La porte du débarras qui faisait office d’Infirmerie n’était pas verrouillée – d’ailleurs elle ne l’était jamais. Et devant cette même porte, un mousse faisait les cent pas. Ses lèvres remuaient mais ne laissaient échapper qu’un marmonnement inintelligible, comme s’il se préparait à une annonce d’importance ou une question brûlante. Les traits de son visage tirait trahissait sa concentration mêlée à une soupçon d’angoisse.

Parfois, il s’arrêtait brusquement, effectuait quelques pas décidés en direction de la porte mais s’interrompait soudain. Puis il retournait faire ses tours. Une fois, il était même allée jusqu’à saisir la poignée mais avait aussitôt retiré sa main comme si elle lui avait brûlé les doigts.

Son manège avait duré trois heures.

Le soleil commençait à se coucher quand il finit par se décider, pressé par le temps qui passait et la réalisation soudaine qu’il avait perdu toute une après-midi à se morfondre. Il se précipita vers l’entrée, actionna la poignée, se pris les jambes dans quelque chose qu’il ne parvint pas à identifier, se rattrapa de justesse sur un meuble qu’il faillit entraîner dans sa chute.

Quand il leva la tête, il vit Earl qu’il venait très probablement d’interrompre mais le visage cramoisi, il sorti ses mots comme un automate sans faire attention à ce qui l’entourait :

« Earl, il faut qu’on parle. »

Jim se détendit légèrement lorsqu’il vit Earl assis tout seul, vraisemblablement désœuvré. Il aurait eu l’air fin s’il l’avait trouvé scalpel en main, sur le point de pratiquer une intervention délicate. Mais non, le vieillard venait de se lever pour l’accueillir, l’air soucieux.

« Je vois ça. »

Jim détourna le regard, embrassé. Dans sa précipitation, il avait produit un effet des plus dramatiques. Et maintenant, l’ambiance était tendue, presque électrique.

« Est-ce que tout va bien, Jim ? Tu ne t’es pas fait mal ? »

En bon professionnel, Earl envisageait le pire. Le mousse s’empressa de dissiper tout malentendus :

« Pas du tout ! Je vais bien ! »

Du bout du pied, il entreprit d’aplatir et replacer le paillasson dans lequel il s’était pris les pieds. Puis il se tourna vers l’étagère à laquelle il s’était agrippé pour vérifier qu’il n’avait rien fait tomber. Rien à signaler mais il ne put s’empêcher de pousser un flacon qu’il jugeait trop près du bord.

« J’espère que je te dérange pas… J’ai foutu le bordel en plus. »

Il faisait face à Earl et sentit son aplomb lui filer entre les doigts. Le vieux médecin ne l’avait jamais intimidé auparavant. Il avait tout d’un brave grand père qu’il aurait bien imaginé en train de pêcher au bord d’un lac, dans un paysage montagneux. Mais sur le plan professionnel, c’était une autre histoire. Il remplissait un rôle difficile mais néanmoins indispensable. Dès qu’il s’agissait de l’importuner dans son cabinet ou le gêner dans son travail, Jim avait l’impression de commettre un délit grave. Earl ne s’en était jamais plaint pourtant.

« En fait j’aurais un truc à te demander mais c’est un peu délicat. Je sais pas trop par où commencer. »

Il se tordait les mains, l’air passablement nerveux.

« Commence par t’asseoir ? » suggéra le médecin, lui désignant un siège en face de son bureau.

Le mousse laissa échapper un soupir de soulagement. Ce n’était pas une mauvaise idée, après tout. Il était resté debout derrière cette porte une bonne partie de l’après-midi. A présent, il réalisait comme ses jambes lui faisaient mal et comme il était essoufflé après cette entrée… théâtrale.

Il s’assit donc. De sa place, il pouvait découvrir le Cabinet à travers les yeux d’un nouveau patient et cela lui faisait drôle. En tant qu’habitué, il avait pris l’habitude de s’installer directement sur la table d’examen tandis qu’Earl effectuait ses examens de routine.

« Veux-tu un peu de thé ? Je dois en avoir en réserve...
— Ce serait super. Merci. »

La pièce n’était pas bien grande. A l’état des lieux et les nombreuses étagères, Jim devinait qu’il avait pu s’agir d’un cagibis ou un débarras avant qu’Earl n’investisse les lieux. Le médecin avait tenté d’organiser l’espace comme il avait pu et le conserver propre pour ses tâches les plus délicates.
Pourtant, l’œil expert du mousse pressentait qu’il y avait des aménagements possibles.

