Le silence qui s’étire jusqu’à causer un frisson dans sa nuque est bien malvenu. Rain n’espère rien de spécifique de cette confession—que si Bambi ne s’élance pas en courant et en la plantant là, ça sera largement assez. Il doit y avoir une limite, entre se souvenir de Bright et lister ses crimes comme s’il s’agissait des courses de la semaine, et tout ce qui compte pour Rain à la place, c’est l’encre qui refuse de partir de ses mains.

« Pas la peine de t’en vouloir », dit finalement Bambi. « De m’avoir raconté, je veux dire. »

Ce n’est pas la pire réponse—Rain s’y accroche, ravale une quelconque objection pour écouter la suite. Elle doit encore travailler sur ce détail aussi, sur être avec les autres, les laisser s’exprimer sans chercher à tordre leurs mots pour en faire des armes.

« Je crois que j’ai fini par comprendre que beaucoup de choses ici ne sont pas comme dans l’endroit où j’ai grandi. Beaucoup de gens qui trouvent que la mort, c’est normal. La moitié des gosses de l’Arbre est capable de tuer, et beaucoup l’ont déjà fait. »

L’horreur de l’enfance, Rain la comprend, pour l’avoir vécue avant l’Arbre. Pour les enfants qui portaient le titre alors qu’ils maniaient lames et mains tranchantes.

« Essayer de changer, dans un endroit qui se bat pour qu’on ne change pas. C’est bien. Je crois que c’est vraiment bien. Le plus dur c’est … c’est décider dans quelle direction tu veux changer... »

L’Oubli leur vole leurs raisons, ou plutôt l'explication de leur comportement—l’Impardonnable le voit ainsi, et si l’opium n’avait pas ramené ses souvenirs de force en lui lacérant l’encéphale, elle aurait pu rester un monstre jusqu’à la fin.

« J’ai arrêté de tuer, du jour où je suis devenue adulte, » mais j’ai volé sur des cadavres, j’ai détruit sans relâche, à défaut de connaître autre chose. « pourtant, même en voulant aider, en devenant apprentie médecin, je risque de commettre une quelconque erreur. Parfois mes mains tremblent à cette pensée. »

Est-ce que ça qui trouble tant Earl, les visages qu’on ne peut sauver ? Ou bien ceux qu’on aurait pu aider, uniquement pour manquer les signes au dernier moment. Lequel est le pire, au final ?

« De là d’où je viens, d’une ville si polluée qu’on ne voyait pas les étoiles, je n’ai appris que la cruauté que je croyais être l’unique définition de l’amour—les enfants qui n’ont pas la chance d’entre être, tout ce qu’on leur dit une fois qu’ils sont couverts de sang c’est ‘je l’avais vu venir’ ou encore ‘pas de surprise’. Et j’ignore quand ça devient trop tard, la seconde où tu ne peux plus revenir en arrière. »

Bambi le peut, elle. Les mères, on leur offre le choix. Qu’est-ce qui reste pour elles néanmoins ? Outre une absence, une chambre demeurée vide trop longtemps, ou bien remplie de souvenirs étrangers.

« J’ai un frère—il est devenu Orbleu, et je n’ai pas voulu l’arrêter, je ne croyais même pas en avoir le droit. Quand il reviendra, s’il revient, je veux—notre maison et un repas chaud, qu’on puisse se réveiller trop tard, qu’on soit insupportables juste parce qu’on est encore vivants—tout ce que je n’ai jamais eu. Le problème, c’est que ça ne changera rien à ce que j’ai fait, que même si je sauve des vies ça ne remplacera pas celles que j’ai prise. Faire le deuil de soi-même, c’est ce que l’île impose. Enfin, je crois... Qu'est-ce que tu comptes faire, après le Givre ? »

Un sourire fatigué orne son visage, juste un recoin qui se soulève avec ironie à ce qu’elle est en train d’expliquer sans avoir l’impression d’avoir une quelconque once de bon sens.

« Mon frère, son nom était Slumber, tu l’as peut-être croisé. Mieux valait lui que moi—»

« J’ai arrêté de tuer, du jour où je suis devenue adulte, mais j’ai volé sur des cadavres, j’ai détruit sans relâche, à défaut de connaître autre chose. Pourtant, même en voulant aider, en devenant apprentie médecin, je risque de commettre une quelconque erreur. Parfois mes mains tremblent à cette pensée. »

Bambi hoche la tête machinalement, même si c’est pas du tout la même chose. Rain doit le savoir, que ce n’est pas la même chose.

