C'était la première fois qu'il foulait les Marais Brumeux. Il n'avait pas compris pourquoi on l'envoyait lui en Éclaireur. Squint aurait été plus aguerri, Shrug plus téméraire. Ils étaient sûrement occupés. Stealth lui avait fait par de sa mission : trouver des Chanmignons, une race de champignons colorés, capables de bondir et courir, qui se cachaient sous les racines et dans les branches des arbres du Marais. Il paraissait qu'on les reconnaissait de loin grâce à leurs couleurs vives, mais qu'ils savaient aussi très bien se cacher. Et que c'était pas facile de les attraper.
Grenouille ne connaissait pas l'issue d'une telle mission. Il était quasiment sûr que c'était pour Peter Pan. Les Chanmignons avaient, toujours d'après les dires, la vertue d'égayer l'esprit.

*

Dans son sac à dos, il y avait une gourde, un gros morceau de pain, une pomme, un bandage au cas où, et sa carte soigneusement pliée. Il pleuvait faiblement, ce qui était encore plus irritant, et il avait intimé à tous de prendre un ciré. Le sien était jaune, c'était Curve qui lui avait trouvé. Il marchait devant, montrant le chemin au Grimpeur et à la Récolteuse qui l'accompagnaient. Hermit aurait la tâche de grimper aux arbres s'ils dénichaient par hasard des Chanmignons dans les hauteurs. Dinky saurait les repérer au sol. Grenouille était là pour le repérage, en guide. Et comme d'habitude, c'était une source d'angoisse aussi acérée qu'un tomawak de Piccaninny.

Ils avaient traversé la Prairie, le Bois Joli, et à quelques centaines de mètres se dessinaient déjà les contours des Marais, avec sa brume délavée et son ciel morose. Grenouille cessa de marcher et soupira, avant de pointer du doigt leur direction. Ainsi enveloppés de la lumière gracieuse des bois des fées, la perspective de se propulser dans un marécage grisâtre et puant ne pouvait guère les réjouir.

— Bon, c'est là-bas. Vous êtes prêts ? Est-ce que l'un d'entre vous y est déjà allé ?

Aucun des trois n'était très bavard ou expansif. Mais Grenouille était quasiment sûr qu'ils étaient encore plus flippés que lui.

Dinky marchait juste derrière Grenouille. Son écharpe traînait à terre et elle essayait tant bien que mal de l'enrouler autour de son cou. Elle devait ressembler à une immense poupée avec son cirée gris dont la capuche était rabattue et le tissu rouge autour du cou. Son visage semblait se noyer sous tous ces vêtements et la seule partie que l'on pouvait voir était ses yeux.
Elle portait également un sac à dos. Ce dernier contenait le nécessaire : une gourde, de quoi manger, des bandages mais surtout il allait servir à contenir les chanmignons. Elle n'en avait jamais vu et redoutait le moment où elle devrait en attraper un. Elle était une récolteuse, elle était censée les reconnaître. De ce qu'elle avait entendu, ils étaient de couleur vives et bondissaient partout. Cependant, ils savaient bien se cacher, se rendre invisible, un peu comme elle.

Elle n'avait jamais été aux Marécages Brumeux et même si elle aimait prendre des risques, elle ne s'imaginait pas aller dans des Marais froids, sombres et puants. Enfin, pas pour une première aventure.

Les Marécages commencèrent à apparaître devant eux. La brume qui les entourait, rendait l'endroit effrayant. Dinky frissonna, de peur ou juste de froid, elle n'aurait su dire.
Grenouille s'arrêta et soupira. La fillette qui était encore entrain de remonter son écharpe manqua de lui foncer dedans. Elle s'arrêta juste derrière et recula d'un pas.
Il leur posa une simple question et Dinky répondit tout aussi simplement :

- Je n'y suis jamais allée.

Hermit était derrière elle mais il ne répondit pas. Elle se dit qu'il y avait sûrement déjà mit les pieds, ou alors, il s'était fait attraper par un monstre des Marécages.
Elle imagina aussitôt, un monstre géant, peut-être en forme de chanmignons attrapant Hermit qui n'avait même pas eu le temps pour crier à l'aide. L'angoisse s'empara d'elle et elle se retourna légèrement. Le garçon aux cheveux blancs était toujours derrière elle mais il semblait tendu et mal à l'aise. Ils devaient tous l'être.
Elle regarda droit devant elle, l'angoisse était toujours présente et n'allait pas partir aussi facilement.

Ça le ferait pas.
Chacun d'entre eux était renfermé, complètement angoissé. Grenouille n'était pas le meilleur pour ce qui était de garder son sang-froid ou de gérer son angoisse, mais il avait participé à assez de missions pour savoir qu'un vide de cohésion pourrait leur être fatal. Il fallait qu'ils fient les uns aux autres, et bien plus important encore, qu'ils parlent.

