L’une des qualités d’Opium est sa capacité à trouver de la poésie en toute chose, même les plus désagréables. Un lac tranquille et une mer déchainée sont autant de formes de beauté que le Narcisse ne se lasse d’admirer… depuis un abris sûr.
Mais aujourd’hui, il a bien du mal à apprécier à sa juste le valeur le temps merdique qui met en péril tous ses projets.

Parti, le charme des premières neiges, la douceur du tapis blanc, le souffle joueur du vent dans les branches nues. La forêt semble plongée dans une mer de glace, le vent arrache des gémissements inquiétants aux troncs défraichis et le ciel boudeur exhale une humidité de mauvaise augure.
Depuis la fenêtre de sa calèche, Opium observe ce paysage morne et lâche de gros soupirs. Lui qui avait rêvé d’une promenade vivifiante dans un décor superbe… La calèche était sensée effectuée une boucle, passant par des points de vue qu’il savait d’ordinaire grandiose et que l’hiver aurait certainement embelli. Elle se serait arrêtée dans une clairière et l’aurait attendue le temps d’une courte balade puis l’aurait ramené au palais en toute sécurité.

Mais dans ces conditions, descendre de voiture est inenvisageable et il n’y voit goutte. Certes, on lui avait dit que ce n’était pas prudent de sortir, qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir, et blablabla… Mais peut-on reprocher à un homme d’espérer ?

Sa calèche – fabriquée à partir d’un gros potiron – se traine tristement. Le lièvre blanc chargé de sa traction secoue régulièrement le véhicule par ses sauts nerveux. Impossible de faire la sieste pour tromper l’ennui ! Et cela fait des heures que cela dure.

Cette balade est un échec spectaculaire, de ceux qu’il voudrait oublier… s’il le pouvait. Assise sur la banquette en face de lui, toute aussi inconfortablement installée, Absinthe le regarde sans rien dire.

C’était une mauvaise idée, il le sait ! A-t-elle besoin de lui lancer ce regard ?

« Ne le dis pas. »

Ce temps, ce temps, ce temps. Ce temps. Quel teeeemps. Absinthe passait trop de temps à juste attendre que l'hiver s'en aille. Elle avait essayé de s'accoutumer à son absinthe givrée. Mais la voilà lassée. Alors, elle prenait encore plus de bains chauds, mais ils perdaient de leur douceur à cause de la monotonie. Bien que l'hiver soit si beau, il ne l'était plus à ses yeux.

Alors, quand Opium avait proposé une promenade dans des lieux exquis, elle avait pensé noyer le fade de son petit univers dans le plan de son comparse. Monts et merveilles se trouvaient à la clé. La promenade était un peu froide. Mais cela en valait la peine, non ? Un peu dubitative, mais tout de même heureuse de faire quelque chose.

Le paysage ne trouva finalement pas d'intérêt, et le danger de sortir de voiture limitaient le confort des belles jambes de la Fée Verte.

Le passe-temps ce n'était pas la promenade, non. C'était de voir le Narcisse qui se décomposait lentement. Comme un sucre perdant sa flamme pendant que l'eau le faisait fondre dans l'absinthe. Au fond du verre. Absinthe pinçait ses lèvres, un petit sourire qu'elle cachait à peine.

C'était une mauvaise idée, mon bel Opium.

- Ne le dis pas.

Oh qu'elle en mourrait d'envie, de le dire. De faire raisonner une petite victoire dans les oreilles de son Narcisse. Cependant, elle devait admettre, qu'elle aurait voulu perdre cette fois.

- J'aurais préféré ne pas avoir raison cette fois.

Fit-elle en détournant le regard de l'intendant déchu, pour figer ses prunelles sur le paysage.

Désolant, affligeant. Du dédain se peignit sur le faciès, sentiment dirigé sur la catastrophe de cet hiver infernal.

