empêcher d'avoir cette malice qui caractérisait son regard. Ce n'était pas provocateur, toutefois, et il répondit patiemment aux questions.

▬ La fosse commune, par ici. Il désigna de l'index un décor très à l'écart du campement. Y'en a beaucoup qui préfèrent brûler les corps. Tout le monde est pas d'accord. Puis il pointa le coin toilettes. Officiellement, c'est là-bas.

Officiellement, parce que généralement, personne aimait pisser là où tous les autres pissaient aussi. Du coup, plus officieusement, c'était relativement éparpillé, selon les envies de chacun -parfois même hors du camp et de la protection des Esprits.

Enfin, Pretty poussa un long soupir, avant d'être pris d'une quinte de toux qui secoua brutalement son corps tout entier. Après quoi il était de nouveau parcouru de tremblements.
Valiant lui adressa un regard inquiet, et décida qu'il était probablement plus sage de l'amener au lit, car il reprenait sa marche cette fois tout droit vers la tente de Her et Pretty. Ce dernier n'émit aucune protestation : il sentait que s'il n'allait pas dormir de lui-même, c'était sa carcasse elle-même qui allait le forcer à se mettre au repos. La dernière fois qu'il s'était évanoui, il s'était ensuite réveillé avec des crampes partout. Il ne dormirait pas par terre deux fois de suite.

▬ Rattler est en quarantaine. Sa voix était éraillée ; il peinait vaguement à parler. C'est le gros de tas de tentes sur la gauche. Quand tu entres, prends tout de suite sur la droite, il est sur les lits qui longent le bord de la quarantaine, vu qu'il est pas aussi gravement malade que d'autres.

Valiant s'était arrêté et se couchait à présent sur le ventre pour faciliter la descente des deux enfants sur son dos.
Deux plus jeunes hippogriffes galopaient à sa rencontre et saluèrent leur compère géant avec enthousiasme et piaillements, mais La Fausseté n'y prêta pas attention : il avait posé pied à terre et devait s'appuyer sur son ami pour tenir debout.
L'effort devenait insoutenable.

▬ Quand t'auras terminé, viens me réveiller. Il toussa. Et si je me réveille pas, t'as qu'à te balader si tu veux. Valiant peut rester avec toi si t'as envie. Ses gosses adorent jouer. Ça occupe.

Pretty tenta vaguement d'attendre une réponse, mais quelques secondes à peine passèrent que son corps court-circuitait finalement.

Sous la sensation brusque du poids mort, Valiant se détourna aussitôt de ses petits pour rattraper le Livreur avant que sa tête ne touche le sol. Durant un instant de flottement, Il observa Buster, l'air intrigué, ou peut-être curieux de voir comment ce dernier allait réagir, puis il se détourna et porta La Fausseté jusque sur son matelas. Le vêtement qu'il tenait dans son bec était un tantinet déchiré, malgré la délicatesse dont il avait tenté de faire preuve. Ses deux jeunes enfants demeuraient pour l'heure dans la tente, jouant près du Perdu inconscient.

Enfin, l'hippogriffe se tourna vers L'Expert.