« Ton ancien lieu de travail te manque pas trop ? »

HRP:

Après une brève introspection, Earl admit sobrement :

« Bien sûr qu’il me manque. J’avais plus de place et, globalement, je préfère le Port à ici. »

Jim hocha la tête d’un air entendu. Il se tenait bien droit sur sa chaise, genoux serrés, fixant son interlocuteur avec intensité. L’entretien d’embauche avait déjà commencé.

« Par contre, j’apprécie le fait que tout le monde se serre les coudes, ici. »

Se serrer les coudes ? Le mousse réprima un sourire grimaçant tant il transpirait le scepticisme. Earl croyait en l’humanité et c’était tout à son mérite. Mis à part quelques gens biens, le port comme le Jolly Roger grouillaient des pires détritus. Les déplacer ne faisait aucune différence.

« Et toi ? Le navire te manque ?
— Bien sûr qu’il me manque. J’avais plus d’espace… à nettoyer. »

Le ton est sarcastique, le regard empli d’une détresse sincère. Il espérait pourtant l’amuser parce que cette situation était risible de désespoir.

« Mais ici, c’est plus encombré. On n’arrête pas de se marcher dessus comme dans un panier de crabes. »

Il haussa les épaules, un vague sourire aux lèvres. A quoi bon broyer du noir ? Rien ne serait jamais parfait, il fallait bien s’en accommoder.

« J’aurais beau frotter, il faut pas deux heures pour que tout le monde mette de la boue partout. Je m’y suis fait. »

Jim inspira profondément. Il en avait assez de tourner autour du pot. Mieux valait entrer dans le vif du sujet.

« Earl, je voudrais faire quelque chose qui a du sens. Me rendre vraiment utile. Et j’ai vraiment réfléchi là-dessus tu sais. »

Il approcha ses mains glacés de la tasse brûlante qu’on venait de lui servir mais se ravisa, préférant laisser le thé refroidir.

« Ian avait beau m’entrainer, je savais que je serai pas un bon combattant. Et je suis pas très doué pour exécuter des ordres sans réfléchir, je suis pas Dogfish. »

L’évocation de ce dernier nom lui inspira un pincement au cœur mystérieux. Ce type l’avait toujours profondément agacé mais son absence lui avait laissé un vide. A croire qu’il l’aimait bien, au fond.

« Je sais pas ce que je devrais faire. Mais je crois que ça me plairait de savoir si je veux devenir… comme toi. »

Vieux ? OUI mais surtout :

« Un… doc. »

Il avait bredouillé ces derniers mots, le visage cramoisi.

Ses aveux étaient faits et Jim attendait la réponse sèche et immédiate que tout recruteur se devait d’apporter pour couper court à toutes attentes irréalistes. Il attendait et le silence s’étirait, nourrissant son appréhension. D’expérience, il avait remarqué que les pires tempêtes s’accompagnaient de longs silences. Il en allait de même avec les réponses difficiles à encaisser et les repas particulièrement lourd à digérer.

« Tu as mis du temps à t’en rendre compte. »

Jim leva la tête, les yeux écarquillés, l’air presque assommé par la possibilité qu’Earl pourrait être d’accord.

« Entre nous, reprend le médecin. Je n’ai jamais trouvé que le rôle de Mousse t’allait si bien que ça. Bien sûr, tu as toujours bien fait ton travail mais je n’ai jamais eu l’impression que cette place t’épanouissait. »

Jim haussa les épaules, plus que d’accord avec lui mais préférant ne pas en rajouter une couche. Râler de temps en temps, c’était une chose mais il n’avait aucune envie de jouer la carte de la pitié.

« Si tu désires que je te forme sérieusement, ce sera volontiers. »

Jim resta immobile, le regard fixé sur son interlocuteur dans l’attente d’une suite, d’une condition. Mais Earl ne rajouta rien et ils se dévisageaient en silence. Comprenant qu’il n’y aurait aucune suite, Jim eut un geste de recul, l’air confus. Puis il se repencha en avant. Il n’était pas certain d’avoir compris.