- J'ai perdu quelques poètes d'ailleurs, te l'ai-je déjà dit ? Georges s'est fait mangé les yeux par un de ces... Orbleus. Un spectacle pathétique.

Soupire en s'enfonçant dans son manteau de coton moelleux et immaculé.

- Je ne sais s'il a rendu l'âme...

La scène l'avait beaucoup ennuyée, mortellement ennuyée. Elle avait bâillé au moins 4 fois.

« J'aurais préféré ne pas avoir raison cette fois. »

Les dégâts sont moindres mais la morsure est insupportable. D’un regard brûlant, Opium lui fait savoir l’appréciation de ce commentaire. Mais l’Insolente ne le voit pas, elle aussi perdue dans ce paysage désolé.

Au moins a-t-elle la grâce de changer de sujet.

« J'ai perdu quelques poètes d'ailleurs, te l'ai-je déjà dit ? Georges s'est fait manger les yeux par un de ces... Orbleus. Un spectacle pathétique. Je ne sais s'il a rendu l'âme...»

La Fée Verte lâche un soupir, visiblement déçue par cette fin quelque peu anticlimatique. Selon elle, ce George promettait beaucoup, elle aimait s’en vanter.

Dans l’esprit d’une petite revanche, Opium choisit de feindre l’ignorance et le désintérêt :

« George,  dis-tu ? Duquel s’agit-il ? Celui qui était incontinent ? »

Les mots pointus d'Opium agrippèrent le regard d'Absinthe, celle-ci foudroyait du regard mais le sourire était là. Un sourire qui savait que la pique avait été lancée précisément où le Narcisse l'avait voulu.

- Oh ? Aussitôt mort, mon plus parfait ami l'aurait-il déjà oublié ?

Léger rire parfaitement faux. Oui, la Fée Verte se trouvait bien vexée. Cependant, de la moquerie reprit le contrôle. Alors qu'Absinthe gloussait, avec une petite touche de mépris.

- Mais certes, l'incontinent.

Ses poètes, elle les aimait. Jusqu'à ce qu'ils la déçoivent. Et cette mort, cette fin qui ne plaisait pas à la muse... avait eu l'effet d'une gomme qui masquait pour de bon tous les points positifs. Georges n'avait plus aucun talent, il avait été un personnage désolant.

- Un échec. Je dois l'admettre.

Un index se dressa aussi droit qu'un i juste sous le nez d'Opium. Absinthe se fit douce dans sa voix, mielleuse, alors que les mots étaient tout autre.

- Je ne l'admets uniquement que parce que l'ennui de ces jours me pousse dans mes derniers retranchements. Si fade.

Cette situation la peinait. Rien que pour les plantes de son enfance.

- Opium, vivons-nous une tragédie ? Aussi triste que l'accoutrement d'une fée des marais ?

Le regard qu’elle lui lance, plus glacial que l’hiver, lui arrache un frisson étrange. C’est un mélange de satisfaction et d’inquiétude qui l’envahit lorsqu’il voit ce visage d’ordinaire si charmant se froisser en un rictus plus dur. La Fée Verte se laisse difficilement atteindre par ce genre de quolibets mais lorsqu’on éveille son courroux, il vaut mieux battre en retraite. Mais Opium se sent bien. Rudement bien, même. La vengeance le revigore.

« Oh ? Aussitôt mort, mon plus parfait ami l'aurait-il déjà oublié ? » Elle l’interroge en performant un rire du plus beau jaune. « Mais certes, l'incontinent. »

Que cela devait lui coûter ! Admettre qu’elle avait cru entrevoir du potentiel dans un être aussi vil ! Et il aura fallu qu’il meurt pour qu’elle comprenne son erreur ! Au bout du compte, ses petits tours ne compensaient pas son apparence répugnante.