Il les observa un moment tous les deux tandis que leurs regards contemplaient avec anxiété les contours des marais.

— Bon écoutez, je sais que c'est un peu effrayant, en plus vous avez peut-être pas habitude d'aller si loin. Mais si on reste toujours ensemble et qu'on se prévient quand y a un problème, ça ira. J'ai participé à plein de missions et on s'en sortait grâce à ça.

En fait, on ne s'en sortait pas toujours. Grenouille avait perdu des collègues. Il avait vu Lolita se faire lacérer par des scies vivantes. Il avait vu ça. Il réprima un frisson tout froid. Il sentait d'instinct qu'en cet instant et pour les prochains à venir, il serait le petit pilier de l'expédition.

— Allons-y, plus vite on trouvera ces trucs, plus vite on sera rentrés. Vous avez tous emporté votre lampe-torche ?

Il faisait jour, mais c'était un concept un peu versatile dans les marais.

— Je m'appelle Grenouille. On m'appelle le Funambule parce que je fais des cabrioles de cirque.

Il fallait qu'ils deviennent amis. Ce serait plus supportable.

Grenouille semblait agacé de ce silence qui s'était installé. Dinky ne savait pas comment réagir. Devenir amie avec eux ? Pourquoi pas. Ils sont gentils après tout. Juste être amis et leur parler. Elle ne pouvait pas leur faire totalement confiance, pas encore...

Les deux garçons se présentèrent. Hermit et Grenouille.

- Moi je m'appelle Dinky.

Elle les regarda chacun leur tour, sans s'attendre à une réaction de leur part. Hermit brandissait sa lampe-torche, comme pour montrer au Funambule qu'il était prêt.

Avait-elle la sienne ?
La fillette ouvrit son sac et fouilla dedans. Elle était certaine d'avoir emportée sa lampe torche, et pourtant elle n'y était pas. Elle souffla d'agacement et posa son sac à terre avant de l'ouvrir en grand. Elle chercha à deux mains en sortant une par une ses affaires. Elle évita de les poser dans de la boue. Aucune trace de cette maudite lampe-torche.  

- Je pense que je l'ai oublié.

Elle remit toutes ses affaires dans son sac et le referma avant de se relever.
Allait-elle se faire disputer ? Sûrement. Elle n'aura qu'à regarder Grenouille dans les yeux et attendre que la remontrance passe. Ensuite, elle oubliera et ils pourront partir et aller chercher des Chanmignons.

Aller chercher ces "choses" demandera sûrement beaucoup d'effort, mais pour Dinky, son plus grand effort sera de faire confiance aux garçons. Elle y arrivera, elle devait y arriver...

C'est sûr, ça n'aidait pas à détendre l'atmosphère. Dinky et Hermit étaient tellement crispés que Grenouille se demandait comment ils feraient pour avancer, avec leurs jambes toute raides. L'avantage, c'est que leur attitude lui faisait tout oublier de sa propre appréhension.
Il hocha la tête d'un air approbateur lorsque Hermit actionna sa lampe, puis sourit lorsque la Récolteuse se présenta.  

— Dinky ? C'est amusant. C'est Peter Pan qui t'a appelé comme ça ? Il doit bien t'apprécier pour te donner un joli nom.

Ce n'était peut-être même pas vrai, mais Grenouille avait coutume d'envier les noms des autres enfants. Le sien lui apparaissait si ridicule.

— Il faut toujours penser à une lampe, et si y en a pas, un briquet. Comme l'eau. Mais c'est pas grave, deux pour trois, c'est déjà bien. Et les marais ne sont pas si sombres...

Il l'espérait très fort.


C'était dur de se lancer. Grenouille sentait ses orteils s'agiter, comme pour prendre de l'élan. Il aurait voulu, là tout de suite, leur dire que tout était annulé, qu'on allait rester dans la clarté chaude des Bois Jolis et que leur mission consisterait à danser avec les fées. Mais...
Oh !!

— Regardez !! Une fée, là ! Ce doit être une fée des marais qui rentre chez elle !

Et en effet, un petit éclat tremblotant se déplaçait à folle vitesse, plongeant au coeur de la brume qui enveloppait les marais. Grenouille se dit que c'était un signe, même si c'était un peu facile.

— On va la suivre !

Et il s'élança à sa poursuite, faisant des signes encourageant aux deux autres. Bientôt, lui aussi se fit avaler par le brouillard dense du lieu.

- Il m'a autorisé à garder mon nom.