« Quoi ? »

Sans se laisser troubler par les yeux de merlans fris de l’ancien mousse, Earl poursuivit :

« Comme le Capitaine est... indisposé, nous n’avons pas besoin de lui demander son accord pour que tu changes de fonction. Si tu veux commencer à venir travailler avec moi de façon permanente, on peut s’y mettre dès demain. »

Demain ? Ça voulait dire qu’il était pris ? Jim restait pourtant sur ses gardes, comme si d’une minute à l’autre, Earl allait changer d’avis ou lui dire que c’était une blague.

« Bien sûr, on va commencer de manière progressive jusqu’à ce que tu puisses prendre tes marques. Mais de ce que j’ai vu, tu t’en sors déjà pas si mal. »

Mince alors, il était pris.
Non en fait, c’était génial.
Absolument génial.

Hochant lentement la tête, Jim déglutit. Il avait toujours du mal à y croire. Mais il venait bel et bien de trouver une porte de sortie et au lieu de s’ouvrir sur un précipice, il sentait qu’il venait de trouver une piste. Il pourrait peut-être même – qui sait – se projeter ?

Un avenir.
Voilà ce dont il avait besoin.

« Rassure-moi, tu m’as annoncé tes intentions pour que je t’aide n’est-ce pas ? Que je sois sûr d’avoir bien compris. Mon audition n’est plus celle qu’elle était, alors je préfère demander... »

Jim se ressaisit, réalisant les signes contradictoires qu’il avait du envoyer à son interlocuteur.

« Non c’est bien ça, c’est juste… Je m’attendais pas à ce que ce soit aussi facile. »

Au Jolly Roger, il n’y avait pas d’administration mais bien un réseau embrouillés de contacts qui s’échangeaient les responsabilités et les permission comme une patate chaude. La plus petite requête pouvait attendre une éternité avant d’être rejetée.

Et là, il obtenait une réponse immédiate. Un oui immédiat. Et ils s’organisent déjà. Ça va vite. Trop vite ? Non ! Trop vite c’est bien. Trop vite, c’est ce qui lui faut. Il faut que ça bouge.

« C’est super ! Il ajouta, pressé de faire ses preuves mais terriblement nerveux. Merci, vraiment, je suis prêt à bosser, je suis complètement disponible et je suis motivé. Si besoin je peux aussi faire l’entretien ! »

Et le café.
Il sait faire le café.

Il était tendu, Jim, crispé sur ses appuis, le regard intense, comme prêt à sauter sur ses jambes d’une seconde à l’autre. Certains auraient vu de la terreur dans cette attitude mais au contraire. Il était extrêmement enthousiaste et motivé. Et heureux aussi. Putain oui, il était heureux.

Earl éclata d’un rire franc et détendu qui contrastait sacrément avec l’air tendu de son nouvel apprenti. Il prenait son temps, semblant savourer le présent. Jim, lui, il aurait voulu que le temps s’accélère. Demain, ça paraissait déjà loin.

« Voyons, je ne vais pas t’employer pour faire les sols. Tu m’as déjà vu faire et je vais faire de mon mieux pour te transmettre ce que je sais. J’ai appris à être doc sur cette Île, je ne vaux sans doute pas ceux du Monde Ordinaire mais je ferai de mon mieux. »

Il était sympa, Earl. Mais s’il croyait que Jim allait se reposer sur ses lauriers et ne pas briquer les sols pour prouver son implication, il se mettait le doigt dans l’œil jusqu’au trognon.

« Si l’équipage vient te chercher des noises, tu pourras les renvoyer vers moi. J’ai assez roulé ma bosse pour que ma parole ait un peu d’importance. De toute façon, je doute qu’ils souhaitent se mettre à dos celui qui accepte de les examiner après une soirée trop agitée à la Maison Close. »

Jim écarquilla les yeux. Il n’avait pas pensé à ça. Pour la première fois depuis longtemps, il se fendit d’un sourire. Un sourire presque mauvais, un sourire de jubilation. Ooooh qu’est-ce qu’il allait se plaire ici.

Il porta sa main à sa bouche, fit mine de tousser pour reprendre son sérieux et reprit d’un ton grave :

« Merci beaucoup, Earl. ‘Fin je veux dire Professeur. Maitre ? Monsieur ? » Il hésita avant de reprendre. « Merci beaucoup Earl. De me laisser une chance. Je te promets que tu le regretteras pas. »

Il inclina la tête, solennellement.