I. Ryann
Accroupi dans le minuscule jardin derrière la bicoque familiale, Ryann fixait le plant de courgettes comme si son regard pouvait le forcer à pousser plus vite. Il savait pertinemment que ça ne servait à rien, mais c'était toujours mieux que de rester à l'intérieur à écouter papa et maman se disputer pour de mauvaises raisons, ou traîner dans la rue à échanger des coups de poings avec les gars du quartier, faute d'autre chose à faire. Et peut-être que s'il se concentrait suffisamment sur la forme des feuilles, les longues tiges qui partaient dans tous les sens, les quelques boutons de fleurs jaunes… peut-être qu'il oublierait qu'il avait faim.
Et puis, à un moment, sans trop savoir pourquoi, Ryann releva les yeux. En face de lui, de l'autre côté du plant de courgettes, se tenait un petit garçon sorti de nulle part. Il était accroupi lui aussi, exactement dans la même position que Ryann, et fixait la plante férocement. Ryann songea aussitôt que si l'observation de courgettes était un jeu, le gamin gagnerait haut la main.
Finalement, l'enfant daigna poser son regard sur Ryann. Leurs yeux s'accrochèrent, et puisque parfois, Peter
savait sans avoir à demander, il ne questionna pas.
– Tu voudrais partir d'ici, affirma-t-il.
Cela fit rire Ryann.
–
Tout le monde veut partir d'ici, petit.
II. Grin
– C'est quoi, ça, Grin ?
L'interpelé leva les yeux vers la garçonne et lui envoya le sourire enthousiaste qui lui avait valu son nom.
– Ça, Sigh, c'est un… plant de courgettes !
Sigh soupira.
– Je te parlais pas de cette plante en particulier. Je te parlais de… de ça, conclut-elle en faisant un grand geste du bras.
– Ben c'est mon jardin. C'est chouette non ?
Il y eut un silence peu convaincu. Sigh soupira de nouveau.
– Grin, t'es con, lâcha-t-elle finalement.
– Ben quoi ?
– On est
Récolteurs, pas jardiniers. On est supposés ramasser les trucs qui poussent, pas en planter !
– J'en ramasse aussi ! se défendit Grin.
– C'est pas la question ! Tu sais bien que Peter il aime pas quand on fait des trucs de… des trucs d'adultes, finit Sigh un ton plus bas, comme si elle avait peur d'invoquer Peter.
Grin haussa un sourcil.
– Sigh, t'es trop jeune pour savoir ce que c'est, des "trucs d'adultes".
– Mais je parle pas de ça triple crétin ! T'es bouché ou quoi ?
Grin sourit, pas vexé pour deux sous.
– Peut-être, admit-il.
– Faire des champs, des fermes, utiliser de l'argent,
ce genre de trucs d'adultes !
Grin réfléchit.
– Mais si on fait pousser nos légumes, on sera sûrs de jamais avoir faim, expliqua-t-il.
Sigh secoua la tête, dégoûtée.
– T'as rien compris. Tu viendras pas te plaindre quand tu grandiras et que tu feras bannir.
III. Jack
Le soleil matinal brillait joyeusement sur le champ de courgettes, et Jack contemplait son œuvre avec un large sourire. C'était
beau. Des plantes bien vertes, bien vivaces, qui donnaient des légumes à faire pâlir un concours agricole. Que demander de plus ?
Bon, évidemment y'avait toujours un marin bourré pour bredouiller que les légumes c'est des trucs de (insérer ici une insulte quelconque mal articulée), mais eh, le reste du port avait l'air plutôt content de les avoir, ces légumes. Les courgettes et leurs camarades, carottes, poireaux, oignons… toute la famille quoi ! Mais les courgettes, ça restait ses chouchoutes, à Jack.
Et puis le champ était pile poil de la bonne taille. Assez grand pour fournir à Jack de quoi manger et vendre un confortable surplus, et assez petit pour qu'il ait le temps de faire d'autres choses que s'en occuper. Par exemple… suivre la carte au trésor ramassée la veille dans la ruelle derrière la taverne !
Au moins une aventure par jour, telle était sa devise.
?. Et...
Dans le noir de la nuit, une ombre rôde dans le port déserté… oui, non, ok, le port n'est jamais aussi habité que la nuit quand les marins viennent faire la fête. Toujours est-il qu'une ombre rôde. Enfin, un nigaud blond, quoi. À part dans les petites ruelles, il ne fait pas assez noir pour vraiment le camoufler.
Il se penche sur le sol inégal en dessous d'une fenêtre et observe ce qui ressemble à une empreinte de botte.
– Pas assez profonde, annonce-t-il à la cantonnade (c'est-à-dire un poulet et deux badauds à moitié ivres).
– De quoi il parle ? marmonne l'un des deux témoins humains.
– Aucune idée, rétorque son camarade.
– Pas du 42, continue le blond. Plus petit… plus léger…
– Eh, mec ! C'est quoi ton délire ? tente le premier badaud.
Absence totale de réaction du principal intéressé.
– Te fatigue pas, conseille le deuxième type. Le gus, là, c'est Jack, je le connais. Il baragouine toujours des trucs incompréhensibles quand il dort, mais il s'en souvient jamais.
– T'es sérieux, il dort, là ?!
– Ouaip.
L'endormi se redresse et s'éloigne sans prêter la moindre attention à son public. Le poulet caquette.
– Je te le fais pas dire, commente l'un des ivrognes.