Peut-être que pendant un moment il a été sérieux ; trop sérieux. Ça lui fait bizarre d'étaler autant de professionnalisme – d'habitude c'est l'inverse qu'on lui reproche. Mais ça a l'air de marcher, sur Her. Elle rit et lui balance une giclée d'eau dans la gueule ; il tire la langue et lui rend la pareille. Ses lèvres commencent à être bleues, ses cils lourds et collés par l'eau et le sel, mais au fond c'est ce qu'il aime, et si elle commence à aimer aussi, c'est tant mieux.
Puis Her dit T'es vraiment trop gentil.

C'est rien du tout, mais ça brise le moment.
Il fait semblant de rien, il se marre avec elle, mais c'est moins assuré. Peut-être que ça s'entend. Trop gentil. Trop. C'est ce petit mot là qui le déphase. Parce qu'il l'entend souvent, comme un reproche, et sûrement que Her ne voulait pas lui faire un reproche.

« Ouais », il dit, pris de cours.

Mais maintenant c'est plus fort que lui, il l'entend comme un reproche, une petite voix sournoise et chiante à l'arrière de sa tête. T'es trop gentil. Les gentils ne gagnent jamais.
Intérieurement il lève les yeux au ciel et fait taire la petite voix, juste le temps que le barbotage se termine, que la sentinelle se rince d'une plongée rapide et qu'ils nagent tous les deux vers le bord. S'appuyant sur les coudes , il se hisse à moitié sur la berge, tend le bras pour attraper le rouleau de bandages posé juste à côté du sac de Her. Il se tourne vers elle, l'air sérieux et concentré.

« Faut que je te le refasse maintenant, ouais ? »

Il pointe du doigt sa main. Heureusement le truc s'est pas ré-ouvert pendant la séance.

« J'espère que j'ai pas oublié, tu me dis si je le fais mal, d'ac ? »

Peut-être qu'il a pas l'air aussi perturbé qu'il pense. Ou peut-être que Her n'est pas aussi maline qu'elle en a l'air. Difficile à dire. Mais elle en rajoute une couche là. J'suis contente de te connaître. T'es un mec bien. Elle arrête pas de dire ça ou des trucs qui y ressemblent. Honnêtement Freckles sait pas trop quoi dire, c'est un peu gênant mais il sourit et s'apprête à sortir un Oh ben merci, quand Her lui enfonce un clou métaphorique dans le front.

- C'est bien qu'Apache ait des amis comme toi.

Gros blanc.

« Ah euh... »

Il croise le regard de Her. La scrute un peu comme s'il espérait déceler une trace de malice, une volonté de le piéger. Rien du tout : ses joues sont un peu roses et son sourire plus que sincère. C'est bizarre, du coup. Elle parle un peu comme une maman heureuse que son fils se fasse des copains à l'école.

« Je sais pas vraiment si on est amis hein », marmonne-t-il tout doucement.

L'espace d'une seconde Freckles se demande comment elle réagirait si elle savait ce qui s'était passé à l'infirmerie l'autre jour. La réponse lui apparaît clairement : Mal.
Plus qu'à espérer qu'Apache tienne sa langue.
(Et lui, sourtout.)
A son grand soulagement Her passe à autre chose, et recommence à parler et lui poser des questions qu'il écoute à moitié, se penchant sur la main fripée de la fille. C'est de la conversation facile mais ça ressemble à du déjà-vu. Elle lui a déjà demandé ça non ? Il est juste pas sûr d'avoir répondu.

« Ouais, c'est souvent aux livreurs, en fait. C'est pas que les autres, je m'en fous, mais c'est un peu bizarre d'aller voir un mec au hasard pour lui proposer. Je suis pas sûr que tout le monde dirait oui. D'ailleurs au début je pensais pas que tu dirais oui », ajoute-t-il.

Il se concentre pour essayer de refaire correctement le bandage. Pour être honnête, par endroit, il improvise un petit peu en espérant que Her ne le reprenne pas. Le froid sur sa peau mouillée l'encourage à accélérer ; maintenant qu'il est hors de l'eau il a plutôt hâte de rentrer.

« Je l'ai bien fait là ? » demande-t-il en désignant le bandage.

Il se rappelle de la première fois qu'il a rencontré Her : il la trouvait stoïque et il avait peur de l'emmerder profondément, parce qu'il sait qu'il parle beaucoup, beaucoup trop, parfois au point que c'en est maladif. Là c'est tout l'inverse. On dirait qu'elle peut plus s'arrêter. Freckles sait pas si c'est la nervosité ou si elle est juste en confiance, mais elle va à mille à l'heure et pose plus de questions qu'il n'a le temps de répondre.

Pourquoi elle aurait peur et comme c'est beau ici et merci et blablabla.
Et elle recommence à dire qu'il lui a sauvé la vie.
Et il voudrait lui dire.
Qu'il faut qu'elle arrête.

Que sauver quelqu'un de la noyade, quand on l'a poussé dans l'eau, ça compte pas. Que ce jour là c'était sa faute, et il comprend pas pourquoi Her insiste sur sa stupide dette qu'elle aurait envers lui. Et faut qu'elle arrête, de dire qu'elle ne sert à rien, qu'elle est un poids ou une princesse, que c'est mal de se reposer sur les autres.
Mais elle va trop vite.
Elle passe déjà à autre chose.

Alors Freckles dit juste :

« Ouais. »

Et il finit d'enrouler le bandage autour du poignet de Her, puis tend un bras vers son sweat qu'il enfile sur sa peau froide et mouillée – maintenant ça le dérange même pas.

« Ouais », répète-t-il. « C'était bien. »

Il sait pas si Her est la première personne qu'il irait voir en cas de problème. C'est difficile à dire, en fait. Mais pourquoi pas ? Il va se relever et aller chercher le reste de ses affaires, mais au dernier moment, se tourne vers elle, et dit :

« Et tu me dois rien du tout. »

Peut-être que ça suffira.