Le
Dégrive.
Le
Dégrivre du Pays de Jamais.
Le
Dégivre de Peter Pan.
Tellement magique, spectaculaire, merveilleux, tellement panesque et tellement neverlandesque ; tout s’était passé comme dans une incroyable aventure, avec une fin grandiose et un printemps triomphant. Les choses devaient se dérouler ainsi. C’était la loi de l’île, dont les infinies tourments s’enchaînaient pour mieux s’oublier, pour mieux alimenter la légende et l’imaginaire qui incarnaient les cœurs battants de la terre des enfants.
Le Dégivrement de Peter Pan était clos, les bourgeons s’ouvraient en mille et une couleurs et l’herbe verte remplaçaient les sols verglacés, le soleil étincelant chassait le gris du ciel, la mer retrouvait l’éclat de son bleu profond, l’aventure était finie, elles se finissaient toutes, laissant place à la prochaine.
Cela avait toujours été ainsi. Cela devait être. Cela aurait du, pour
lui aussi.
On oubliait bien souvent, tant il était puissant et enchanteur, que Peter Pan n’était qu’un enfant. Le premier de tous les Enfants Perdus, qui dans la solitude de son rêve fantastique et illimité, n’avait fait que combler le seul vide qui manquait au pays de l’imaginaire : de la compagnie. D’autres enfants, des comme lui, des blessés, des abandonnés, des
perdus, avec qui il rejouerait un simulacre de famille basé sur sa vision si maigre et détournée de la réalité tant il en avait manqué, mais il y croirait dur comme fer, et cela suffirait.
Peter fermerait alors leurs fenêtres comme on avait fermé la sienne. Peter les aiderait à voler, à quitter la terre qui l’avait tant meurtri, persuadé qu’elle meurtrirait tôt ou tard ceux qui y croyaient encore, ceux dont les barreaux de fer n’avaient pas encore été posés. Il ne pouvait croire qu’il existât des enfants que leur mère n’oubliât pas, il ne pouvait croire qu’il était un voleur d’âmes : il était un sauveur. Il sauverait tous les autres pour mieux se sauver lui-même, encore et encore. C’était l’éternel grand jeu, celui qui ne s’achevait jamais, celui que le Givre avait manqué de tuer. Le Givre avait manqué de le tuer.
Peter ne craignait pas la mort, qui ressemblait fort bien à une
sacrément grande aventure. Il craignait bien d’avantage la vie, qui fait grandir et taire les rêves. Ce n’est pas le fait d’avoir bien failli mourir qui le tourmentait ― en secret, car le Printemps
devait arriver, et chaque émotion négative pouvait entraver son renouveau. C’était le fait que pour une fois, c’étaient les enfants qui l’avaient sauvé. Ce n’était pas lui qui avait détruit leurs barrières, ouvrant les fenêtres fermées avec la complicité de la nuit et activant son charme féérique pour convaincre les plus sceptiques. C’était eux, les enfants perdus et ceux qui ne l’étaient pas encore, qui avaient détruit les barrières de son propre mal. Ils l’avaient
sauvé.
Peu d’enfants, si peu en vérité, avaient remarqué que le sourire de Peter Pan s’effaçait dès lors qu’il n’était plus en vue, comme une faute grave que l’on doit cacher, une faute que lui-même avait condamné. Peu d’enfants avaient observé que Peter continuait de lancer des jeux et des aventures mais s’éclipsait avant d’y participer, comme attrapé par son propre piège, entraîné par son propre protocole.
Pris à son propre jeu. Car le Printemps de l’île, pour une fois, avançait plus vite que lui.
Peu d’enfants avaient vu que Peter Pan, en fait, ne volait plus.