« De là d’où je viens, d’une ville si polluée qu’on ne voyait pas les étoiles, je n’ai appris que la cruauté que je croyais être l’unique définition de l’amour—les enfants qui n’ont pas la chance d’entre être, tout ce qu’on leur dit une fois qu’ils sont couverts de sang c’est ‘je l’avais vu venir’ ou encore ‘pas de surprise’. Et j’ignore quand ça devient trop tard, la seconde où tu ne peux plus revenir en arrière. »

Bambi pense encore à Lacerate.
Il y a juste des choses qu’elle ne peut pas comprendre. Elle n’était pas au bon endroit au bon moment, voilà tout. Elle a fini par l’accepter.

« J’ai un frère—il est devenu Orbleu, et je n’ai pas voulu l’arrêter, je ne croyais même pas en avoir le droit. Quand il reviendra, s’il revient, je veux—notre maison et un repas chaud, qu’on puisse se réveiller trop tard, qu’on soit insupportables juste parce qu’on est encore vivants—tout ce que je n’ai jamais eu. Le problème, c’est que ça ne changera rien à ce que j’ai fait, que même si je sauve des vies ça ne remplacera pas celles que j’ai prise. Faire le deuil de soi-même, c’est ce que l’île impose. Enfin, je crois... Qu'est-ce que tu comptes faire, après le Givre ? »

Elle s’apprête à répondre, elle ne sait même pas quoi, mais Rain l’interrompt :

« Mon frère, son nom était Slumber, tu l’as peut-être croisé. Mieux valait lui que moi—»

Elle s’arrête de marcher une seconde. Elle tourne la tête vers Rain, une main muette lui effleurant le bras, pour l’inciter à s’arrêter aussi, à la regarder dans les yeux.

« J’ai croisé Slumber », elle fait, d’une voix douce.

C’est aussi l’avantage d’être mère. Les souvenirs. Elle voit autour d’elle les gamins perdre les leurs avec facilité. Ça les empêche de s’arrêter net dans leurs tâches, les yeux dans le vide, à se rappeler des gens qu’ils ont perdu, à se rappeler leur chambre, la couleur de leurs rideaux, le rire de leurs parents, et à avoir mal au cœur. Elle a pas cette facilité, et elle ne sait pas si elle la veut, si elle l’échangerait contre ce pouvoir magique, de pouvoir offrir un souvenir à quelqu’un.

« C’était un bon soigneur, quand il était au Grand Arbre. Je crois même qu’on était un peu amis. »

Cette fois elle pose carrément, sa main sur ce bras, après tout pourquoi pas, elle veut avoir l’air d’y croire, elle regarde Rain dans les yeux presque avec intensité.

« Je suis sûre qu’il reviendra, Rain. Tous ceux qui sont orbleus. Ils reviendront, on trouvera une solution. Ils vont dégeler en même temps que le reste. C’est promis. Et il sera heureux que tu sois là pour lui, peu importe le reste. »

Bien sûr que ce sont des promesses qui ne tiennent pas à elle. Bambi ne sait même pas ce que c’est que d’avoir un frère. Mais si on fait assez bien semblant on finit par croire les choses soi-même, non ?

« Quand à moi. J’en sais rien », elle avoue.

Elles se remettent en marche.

« Je pourrais rentrer chez moi. Si Peter Pan se réveillait, je pourrais lui demander. Ou je pourrais faire un truc idiot, comme lui demander de me prendre mon nom, rester au Grand Arbre pour toujours. Ou je peux continuer de faire ce que je fais maintenant. »

C’est l’option facile.
Et la moins tentante.

« Je crois que j’ai juste envie de dormir beaucoup », admet-elle dans un murmure.

Il lui faut un instant pour comprendre le contact, les doigts qui frôlent son bras, quelques pas de trop avant que Rain ne s’arrête elle aussi, se remettant au niveau de Bambi.

« J’ai croisé Slumber »

La surprise passe sur son visage, brièvement.
Il lui arrive d’oublier qu’ils étaient plus que l’un.e et l’autre, avec Slumber, que le reste de l’Arbre existait en même temps qu’elleux.

« C’était un bon soigneur, quand il était au Grand Arbre. Je crois même qu’on était un peu amis. »

Mieux vaut taire la haine farouche que son frère voue à présent à son ancien groupe, chef qu’il a juré d’abattre de ses propres mains—Rain préfère jouer le rôle du monstre, offrir à Ibijau l’opportunité de n’être que le suiveur, l’enfant qui s’est égaré. Elle ignore quoi faire de la main sur son bras, de la légère pression qui la maintient là, dans cet instant, et pas dans une myriade de souvenirs.