« Un échec. Je dois l'admettre. »

Opium s’apprête à renchérir quand soudain elle lève un doigt sous son nez, lui intimant le silence. Absinthe reprend d’un ton doucereux :

« Je ne l'admets uniquement que parce que l'ennui de ces jours me pousse dans mes derniers retranchements. Si fade. »

Il lui semble distinguer quelque chose de dur et de tranchant noyé sous tout ce miel. Comme si cette dernière explication cachait une mise en garde. S’il ose encore l’enfoncer, cela risque de devenir personnel. Le Narcisse déglutit et ravale ses remarques acerbes. Cela n’en vaut certainement pas la peine.

« Opium, vivons-nous une tragédie ? Aussi triste que l'accoutrement d'une fée des marais ? »

Tragédie. Un mot délicieux. Ses paupières tremblent comme sous l’effet du désir tandis que ses lèvres se resserrent pour retenir un rictus qui aurait trahi son euphorie.

Il saisit la main tendue devant lui avec autant de prudence que de délicatesse (craignant toujours les répercussions d’un contact trop familier) et la porte a ses lèvres pour y déposer un baiser furtif.

« Une tragédie ? Allons… » Il ronronne. « Quelques flocons ne devraient pas autant t’inquiéter. »

Il relâche sa main. Puis, il s’enfonce davantage dans son siège, rangeant ses deux mains dans son épais manteau pour couper court à cette intimité qu’il ne voudrait pas trop encourager.

« Il faut savoir savourer le temps présent pour ne pas le regretter plus tard. Au printemps, nous devrons ranger nos fourrures alors profitons-en tant qu’il est temps. »

Fidèle à lui-même, le Narcisse ne manque aucune occasion de jouer les donneurs de leçons.

Oh, Opium engageait un contact. Un distingué baise-main. Il aimait tant les aspects dramatiques... Absinthe penchait inconsciemment la tête, intriguée de ce qui allait bien pouvoir se montrer dans les verbes du Narcisse. Un sourire apparut sur les lèvres décorées de rouge à la mention d'inquiétude. La Fée Verte était toujours intriguée parce que pouvait bien préparer son cher Opium, lui qui n'appréciait pas autant qu'elle les contacts... lorsqu'il s'y risquait c'était probablement pour souligner de dorures la mise en scène du moment. La main délaissée mima celles de son partenaire de paris et de jeux. Les manteaux les gardaient si bien au chaud.

Mais voilà qu'Opium avait saisi l'occasion de faire une leçon, leçon que la Fée Verte entendait bien évidemment. Les vêtements d'hiver avaient cet aspect si agréable, pouvant réchauffer de par leur opulence. Absinthe aimait cette sensation de coton vaporeux sur sa peau.

Elle laissa un gloussement distinguée, peut-être un brin enfantin.

- Je ne me fais pas de souci pour nos fourrures, cependant cela nous cache aussi un peu...

Est-ce que les fées des glaces s'amusaient plus qu'eux de tout cela ? Cette idée répugna Absinthe, elle réprima son mécontentement servant un sourire particulier à Opium. Sourire dégoulinant d'une peinture nouvelle, elle nouait des idées qui se lovaient au coin de l'esprit. Les mots pouvaient si bien séduire ou détruire...

- Parmi notre peuple, nous mis à part, combien seraient capables de lancer des mots acérés lors d'une joute ?

Un combat permettant de ne salir aucune fourrure.

Loin de s’en formaliser, Absinthe opine, laisse échapper un rire juvénile qui lui rappelle son jeune âge. Opium a tendance à l’oublier, tant il préfère la considérer en égal, et cette différence entre eux le met parfois mal à l’aise. Il ignore pourquoi.

« Je ne me fais pas de souci pour nos fourrures, déplore Absinthe. Cependant cela nous cache aussi un peu... »

Ce regret quelque peu naïf lui arrache un sourire amusé. L’idée qu’elle lui tende une perche ne l’effleure même pas. Cette nouvelle occasion de s’imposer par sa sagesse lui fait l’effet d’une montée d’adrénaline. Ses narines se dilatent tandis qu’il inspire pour bâillonner l’excitation car sous sa peau frémissante : le sang circule comme un torrent.