Le Dégivre du corps est bien plus manifeste que celui du cœur, et Peter Pan ne savait pas grand chose de son propre cœur, si ce n’est qu’il résonnait bizarrement à présent, presque faiblement, et jamais il ne s’était senti si oisillon qu’en ce moment-même où les nouveaux rôles et les nouvelles missions se remplissaient avant même qu’il ait eu le temps de les décider. Tout allait trop vite, et ce rythme effréné n’était, pour la première fois, pas de son fait. Il fallait,
lui, qu’il suive la cadence, au lieu de l’imposer. Il fallait,
lui, qu’il fasse un peu semblant, d’y croire, au lieu de forcer tous les autres à croire avec lui.
C’était si facile avant. Avant, son cœur battait aussi fort que celui d’un oiseau prêt à ouvrir les ailes.
« For to have faith is to have wings. »Peter Pan, prisonnier de sa propre image, de sa propre domination, ne pouvait prendre le temps de guérir, de comprendre, de digérer cette reconnaissance insupportable en même temps que le traumatisme d’avoir été captif de son propre imaginaire. Son extrême jeunesse lui permettait (ou l’empêchait) de ne pas parvenir à achever sa pensée et prendre la mesure de ce qui s’était passé, et se passait encore ― en lui, surtout.
Il allait et venait, jouant son rôle comme chacun des enfants le faisait, chacun des enfants dont d’ailleurs, la plupart des noms et des visages lui échappaient à présent. Même les plus importants.
Peter s’était surpris, à son éveil, à croire qu’il serait au creux de son berceau ; celui qu’il avait quitté à seulement sept jours, au moment où il avait encore ses ailes ― car tous les bébés, avant d’être des humains, avaient été autrefois des oiseaux, et c’est pourquoi leurs omoplates les démangent furieusement dans leurs premiers jours. Peter se souvenait des Jardins de Kensington, à Londres, où il avait rencontré les fées, y compris la Reine Mab, probablement la seule figure de l’île qui l’eût connu avant qu’il soit Pan. Il n’était alors que Peter, un enfant attiré par la liberté des chants et des chimères, mais que pourtant, même lorsque les fées tentaient de le piéger, parvenait toujours à revenir avant que la fenêtre se ferme. Jusqu’au jour des barreaux de fer.
Combien de temps était-il parti ? Cela lui avait semblé si court... Chaque fois qu’il rentrait pourtant, il trouvait sa mère endormie dans son lit, murmurant son nom dans son sommeil, et il venait tendrement lui tapoter les pieds. Chaque fois, il promettait de revenir, mais chaque fois, il mettait plus de temps. Les enfants n’ont pas la même notion du temps que les grandes personnes. Le temps est à leurs yeux un concept abstrait, étirable et capricieux, qu’ils sont bien incapables de mesurer.
Peter était revenu voir sa mère un énième fois ― peut-être même la bonne, celle qui le ferait rentrer et grandir pour de vrai ― assuré de trouver la fenêtre ouverte puisque sa mère ne
pouvait pas l’avoir fermé, c’était impossible, impensable, il n’avait pas accepté le vœu-piège des fées, il était resté loyal : il avait gardé sa mère en son cœur, quelque part, un peu enfoui, mais net encore.
Ainsi lorsqu’il était avait regagné son foyer avec toute l’assurance des jeunes personnes qui ne connaissent pas encore les blessures de l’âme...
la fenêtre était fermée. Un autre enfant dormait dans le berceau qu’il avait quitté. Les barreaux de fer avaient été posés entre la fenêtre et le monde, la fenêtre et lui. Peut-être n’était-ce que pour empêcher que l’autre enfant s’évade comme lui l’avait fait. Mais Peter était trop jeune et trop désemparé pour le comprendre. Les barreaux de fer avaient été mis pour l’empêcher de rejoindre son berceau. Sa mère.