« Je suis sûre qu’il reviendra, Rain. Tous ceux qui sont orbleus. Ils reviendront, on trouvera une solution. Ils vont dégeler en même temps que le reste. C’est promis. Et il sera heureux que tu sois là pour lui, peu importe le reste.»

Qui leur pardonnera aux Orbleus, qui cherchera la vengeance ? Rain hésite—l’impression que ses doigts sont des lames, qu’ils risqueraient de blesser Bambi—c’est stupide, cet encéphale qui la retient d’exister. Elle pose une main sur celle de la jeune fille, refusant de se dérober.

« Je pourrais rentrer chez moi. Si Peter Pan se réveillait, je pourrais lui demander. Ou je pourrais faire un truc idiot, comme lui demander de me prendre mon nom, rester au Grand Arbre pour toujours. Ou je peux continuer de faire ce que je fais maintenant. »

Le problème, c’est qu’aucun choix n’est salvateur, que l’île n’est pas faite pour ça. Rain n’a ni pitié et peu de compassion, elle doit tenter de piocher dans ce qu’elle est pour trouver un miroir, un vague concept familier.

« Je crois que j’ai juste envie de dormir beaucoup. »

Pourquoi pas ça.

« Slumber a changé, » autant commencer par là, Rain accroche le regard de Bambi uniquement une seconde ou deux, pour ensuite fixer ses joues à la place, « de nom, d’apparence—il restera mon frère qu’importe ses actions—et il me concède le même amour. » Qu’elle abhorre ce terme, sans en connaître de meilleur, « Quoi que tu décides, tu seras toi-même.

L’identité n’est qu’une facette d’un tout, on peut changer sans se perdre, reconstruire avec n’importe quelles ruines. Je suis le pire exemple, et certainement pas la mieux placée pour te dire de t’accrocher. Pourtant, dans cette étendue gelée, je ne vois que toi et moi. Et—tes paroles au sujet de mon frère, c’est un soutien, n’est-ce pas ? Merci, Bambi. »

A quoi bon se plaindre de ne rien comprendre à l’humanité, si elle ne peut même pas prétendre à mieux faire.

« Je suis vouée à rester l’Impardonnable, » qu’elle se trouve dramatique bon sang et elle coupe sa phrase avec un éclat mauvais dans son regard, un qu’elle chasse en les clignant juste après, « et s'il ne rentre pas de lui-même, j’irais le chercher. Il mérite qu'on se batte pour lui, qu'importe ce qu'il a fait. Je suis lassée de toujours dire que je suis un monstre pour justifier les cases en moins dans mon crâne délabré, pour abandonner et ne rien faire. »

Avec une lenteur calculée, elle déplace sa main pour la poser sur l’épaule de Bambi, tentant de retourner son geste, de démontrer une pointe de confiance. Tout en lui laissant la liberté de se dégager.

« Quelque soit ton choix, tu en vaux la peine. Tu as le droit d’être égoïste en voulant oublier, ou bien de tout garder pour toi—du moment que ne tu ne détruis pas en disparaissant, en souhaitant dormir pour toujours, ou en attendant que ce monde te dévore. Tu vaux tellement plus que ce que ton ancien chef a dit, toujours plus que les rires et les railleries. A l’infini, ton cœur compte, et toi aussi. Et je ne sais pas trop ce que je suis en train de dire, ou plutôt si mes mots ont un quelconque sens pour toi, encore… »

La lueur mauvaise a été remplacée par une détermination bien plus franche que tout ce qu’elle est parvenue à afficher jusqu’à maintenant.

« Je crois en toi. Pas parce que je te dois la vie, ça n’a rien à voir. Je crois en toi, c’est tout. En tes choix et en ta voix pleine de force, en tes mains qui manient les armes aussi bien qu’elles sauvent, en ton regard déterminé, et surtout je crois en ça, » sa main se retire de l’épaule, et elle tapote deux doigts contre le front de Bambi, un sourire fendant ses lèvres.

Peut-être qu’elle aurait dû choisir le cœur et pas la tête—quoiqu’au final les sentiments viennent du cerveau donc bon.

Rain monologue.
C’est une déferlante. Ça s’arrête plus. Bambi renifle silencieusement. Rain parle de son frère. D’identité. De choix. Quand elle l’a rencontrée, Bambi ne s’attendait pas à ça. Elle s’attendait à rien. Et elle se retrouve face à quelqu’un qui se bat plus pour elle qu’elle ne s’est jamais battue pour elle-même.