« Ce qui est caché ne peut qu’être deviné donc davantage désiré, ma chère. Ce sont les poissonnières qui exposent toute leur marchandise en espérant attirer l’œil du badaud. Nous valons mieux que cela. »

Il se mordille distraitement la lèvre, réprimant l’envie d’en dire davantage. Un mot de trop et il se saborde. Un mot de trop et une simple démonstration de supériorité deviendrait un comédie grotesque.

« Parmi notre peuple, nous mis à part, combien seraient capables de lancer des mots acérés lors d'une joute ? »

A cette étrange question qui ne lui semble avoir que peu de lien avec leur conversation, il répond hésiter :

« Personne, il me semble. »

Puis, il reprend, intrigué :

« Pourquoi cette question ? »

Absinthe avait décidé de ne pas se formaliser de ce que son piquant Opium racontait, elle ne faisait référence qu'à leur perfection. Pas aux balcons qui semblaient rendre bizarrement fous les humains masculins. Elle avait enchainé sur son idée soudaine, et souriait avec beaucoup de malice à la réponse de son compagnon de voyage.

Le Narcisse n'avait pas hésité une seule seconde. Elle le reconnaissait bien dans l'assurance. Elle garda son air malin, comme si elle tenait un secret qu'il allait falloir lui arracher. La question de l'ancien grand intendant attira le regard vert qui s'était éloigné dans le paysage froid.

- Je cherchais une idée pour nous divertir, sans salir nos douces fourrures. J'ai repensé aux disputes... N'as-tu jamais remarqué comme des coeurs pouvaient se mettre à saigner bien plus par des mots que par une épée ?

Opium devinerait peut-être dans son regard qu'elle imaginait des scènes passées, où les rumeurs avaient fait tant de mal sur une cible, où des meilleurs amis s'étaient déchirés en se lançant les pires pensées aux visages.

- J'ai imaginé le tableau d'un tournois caché. Semer les graines de la discorde, pour ensuite juger leurs verbes. Tu pourrais y ajouter ta touche dramatique.

Le temps glacial rendait peut-être Absinthe plus froide envers les autres, cela lui rappelait un peu trop son "cadet" jouant le rôle de son armoire à glace. Par conséquent, ses humeurs tournaient autour de tourbillons tempétueux de sentiments négatifs. Une peinture bien différente de celle plus chaude dans ses cheveux, lesquels étaient distraitement caressés par la main d'Absinthe.

Absinthe savoure ses effets qu’elle prolonge parfois jusqu’à l’excès. Depuis sa place, Opium lui jette un regard peu intéressé voir ennuyé mais il trépigne. Que peut-elle bien mijoter ?

« Je cherchais une idée pour nous divertir, sans salir nos douces fourrures. » avoue enfin la Fée Verte. « J'ai repensé aux disputes... N'as-tu jamais remarqué comme des cœurs pouvaient se mettre à saigner bien plus par des mots que par une épée ? »

Son regard s’éclaire alors qu’il commence à entrevoir la fin de son raisonnement. Lui qui pensait qu’elle cherchait des adversaires qui pourraient rivaliser avec eux par leur éloquence dans de véritables joutes de verbes. Non, elle parle de discorde dans tout e qu’elle a plus simple et universelle. Un sujet qui les touche tous, sans exception.

« J'ai imaginé le tableau d'un tournois caché. Semer les graines de la discorde, pour ensuite juger leurs verbes. Tu pourrais y ajouter ta touche dramatique.

Opium se fend en un sourire tragique. Cette idée l’enchanterait en d’autres occasion et pourtant la lassitude qui l’envahit ne semble pas le lâcher.

