Les jours lui paraissent plus longs mais c’est peut-être parce qu’ils n’ont jamais été aussi remplis. Le camp bourdonne de vie, animé par les aléas des enfants. Il ne passe un jour sans qu’un artisan pose le toit d’une nouvelle hutte ou qu’un éclaireur ne fasse une nouvelle découverte. L’Ossuaire s’est finalement révélé riche en ressources, il a perdu son climat lugubre.

S’il n’y avait pas l’humeur menaçante de Peter Pan et le moral inquiétant d’Apache, Just oserait dire que cette situation lui convient parfaitement.
Ce n’est pas si mal après tout : vivre au sein d’une communauté plus restreinte et plus soudée, s’organiser entre soi passer par une hiérarchie contraignante.
Dans ces conditions, il en viendrait presque à penser qu’après tout, le rêve d’Apache n’est peut-être pas si fou.

Quand il ne neige pas trop ou quand le dos le lui permet, il s’isole quelques minutes pour s’exercer à la guitare. Le cadeau de Freckles ne pouvait pas mieux tomber. Même dans ces rares moments de désœuvrement, la gratte maintient son esprit en éveil et lui réchauffe les doigts. Grâce aux conseils de Whistle, Just se rappelle de vieux accords, en découvre de nouveaux. C’est drôle comme ces gestes lui paraissent étrangement familiers, comme si on corps avec mémorisé la mécanique.

Adossé contre une bûcher – qui est en réalité un énorme fémur – le sentinelle gratte l’instrument. Parfois, il bute, recommence. Et à chaque fois, son rythme est plus sûr. A la fin, il parvient à tirer une mélodie fluide.

Et puis d’un coup, le froid se glisse dans son crâne, par-dessous le cuir chevelu. Ça le tire de ses pensées, il s’immobilise dans son geste, ayant vite compris ce qui lui a été volé.  

— Rien à dire, ce chapeau me va tellement mieux qu'à toi...

Il n’a aucun mal à reconnaitre la voix de Pretty. Just esquisse un sourire amusé mais ne lève pas le nez de sa guitare. Au contraire, il se remet à jouer tranquillement. Il a décidé de ne pas répondre à la provocation

— Pourquoi tu ne t’en fais pas faire un ?

Après un temps de réflexion, Pretty finit par lui avouer sans remord :

— Un chapeau, c'est comme la nourriture. C'est meilleur chez les autres.

C’est toujours meilleur volé. Il a déjà entendu quelque chose comme ça par le passé. Impossible de se rappeler qui.

Pretty s’installe à côté de lui et le sentinelle doit faire un effort pour ne pas laisser son regard pesant le déconcentrer dans son jeu de doigts.

— Je savais pas que tu savais jouer.

A peine le livreur a-t-il prononcé ces mots que la guitare émet un désaccord dissonant. Just marmonne quelque chose d’incompréhensible avec de recommencer l’exercice sans émettre un commentaire.

— Comment tu vas ?

— Bien, bien…

Il répond d’un ton légèrement distrait. La vérité c’est que ça pourrait aller encore mieux. Les recherches de Trouble lui prenne trop de temps mais il ne peut pas y mettre un terme sans se mettre Apache à dos. Le moral du punk l’inquiète et il n’a pas envie d’être celui qui mettra le feu aux poudres.
Pour le reste, il s’en tire plutôt bien.

— Et toi ça va ? Tu es au camp plus bas, c’est ça ?

Il aurait cru qu’Apache parviendrait à rassembler tous les révoltés à l’Ossuaire mais il y en a quelques-uns qui ont préféré le confort proposé par les peaux rouges.

La voix de Pretty marque une hésitation qui n’échappe pas au sentinelle. Un instant, il se demande si c’est rapport à Apache. Mais après réflexion, il se dit que ça pourrait bien être n’importe quoi. Les raisons d’aller mal ne manquent pas ces derniers temps.

— Je... Ça va, ouais. Je suis en bas, mais je circule aussi dans le Grand Arbre. Pour vérifier que les abrutis restés là-bas ont pas encore clamsé.

Sérieusement ? Just s’arrête dans son geste. Selon Apache, Pretty aurait peur de risquer sa vie pour la Révolte. Pourtant, il fait des aller-retours entre le camp et le Grand Arbre ? C’est une excursion dangereuse, voire carrément stupide.

— Justice, je crois que j'ai fait une connerie.

Il va devoir être plus spécifique parce que là, il vient d’en évoquer un certain nombre.

— Il se pourrait que j'ai eu des doutes sur... La Révolte. Son manque de réalisme.

Ça y est. Just lève la tête, il affiche un air calme et neutre. Il faut dire qu’il est déjà au courant de toute cette histoire et qu’il a eu pas mal de temps pour la digérer. Pas de surprise, non. Mais il va enfin connaître la version de Pretty.

La seule chose qui l’étonne en fait, c’est que ce soit Pretty qui lance le sujet.

— Et il se pourrait que j'en ai parlé à Apache et qu'il.... L'ait mal pris.

Après un temps, Just finit par lâcher :

— Oui. C’était une connerie.

Il pousse un soupir, en songeant à toutes les négociations que ça va entraîner. Malheureusement, il ne peut pas céder à la facilité et se contenter se débarrasser Pretty de manière expéditive. Un témoin gênant, passe encore. Se débarrasser d’un membre de la Révolte, c’est la garantie de briser la cohésion du groupe. Mais est-ce que la simple présence de Pretty ne risque pas déjà de les diviser ?

— Il n’a jamais été question que tu y crois ou pas. Si je me rappelle bien, tu nous as pas rejoint par conviction.