« Je crois en toi », Rain termine. «Pas parce que je te dois la vie, ça n’a rien à voir. Je crois en toi, c’est tout. En tes choix et en ta voix pleine de force, en tes mains qui manient les armes aussi bien qu’elles sauvent, en ton regard déterminé, et surtout je crois en ça. »

Deux doigts viennent toucher son front.
Bambi hoche la tête. Elle veut que Rain comprenne qu’elle comprend, mais elle a juste trop à répondre, trop à dire, elle se mélange les pinceaux.

« Tu sais », elle bafouille. « Tu sais de toutes façons mon ancien chef il est mort, il est mort depuis longtemps. »

Les larmes qui dévalent ses joues …. Mon dieu pour un peu Rain pourrait croire qu’elle pleure pour ce connard. Mais comme très souvent Bambi pleure pour elle-même ou juste pour le plaisir de pleurer.
Rain est l’Impardonnable, et elle la Cascade.
Vouées à le rester jusqu’à ce que mort les sépare. Bla bla bla.

« Et moi je suis en vie. »

Voilà, c’est ça, c’est là où elle veut en venir.
Ils sont partis tous ceux qui voulaient pas d’elle. Ils sont morts, ils ont la langue coupée, ils ont disparu, ils ont changé d’avis, et elle, à qui on donnait pas un mois avant qu’elle supplie Peter de rentrer chez elle ou se fasse buter, elle est là.
Si elle rentre en vie au Canyon, elle pourra cocher une autre case dans son calendrier imaginaire.

« Et ma vie, je te la dois aussi. »

Si Rain ne l’avait pas tirée de là, est-ce qu’elle serait sortie de l’épave ? Est-ce qu’elle aurait suivi la lumière ? Dans le doute ...

« L’oublie pas, Impardonnable. »

Peut-être qu’elle a tort de dire ça. Peut-être que Rain se complait dans l’image de monstre qu’elle a d’elle-même.

Plus elle se force à parler, à remplir les blancs avec n’importe quoi qui ne serait pas un énième abandon, moins Rain a l’impression que ce qu’elle dit a une chance de convaincre qui que ce soit. Lorsque sa langue manque de mots, qu’il ne reste qu’un éclat épuisé logé au fond de sa gorge, Bambi a enfin l’occasion de répondre.

« Tu sais de toutes façons mon ancien chef il est mort, il est mort depuis longtemps. »

Tant mieux. Rain se fiche que ça soit horrible de se complaire dans la mort d’un gosse. Il voulait que Bambi y passe, après tout. Est-ce que Green ressent la même chose à son sujet ? Est-ce que ça la soulagerait que celle qui a voulu la tuer disparaisse ? Peut-être. La Cascade ne s’arrête plus, un flot continue de larmes que même une armée de mouchoirs ne pourrait contenir.

« Et moi je suis en vie. » Sa main retombe, doigts ankylosés par le froid ambiant.

« Et ma vie, je te la dois aussi. L’oublie pas, Impardonnable. »

Sa gorge s’étrangle, elle doit retenir un rire qui n’aurait rien à faire là. Rain sent les larmes remonter, ses yeux voulant imiter ceux de Bambi, et elle relève ses lunettes d’une main, les coinçant dans ses cheveux trop longs—et elle se demande jusqu’à quand elle va les supporter et supporter le reste aussi, jusqu’à quel point elle peut endurer ce Givre sans fin.

« Okay, je vais m'en souvenir, » qu’elle promet, aussi doucement qu’elle en est capable. Bientôt, ses joues la brûlent de nouveau, peau baignée de larmes qu’elle ne pensait plus avoir en elle. Qu’elles sont ridicules—des pleurnicheuses qui ne font que de se plaindre, c’est ce que les autres diraient.
Qu’ils aillent se faire voir.

« Je n’ai pas continué à vivre parce que j’en avais envie, pour être franche, » Rain a du mal à articuler, à contenir ses larmes assez pour échapper quelques phrases, « je voulais juste savoir ce que ça ferait, de ne pas m’abandonner comme tout le monde l’avait fait. »

Et aujourd’hui, au milieu de cet enfer qui ne s’arrêtera probablement pas avant longtemps, L’Impardonnable réalise qu’elle a envie de vivre, sans avoir besoin d’une raison cette fois.

« Je pense qu’on mérite au moins ça, toi et moi. » Si elle pouvait supporter les contacts, elle la prendrait dans ses bras. Rain en est incapable. En plus, malgré son écharpe, l’Impardonnable galère à sécher ses propres larmes, à se motiver pour le chemin qui les attend.

« On devrait se remettre en marche. »