« Chère amie, tu sais comme j’affectionne nos jeux. »

Il secoue la tête, portant une main à son front, l’air affecté.

« Mais par ce temps, crois tu seulement que nous pourrions trouver distraction digne de ce nom ? Les Hommes abandonnent leur fierté pour leur survie, il se concentre de des désirs minables comme la nourriture la chaleur. Ils font front communs, ils mettent leurs individualité entre parenthèses.»

Il secoue la tête pour un peu de théâtralité, rejette les épaules en arrières et bascule la tête comme un christ en agonie.

« Ils m’ennuient, Absinthe ! Et quand je m’ennuie, je ne suis qu’une ombre. »

La belle tirade d'Opium résonnait si bien aux oreilles de la Fée Verte. Alors qu'il soignait le drame qui faisait vibrer leurs vies, le caressant par les mots, la demoiselle fit mine d'être peinée par le poids qui habitait le coeur de son plus proche ami. Elle entrait volontiers dans les théâtres du Narcisse, elle se pencha afin d'acquérir entre ses paumes la main de celui qui n'était plus qu'ombre.

- Oh mon pauvre, quelle infamie de te voir ainsi !

Elle y mettait sa douceur compatissante, mais le besoin de dorer leur Ego ne gardait pas ses distances.

- Ils demeurent humains, l'unité n'existe que par illusion... Ils ne pourront pas t'empêcher de briller.

Absinthe ne put empêcher un rictus un peu cruel s'échapper de son minois, et en un souffle elle ajoutait :

- Le vent m'a susurré que le clan des Garçons Perdus s'est même scindé en deux parties.

Elle libéra Opium, et son regard se perdait dans le paysage gelé.

- Ne nous laissons pas berner, nous trouverons toujours les fissures où glisser nos discordes délicieuses.

Et enfin un sourire à son vieil ami, Absinthe se maîtrisait... Elle voulait trépigner, mais elle se contentait de faire pétiller ses prunelles. Quoi qu'un pincement de lèvres la trahissait plus vite à cet instant précis.

- À l'Ossuaire, ou au Canyon... ?

Il reste ainsi un instant, épaules rejetées en arrière, tête légèrement renversée, exposant sa nuque bleue. Il y a un certain plaisir à s’étirer de la sorte mais la véritable jubilation est dans le fait de savoir cette vision remarquable et poétique. S’il pouvait sortir de son corps, rien qu’un instant, et s’admirer avec le regard neuf d’un non-averti. Il sait alors que s’il pouvait faire cela, il serait saisi.
Faute de quoi, il ne pouvait qu’offrir ce spectacle à ceux qui le croisaient et se réjouir pour eux. Son présent désintéressé, né de la plus pure des bienveillances.

« Oh mon pauvre, quelle infamie de te voir ainsi ! » le plaint sa très chère Absinthe, prenant sa main tendue entre les siennes. « Ils demeurent humains, l'unité n'existe que par illusion... Ils ne pourront pas t'empêcher de briller.
— Oh je le sais. souffle-t-il, immobile, d’un air toujours aussi affecté.
— Le vent m'a susurré que le clan des Garçons Perdus s'est même scindé en deux parties. poursuit-elle, relâchant sa main. Ne nous laissons pas berner, nous trouverons toujours les fissures où glisser nos discordes délicieuses. »

Elle dit vrai. Il sait tout cela car il sait à peu près tout. Et si par aventure elle lui dit d’une chose qui lui est encore inconnue, c’est qu’elle ravive le souvenir de quelque chose qu’il sait déjà mais a probablement oublié. Quelle douceur que l’ignorance et quelle amer poids que l’omniscience.
Se redressant, il échange avec elle ce regard complice qui en dit long.

« À l'Ossuaire, ou au Canyon... ? »
— Au Canyon ! Il y a bien plus d’agitation et donc bien plus de distraction. »

Sur ces mots, il lève une main toque contre la paroi de son carrosse pour attirer l’attention des lapereaux qui constituent leur équipage.
« Au Canyon et vite ! Mais tâchez de ne pas nous secouer davantage ! »

Il a déjà bien soupé de tous ces virages serrés.