Grenouille lui expliqua l'importance d'avoir une lampe torche. La fillette l'écoutait d'une oreille attentive. Elle devait s'en souvenir pour la prochaine fois. En espérant qu'il y aura une prochaine fois...

Soudain, Grenouille leur montra une fée. Dinky n'en avait jamais vu et bien que la créature se déplaçait à une vitesse folle, Dinky eu le temps de voir un léger éclat de lumière se fondre dans la brume. Grenouille s’élança à sa poursuite, leur faisant signe de le suivre. Dinky se mit à courir à son tour. Son écharpe ne lui facilitait pas la tâche et plusieurs fois elle manqua de se perdre, mais le ciré jaune du Funambule l'aidait à se repérer.

La brume s’épaississait et la température chutait de plus en plus. Dinky avait l'impression que Grenouille ralentissait. Elle était presque capable de courir à ses côté. Elle n'était plus sûre que le garçon suivait toujours la fée, peut-être l'avait-il perdu, mais Dinky ne devait pas le perdre lui.

Elle tourna sa tête vers les buissons qui les entouraient. Avec la brume, on aurait pu les confondre avec des créatures qui attendaient que les deux enfants s'arrêtent pour attaquer. Un frisson parcouru la fillette qui essaya d'accélérer pour se rapprocher de Grenouille.
Soudain, elle crut voir quelque chose bouger dans les buissons.


- Grenouille ! Essaya t-elle de crier, mais elle ne fut pas sûre que ce dernier l'ai entendu.

Elle attrapa alors un morceau du ciré du garçon et tira dessus. L'arrêt fut assez brutal à cause de la vitesse mais elle réussit à le faire s'arrêter.
Elle ne laissa pas Grenouille parler et dit en pointant du doigt les buissons :

- Je crois qu'il y a quelque chose qui bouge entre les buissons.

Elle détourna son regard un instant des feuillages. Quelque chose manquait ou plutôt quelqu'un.

- Où est Hermit ?

C'était de sa faute.
Il avait l'habitude des missions entre Éclaireurs, il avait l'habitude de se débrouiller, de s'écouter, de courir vite et d'analyser les chemins. Lui, il avait l'habitude.
Là, il n'avait pas pris en compte les fragilités apparentes de ses compagnons, qui n'étaient jamais allé aussi loin, qui ne connaissaient rien de ce lieu trouble et traitre, qui réprimaient leurs frissons d'angoisse.
C'était de sa faute.


Où est Hermit.

Grenouille réfléchit à mille à l'heure. Dinky est tout près de lui, il peut sentir son souffle saccadé sur son visage. La brume enveloppe leurs cheveux d'un voile humide. Leurs vêtements sont imbibés, l'air est lourd, leur sac à dos aussi.

Son regard dérive, hésite entre le buisson suspect et la trace improbable de leur compagnon. Il ne sait pas. Ne pas paniquer.

— Ne t'inquiète pas, on va le retrouver. Mais sa voix est sèche, fébrile, l'assurance peine à y percer. Éloignons-nous.

D'habitude, il n'aime pas trop ça, mais il lui prend la main. Dinky a peur, ça se voit à la forme de sa bouche, à la vivacité de ses pupilles. Il lui prend la main parce que rassurer quelqu'un qui a peur fait taire sa propre peur. Il l'entraine plus loin, loin du buisson, dans la brume qui les empêche de distinguer ce qui les entoure et ne fait qu'amplifier la peur. Sa gorge est tellement sèche.

— On ne peut pas crier, dit-il bassement. On ne sait jamais ce qu'il y a par ici. On va marcher jusqu'à ce qu'on voit une lueur, ce sera peut-être sa lampe. Espérons qu'il aura eu le réflexe.

*

Ils marchèrent longtemps. Aucune lueur. Rien qui venait trouer le gris opaque du brouillard. Peut-être que Hermit était mort. Déjà. Si vite. Sa faute.

— AH !

Il venait de plonger une jambe entière dans le marécage, qui l'engluait tel du pétrole. Geignant de panique, il tira et tira tout en s'accrochant à Dinky.

— Aide-moi !! hurla-t-il.

Oubliant tout de sa prudence, son cri aurait au moins le mérite d'attirer possiblement le Solitaire. Et, peut-être, autre chose.

Dinky suivait Grenouille silencieusement. Elle était terrifiée. Elle avait ce sentiment d'être observée, comme si des dizaines de paires d'yeux la fixaient entre les buissons, attendant qu'elle s'éloigne ne serait-ce qu'une seconde pour l'attraper.
Hermit avait disparu et elle espérait de toutes ses forces qu'il aille bien. Elle ne pourrait se sentir mieux qu'une fois qu'elle aurait vu ses cheveux blancs apparaître face à eux. Il était silencieux et ne semblait pas beaucoup les aimer mais elle s'en fichait, elle l'appréciait tout comme elle appréciait Grenouille et elle serait sans doute malheureuse si un des deux venait à disparaître.