Il avait tenté de crier, appeler, frapper, hurler à sa mère de le laisser rentrer, hurler de toutes sa force qu'il existait encore, qu'il était revenu pour de bon. Il n’était pas parti longtemps, après tout, le temps de danser avec les fées et rencontrer les oiseaux, le temps d’écouter les complaintes des saules pleureurs et les chamailleries des champignons. C’était si court, mère, tu aurais pu m’attendre. Les cris de Peter tout court, qui à l’époque ne provoquaient ni orage ni tempêtes, étaient morts dans le silence et l’indifférence, car déjà sa mère ne le voyait plus. Peter n’existait plus.
« Peut-être était-il un enfant qui n’était jamais né. »Le vent avait séché ses larmes et sa voix s'était éteinte. Il avait rejoint les Jardins, le seul endroit qu'il eût jamais connu en dehors de son berceau. Le vol avait été difficile, éprouvant, bancal. Il avait failli tomber plusieurs fois, car aucune pensée heureuse ne trouvait la force d'imprégner son esprit.
Il avait vécu avec les oiseaux, sur le petit îlot de la Tamise, enfant sauvage qui, à cette époque encore, imitait maladroitement les coutumes de ses protecteurs en même temps que les jeux de ses semblables. Il observait, caché dans les fourrées en imitant les camouflages des fées, les baisers cachés que les mères donnaient à leurs enfants, et surveillait les nourrices qui détournaient le regard des landaus.
Quand Peter avait décidé de quitter ce monde dans lequel il ne parvenait pas à s’adapter, mi enfant mi oiseau, mi humain mi fée, quand Peter n’avait encore rien d’un roi mais partait déjà à la conquête d’un rêve à la forme d’île, il l’avait fait sur un nid. Les oiseaux s’étaient bien moqués de lui alors, un nid qui vogue, un nid qui voyage, même avec un mat en bâton et une voile en chemise de nuit, c’était là une idée ridicule ; mais Peter avait déjà cette indépendance d’esprit de croire que ses aventures avaient un sens, et ses rêves un aboutissement.
Nul ne savait vraiment, et lui l’avait certainement oublié, comment Peter était devenu Peter Pan. Nul ne sait comment le Pays de Jamais s’était formé, éclos d’un imaginaire salvateur autant que d’un désespoir infini. Nul ne sait comment la magie, surtout celle des enfants, opère.
Et la magie, aujourd’hui, peinait à masquer les tourments inhabituellement installés dans l’intérieur de Peter Pan, qui feignait plus le Printemps qu’il ne le vivait. Le bout de ses doigts était demeuré froid, et autre chose en lui, quelque chose de bien plus intime et secret, l’était encore davantage.
Peter Pan avait changé, Peter Pan avait vacillé, mais l’intensité préservée de ses cocoricos et la diversité coutumière de ses jeux empêchaient quiconque ― ou presque ― de s’en apercevoir.
Si on avait prêté attention à son regard, qui d’ordinaire était constellé de tout un tas d’éclats lumineux qui le traversaient comme des comètes dans un ciel de jais, on aurait vu que les petits fragments étaient bien timides, voire faibles. Voire absents.
Pour la première fois, certainement, Peter Pan subissait son propre rêve et son propre rôle, et sa couronne lui paraissait beaucoup plus lourde qu’auparavant. De fait, il ne la portait plus. Il ne portait plus que son sobre habit de feuilles, dévoilant son corps doucement tanné par son ami Soleil mais amaigri par le Givre, délaissant les apparats royaux comme la compagnie des autres enfants, qui d’ordinaire lui était quasiment vitale ― c’est qu’il ne fallait pas qu’il eût le temps de s’ennuyer, ni de penser, encore moins de se souvenir.
Peter ne voulait pas se souvenir du Givre. Peter voulait oublier. Il ne le
pouvait pas. C’était là une situation inédite et terrible, que seuls les êtres les plus attentifs, qui connaissaient déjà la mascarade derrière l’infaillibilité de Peter Pan, pouvaient remarquer. Ils étaient bien peu. C’était sûrement mieux ainsi. Plus les autres y croiraient, plus il pourrait y croire. C’était à ce seul espoir que l’Enfant Roi s’accrochait. Croire et oublier, cela avait toujours fonctionné. Cela ne pouvait que fonctionner.