D'un élégant gloussement à peine caché derrière le bout des doigts, elle savourait déjà la suite à venir. Le Canyon ce serait !

Elle salua aussi l'attention d'Opium concernant les secousses provoquées par les lapereaux, il avait raison. Absinthe pouvait d'ailleurs remettre quelques mèches en place. Oh, elle aimait avoir un style parfois faussement naturel. Mais donc, les mèches qui ne se trouvaient pas là où elle l'exigeait demeuraient un problème. Son décoiffé devait demeurer coiffé.

Heureusement que ses cheveux étaient soyeux et beaux.

La Fée Verte offrit son plus beau sourire satisfait au Narcisse. Elle pensait déjà à quelques petites idées de rien du tout.

Quelques peintures de saison.

- As-tu une préférence de thématique, mon brillant Opium ?

Oh qu'est-ce qu'elle trépignait, le regard pétillant, mais sa voix calme. Pas tout à fait calme, ceux qui la connaissaient bien pouvaient deviner cette petite note d'impatience. Cette petite note amusée qui n'attend que de pouvoir s'exprimer.

Absinthe aimait aussi faire parler Opium, lui tendre des perches afin qu'il s'en aille dans des tirades infinies. Elle aimait bien ses mots, alors autant les entendre. Ou faire en sorte de lui donner l'occasion d'évincer d'autres personnes lors d'une discussion. Rediriger l'attention sur lui ou elle.

- Qu'est-ce qui te ferait plaisir, mh ?

L'index sur les lèvres rouges, elle tapotait doucement du bout de sa phalange. L'air un brin taquin. C'était que se jouer des enfants perdus étaient particulièrement amusant.

Une fois rassis, Opium fait à nouveau face à sa compagne de jeu et c’est un plaisir pour les yeux. Pour un peu, il serait presque jaloux de sa chevelure flamboyante, de son sourire charmeur ou de ses gestes gracieux. Mais il ne l’est pas – pourquoi le serait-il ? Il n’a rien à lui envier. Bien au contraire, il s’est toujours trouvé un tout petit peu plus… Un tout petit peu moins… Eh bien, il a ce petit quelque chose qui fait de lui Opium, tout simplement.

« As-tu une préférence de thématique, mon brillant Opium ? » lui demande-t-elle, la gourmandise dans le regard. « Qu'est-ce qui te ferait plaisir, mh ?

Une question ? Il adore les questions. Opium roule des épaules, s’appuie nonchalamment sur le rebord de la fenêtre avant d’entamer sa tirade.

« Une préférence ? Ma douce amie… Dans quel tourment essaies-tu de me plonger ?

Il leva un bras, théâtralement mais pas trop haut car ils ont un toit au-dessus de leurs têtes.

« Que pourrais-je bien répondre à cela ? Car vois-tu, j’aime autant le deuil du trépas que les réjouissances d’une naissance. J’aime autant l’hiver glacé que l’été torride, le plaisir de nos jeux comme l’amertume de nos conflits. J’aime te voir gagner, douce amie, car la victoire est un manteau qui te mets si bien en valeur. Mais j’ai également horreur de perdre. »

Il performe un soupir las et tragique.

« Je ne peux préférer nos sourires à nos larmes car l’un ne va pas sans l’autre. Je ne peux préférer la musique au silence car sinon comment l’apprécier ? Choisir, belle Absinthe, c’est écarteler mon âme, la déchirer et me demander d’en choisir une moitié. »

Ses yeux se ferment un instant et pendant peut-être une minute, il garde le silence. N’importe qui de non-avisé pourrait croire qu’il a fini. Mais Absinthe le connait bien, bien assez, il l’espère, pour savoir qu’il ne s’agit que d’une pause dramatique avant l’ultime mouvement de sa pièce :

« Choisir ? J’en suis bien incapable. Mais je ne doute pas un instant que tu as quelque chose en tête. Apporte-moi ta réponse, ô douce amie, et délivre-moi du triste honneur que tu me fais. »

Et sur ces mots, il esquisse un geste gracieux, mélange de révérence et d’invitation.