Il s’en souvient. Ce jour-là, Pretty avait flairé un mauvais coup. Il avait dupé Apache pour mieux les approcher. S’il ne l’avait pas menacé, ou plutôt si Her n’avait pas été dans le coup, Pretty les aurait sûrement dénoncés.

— Pourquoi est-ce que ça t’intéresse maintenant ?

Sa voix ne trahit aucune animosité. Mais son regard a une insistance qui ne trompe pas : il est en train de le disséquer. Il veut voir si Pretty vaut vraiment le coup de s’épuiser à jouer les médiateurs.

Ou est-ce qu’il ne serait pas plus simple de le supprimer.
Ici et maintenant.

Il sent qu’il vient de toucher quelque chose. La réaction de Pretty trahit un embarras évident. Just surveille ses gestes nerveux, ces tics qu’il a appris à reconnaitre. Pretty entrevoit la gravité de la situation.  

— Parce qu'Apache m'a convaincu, entre temps, laisse finalement échapper.

Il ne devrait pas être surpris depuis le temps. Mais il a beau connaitre le pouvoir d’inspiration du punk, c’est toujours impressionnant de voir l’impact qu’il peut avoir sur son entourage. Même quand on n’est pas d’accord avec lui, on ne peut pas rester indifférent.

— Peter fait pas du bon boulot pour nous garder en vie. Ou en bonne santé. Ou sain d'esprit. Donc ça me parait plutôt cool comme idée de... De changer ça. J'ai envie que ça change.

Des évidences. Le blabla habituel qu’ils lui ressortent tous à toutes les sauces. Just attend.

— C'est juste.... On a aucun plan. Juste une envie de tout chambouler, tout casser. Mais juste. Tout casser. C'est pas un plan. Quand ce sera fait, on se fera tous massacrer par les créatures et les pirates ou même les indiens. Parce qu'on aura tué tous nos potes et la moitié du Grand Arbre pour des idéaux et qu'on a pas prévu ce qu'on allait faire pour survivre après et garder tout le monde ensemble. J'ai pas envie de tuer mes potes. Pas... Surtout pas pour rien. Pour me faire tuer ensuite parce qu'on a la rage au ventre mais qu'on est trop cons.

C’est donc ça le problème. Pretty a beau être imprudent, la Révolte c’est un gros coup de poker, même pour lui. Il a peur pour sa vie, peur de l’impulsivité d’Apache, peur d’où ça va le mener. Une peur rationnelle, quoi.

— J'ai peut-être été plus fataliste et final que ça en avouant ça à Apache. J'me souviens pas vraiment, on sortait du paintball et j'étais shooté.

Ouais ouais. Just se moque un peu de ce genre d’excuses. C’est pas important, ça. C’est pas ça qui va régler leur problème. Et puis lui, ce qu’il voit, c’est un gamin flippé qui a fini par lâcher ce qu’il avait sur le cœur et est surpris d’en voir les conséquences.

— C'est si grave que ça ? Apache l'a vraiment mal pris ?

Un gamin flippé. Just ne sait pas si c’est la fatigue mais Pretty ne lui a jamais paru aussi diminué, même quand il lui avait mis une droite. Pretty est juste un gosse, et ça il a tendance à l’oublier. Il sourit. Pretty lui fait un peu pitié, en fait.

— Je vais pas te mentir Pretty. Apache l’a très mal pris.

Il n’a pas cherché à être brutal ou plus conciliant quand il lui lâche ce constat. C’est la vérité, il faut la voir en face et la gérer maintenant.

— Il donne l’impression d’être un crétin irresponsable en pleine crise d’adolescence mais il a parfaitement conscience des risques.

Il dit ça mais Apache choisit bien souvent de s’en foutre. C’est ce qui le rend dur à suivre mais assez fiable pour pas se débiner.

— Rien que critiquer Peter, ça nous causerait pas mal d’ennuis. Et pourtant, on est là, on prend le risque de se regrouper et d’envisager un truc… vraiment très dangereux. Si l’envie lui en prenait, n’importe lequel d’entre nous pourrait aller voir Bow ou Peter et balancer tous les autres. Et tu sais quoi ? On aura beau se faire toutes les promesses possibles et prendre toutes les mesures imaginables, cette éventualité existera toujours.

En théorie, ouais, leur alliance ne tient pas à grand-chose et tout le monde se fait confiance aveuglément. Mais dans les faits, Just, lui, ne peut pas se le permettre. Il faut toujours qu’il surveille et qu’il se prépare à l’éventualité de se débarrasser de l’un d’entre eux. C’est pourtant pas l’envie de se reposer sur quelqu’un qui lui manque, non. Il ne peut juste… pas se le permettre.

— Il ne s’agit pas de toi, d’Apache ou d’une stupide histoire d’égo. On parle de confiance, notre capacité à te faire confiance après ça.

Même s’ils enterrent la hache de guerre, le punk mettra beaucoup de temps à refaire confiance à Pretty. Et plus encore, le reste du groupe. Nasty est encore plus rancunière. Her… difficile à dire. Elle a beau être proche de Pretty, elle pourrait le prendre personnellement. Il reste aussi Tool qui est un peu dur à déchiffrer mais il reste plutôt chill.

Le sentinelle lève un bras, pose sa grosse patte sur le chapeau qui trône encore sur la tête de Pretty, rabat le rebord sur ses yeux. Un vieux geste comme avant. Avant que Pretty ne vienne tout compliquer.

— Qu’est-ce qui t’as pris … Comme si Apache était en charge du plan…

Toute cette histoire aurait sûrement pu être éviter si Pretty avait tenu sa langue, ou qu’il en avait parlé à lui ou même Her. Ils auraient sûrement réussi à le rassurer et à le remettre sur le droit chemin. Seulement, il a fallu qu’il en parle à Apache.

Et maintenant, Just ne sait vraiment pas quoi faire de lui.