N’est-ce pas ? La plupart des enfants croyaient en la rumeur qui disait que
Peter Pan ne dormait pas. Les chefs étaient moins dupes, en particulier en cette période, puisque Peter piquait régulièrement du nez pendant les soirées, et il arrivait même qu’une mère ― il n’y avait pas encore de remplaçante à la Mère en Chef, et pour cause, Peter était convaincu que Mirka était encore tout à fait vivante ― vienne le porter pour le border, ou même un chef attendri ou apitoyé qui, le voyant endormi sur son trône, s’en charge.
Peter leur paraissait si léger alors, si frêle et vulnérable, et il était bien difficile de le voir comme le tyran merveilleux et omnipotent qu’il incarnait aux yeux de la grande majorité de son petit peuple.
Cette nuit-là, Peter Pan avait été porté jusqu’à sa Chambre, peut-être par Bow qui essayait encore et toujours de conserver son monopole sur le petit roi, tout à fait conscient de son instabilité pourtant bien dissimulée, mais la faiblesse physique de Chambellan ne lui permettait pas de le faire à chaque fois. La plupart du temps, c’était Scar, ou une des plus grandes Mères. Parfois Pit, qui n'avait rien loupé du subtil manège en cours...
Hélas il s’était réveillé en pleine nuit, agité par un rêve qu’il avait aussitôt oublié mais qui avait eu le temps de le rendre tout
froid. Il s’était noyé sous les couvertures, retenant ses larmes, de peur de faire tomber la Pluie et ainsi gâcher le Printemps.
Une sensation d’étouffement lui enserra bientôt la poitrine, où pulsait fébrilement son cœur pas tout à fait dégivré, et il quitta son lit dans la précipitation. Le moindre contact physique était comme une agression. Incapable de comprendre son état, ce qui ne faisait qu’accroitre son angoisse et sa confusion, il déserta sa chambre, traversa le petit couloir dont les murs étaient constellés de jouets engouffrés dans la terre, remonta jusqu’à la pièce principale où les Chefs dormaient, dans des couches ou des hamacs, chacun dans son coin.
Il les balaya tous du regard, comme s’il s’agissait de connaissances lointaines, et parvint à léviter faiblement pour ne pas que ses pas puissent réveiller le moindre d’entre eux ― Lacerate et Scar ne dormaient souvent que d’un œil.
Puis il quitta la Maison Sous Terre pour rejoindre la nuit de son île.
Il avait peur. Tout en parcourant un chemin que son inconscient semblait bien mieux connaitre que lui, il sursautait au moindre bruit, s’attardait sur la moindre apparition, et même si les lucioles et quelques fées, naturellement attirés par sa présence, accompagnaient sa marche, il se sentait minuscule, exposé, vulnérable. Son île, en cet instant, ne prenait plus la forme chaleureuse et confortable d’un foyer qu’il maitrisait et bâtissait à la force de sa foi, mais celle d’un rêve trop gros pour lui qui menaçait de le dévorer.
La nuit était toujours d’un bleu presque vif, à Neverland, car toutes les couleurs du Pays étaient étrangement très accentués, comme dans un rêve ou un dessin. Sa propre peau, frissonnante encore, était bleuie, tandis que ses pas continuaient de progresser dans une mystérieuse direction.
Au bout d’un temps qui lui parut à la fois court et long, ses pieds s’arrêtèrent. Il était arrivé. Il avait sûrement connu l’endroit, à moins que l’endroit ne l’eut connu. L’entrée de la Tanière paraissait vaste et noire, comme une bouche. Il s’y attarda un moment, immobile, les yeux fixés sur l’obscurité qui lui faisait face.
Puis, la gorge sèche et la voix basse, il finit par murmurer :
―
Tu es là ? C’était
elle, qu’il cherchait.