La question dorée posée, Absinthe se fit spectatrice. La meilleure audience possible pour Opium. Elle buvait les paroles comme ses cocktail favoris. Le sourire élégant comme lorsqu'elle contemplait une pièce divinement orchestrée.

Durant le temps suspendu, la Fée Verte sait que le Narcisse n'a pas fini. Elle ressent l'air du tragique qui soufflait comme le vent glacial au dehors.

Le dernier acte se jouait, et Absinthe répondit au tombé de rideau par un gloussement bien loin d'être moqueur. C'étaient de ceux qu'elle laissait entendre d'appréciation, des yeux elle applaudissait la performance, et une lueur un peu enfantine naquit dans ses prunelles en ayant le droit de choisir le plateau de jeu. Elle aimait toujours lorsqu'Opium s'envolait dans de belles tirades dramatiques. Elle essayait de lui laisser assez de possibilités pour en faire à sa guise. Capable, même en dîner mondain, de trouver un moyen pour que tous doivent se taire afin de ramener les projecteurs sur le Narcisse. Si il brillait, elle brillait tout autant. Même sans que l'attention lui soit directement accordée. Après tout. Car, tant qu'il s'agissait de son cher ami, c'était tout pareil.

Les lèvres pincées, elle fit mine contempler les cieux masqués par le toit de leur carrosse. La malice se traçait sur la bouche rougie.

- Hmm... au Canyon, nous aurons plusieurs peuplades. Pourquoi pas de la romance tragique ?

Les yeux quittèrent le plafond pour retrouver Opium.

- Et tu excelles si bien dans le domaine du drame.

Toute souriante, elle s'enroba un peu plus dans son manteau soyeux.

- Qu'en dis-tu mon doux Narcisse ?

Il n’obtient pas les applaudissement qu’il mériterait pourtant de juste droit. Pourtant, il n’en fait pas une maladie – il pourrait. Il sait Absinthe timide en démonstration d’admiration mais elle sait se faire comprendre par des petits signes délicieux, des gloussements, des sourires. Autant de marques de respect et d’affection qu’il se sent honoré d’être capable de les décoder.

Son tour venue, la Fée Verte prend le temps de réfléchir avant de suggérer :

« Hmm... au Canyon, nous aurons plusieurs peuplades. Pourquoi pas de la romance tragique ?
— Unis par des liens mystérieux…
— Et tu excelles si bien dans le domaine du drame.
— Si proche et pourtant tous les séparent…
— Qu'en dis-tu mon doux Narcisse ?
— J’en dis oui ! Mille fois oui ! »

Quelques minutes plus tard, au terme de longs échanges passionnés, les deux aristocrates arrivent au Canyon, futur théâtre d’une tragédie. Le petit cocher, une petite fée des neiges (qui n’aurait pas survécu au voyage sans cette particularité), ouvre la portière de leur carrosse.
Opium s’en extrait le premier, balayant sur le paysage miteux un regard de conquérant. Il a tôt fait de se retourner et, en digne gentilhomme, tendre une main à son amie la plus chère pour l’aider à descendre.

Les voilà, voletant à l’entrée du campement, un champ de possibilité illimité devant eux et quelques heures à tuer.

« Si nous unissons un enfant perdu et un peau-rouge, il nous faudra des jeunes gens.», il énonce. « Les premiers amours, timides et violents, qui échappent à toute raison. De quoi nous faire passer un hiver plus doux, ne pense-tu pas ? »

Ils ont l’embarras du choix.