Soudain, ce fut comme si le Funambule était happé par quelque chose. Par réflexe il attrapa la manche de Dinky et manqua de la faire tomber avec lui mais la fillette tint bon et tenta de le tirer de là.
Elle n'avait pas beaucoup de force et Grenouille s'enfonçait de plus en plus. La panique l'envahie et elle pria pour que quelqu'un vienne l'aider.

Ce fut comme si quelqu'un l'avait entendu. Elle entendit du bruit derrière elle et quelqu'un vint la rejoindre. Elle tourna légèrement la tête pour voir Hermit lui aussi entrain de tirer Grenouille hors du marécage.

Ils finirent par sortir le garçon perdu hors de sa prison de boue. Dinky se laissa tomber lourdement au sol.
Elle avait envie de pleurer , mais de soulagement. Ses deux compagnons allaient bien.

- Hermit, où étais-tu ? On te cherchait. J'avais peur. Dit-elle d'une petite voix.

Elle n'avait pas pour habitude de dévoiler ainsi ce qu'elle ressentait, mais étrangement cela lui fit du bien.

Grenouille perdit l'équilibre et s'écroula sur le sol vaseux des Marais. Dinky venait littéralement de lui sauver la vie. Il contempla sa jambe encore engluée de vase, l'expression hallucinée, comme s'il n'était pas encore tout à fait sûr qu'il ne l'avait pas perdue. Ce ne fut qu'alors qu'il remarqua la présence de Hermit, après que Dinky se fût adressée à lui.
Il se redressa prestement, incapable de toucher la matière poisseuse qui lui recouvrait un membre tout entier. Des sueurs froides couraient dans son dos et sur ses tempes.

- Merci, dit-il d'une voix rauque sans s'adresser à l'un des deux en particulier.

Grenouille était accablé de honte. Il s'était vu dès le commencement comme un meneur, le seul véritablement apte à guider l'expédition. Hermit et Dinky lui avaient donné l'impression, comme beaucoup de jeunes nouveaux, d'êtres faibles, malhabiles, peu débrouillards.
Pourtant, c'était lui qui s'était enfoncé dans le Marais. C'était lui qui avait failli mourir. Et c'était eux, les faibles, les malhabiles, qui l'avaient sauvé. Le rouge lui incendia les joues à cette pensée.

Il redressa la tête, sur le point de dire quelque chose, lorsque ça se produisit...


La Brume.
La Brume qui s'infiltrait jusque dans les narines, dans la tête, dans les entrailles. Qui étouffait les sens et le regard, mais diffusait la peur, pas à pas, à mesure que le paysage se noyait dans un océan de brouillard.

On ne distingua plus rien alors. Plus les arbres, les eaux, les lueurs discrètes des fées. Rien que la fumée lente et pernicieuce, pourtant étrangement soporifique. Paralysant l'âme et le corps.
Le temps s'était arrêté, le monde avait cessé de tourner. Grenouille ne voyait rien, ne sentait rien, n'entendait rien en dehors des battements lourds et agités de son coeur et sa respiration qui lui parvenait de l'intérieur. Il crut qu'il allait sombrer, tomber en lui-même.


Puis, la fumée disparut.
Elle s'en alla progressivement, mais vite tout de même, comme elle était venue. Grenouille et Hermit mirent du temps à reprendre leurs esprits. Les bruits de la nature leur parvinrent de nouveau, les lumières, les couleurs, et les sensations, qui vinrent frapper leur squelette comme s'ils remontaient à la surface après une trop longue apnée sous la mer...
Le Funambule vacilla légèrement, se tenant la tête des deux mains. Il inspira, expira.

- Tout va bien, Hermit ?

Il se sentit bête. Ce n'était que du brouillard. Rien que du brouillard... N'est-ce p...

- Dinky ! Il se retourna de tous les côtés, les yeux exorbités. Hermit ! Ce... Dinky a disparu !! Ce... Cette brume, c'est ça qui l'a emporté !

Totalement affolé, il saisit les poignets du garçon et les serra avec fébrilité.

- Tu... Tu ne comprends pas ! C'était lui. C'était lui. Tout ce qu'on raconte, dans l'Arbre. La Brume, le temps qui s'arrête, et les enfants, les enfants qui disparaissent... C'est lui, Hermit. C'est l'Autre.

Une larme de terreur s'écoula de son oeil pâle.

- Il l'a emmené. On ne la retrouvera jamais.

Ses lèvres tremblaient.
Ses yeux s'embuèrent.
C'était sa faute.
Comme toujours.