Le Port, il ne s'y était aventuré qu'une seule fois et c'était une erreur qui aurait pu lui coûter la vie. Poursuivi par les monstres de son esprit, il s'était retrouvé là et avait été sauvé de justesse par un pirate qu'il avait connu quand il vivait encore à l'Arbre. Sépia était devenu Adam et Adam l'avait sauvé, cette fois-là. Quand il l'avait revu, Brother l'avait trouvé sur la plage, luttant dans le Froid. Adam ne se souvenait pas de lui. Adam ne semblait même pas savoir où il était et Brother l'avait ramené au Camp des réfugiés. Il était passé le voir jour après jour en espérant qu'il reprenne ses esprits mais ça n'était pas arrivé. Et puis un petit matin, Adam avait simplement disparu du Camp. Envolé. Personne ne l'avait vu et ses questions étaient restées sans réponses.

L'Inconstant ne devrait pas être là. Le Givre est parti depuis un moment maintenant et Adam ne lui a pas fait un signe. Pourtant le voilà qui se glisse sans un bruit derrière l'une des petites maison. Il n'est venu qu'une fois et il est presque sûr qu'ils sont passés par là. Mais tout se ressemble pour lui dans le Port et les souvenirs sont lointains. Ils s'effacent jour après jour et s'il ne fait rien il perdra sûrement le visage d'Adam aussi et il ne peut pas le perdre. Brother a promis.

Deux pirates passent non loin et au bruit de leurs pas le Chasseur se plaque au bois de la bicoque. Son cœur bat si vite qu'ils devraient l'entendre mais ils passent simplement. Ils ne le voient pas. Ils ne l'entendent pas. Brother inspire lentement et quand les pas sont lointains, il quitte son couvert et rejoint le prochain.

Ses sourcils se froncent face à la ruelle qui s'ouvre devant lui. Un instant il croit la reconnaître mais quand il tente de saisir le souvenir, celui-ci lui échappe. Ça pourrait être celle-ci comme une autre, il avait si peur. Si peur quand Adam l'a frappé pour le protéger. Il n'a pas vraiment regardé, il ne se souvient que du couvert des arbres où il l'a mené. Est-ce que c'était là ? Ou plus loin ? L'Enfant ne sait plus, ne sait pas, mais il doit tenter. S'il ne trouve pas, il n'aura qu'à revenir sur ses pas et rentrer sans se faire attraper. Le plan est simple, non ?

Le plan est mis en échec surtout quand il va sortir de l'ombre de la maisonnette et qu'il se retrouve d'un seul coup face à un adulte. Il ne l'a pas entendu arriver, trop pris dans ses doutes. Ça n'aurait pas dû arriver. Son cœur explose dans sa poitrine et il bondit d'un pas vif en arrière.

Le pirate est Géant ou bien c'est lui qui est trop petit. Pourtant son regard vert se fracasse contre le sien et Brother saisit son couteau. C'est trop de Courage dans un même corps ou sans doute trop d'Inconscience. Mais Brother ne peut pas faire demi-tour, pas alors qu'il est si près du but. Il n'a certainement que quelques ruelles à franchir, puis il n'aura qu'à escalader l'arbre par lequel il est déjà descendu une fois, et ensuite quoi ? Passer par le toit, forcer la minuscule fenêtre et se glisser dans le grenier ? Soulever la trappe et partir à la recherche d'Adam ? Il sait que c'est risqué mais il n'a pas de meilleur plan et il ne sait pas où le chercher alors il ne peut pas partir. Il doit juste être sûr qu'il va bien. Parce qu'il a promis, Brother, il a promis. Je t'ai retrouvé et je te laisserai pas. Et il tient ses promesses même quand elles sont dangereuses.

Alors l'Enfant se ramasse légèrement et se prépare à combattre. Il serre son couteau de toutes ses forces, les yeux durs, et son autre poing est fermé. Prêt à frapper.

“Tu me fais pas peur.”

C'est sifflé. Sa voix ne tremble pas et ses jambes non plus et bien sûr que si il a peur. Pas de se prendre une raclée mais de disparaître dans le Port comme tant d'autres Perdus. Est-ce qu'ils ont grandit ou est-ce qu'ils sont morts ? Brother ne veut pas grandir. Brother ne peut pas mourir. Alors il va se battre et il n'hésitera pas.

Le regard qui change, Brother ne le loupe pas. Ses doigts raffermissent leur prise sur le manche du couteau et l'Inconstant échappe un rire froid. Comme quand il va cracher sa Colère à l'arène et cogner, cogner, cogner jusqu'à ce qu'il en soit vidé. Un rire un peu méchant.

“Je crois que c'est plutôt toi qui joue les durs.”

Brother est Fort. Brother sait envoyer les coups et comment blesser. Brother chasse et n'hésite jamais quand il prélève une bête pour se nourrir de sa chair et se couvrir de sa peau. Brother n'a pas peur de se battre contre le Grand Homme, non. Il a vécu pire. Pire pire pire que ça.

“Le seul que je vais blesser c'est toi si tu me laisses pas passer.”

Il doit passer. Il doit y aller. Trouver Adam et savoir s'il va bien. Ou ne jamais le trouver et savoir qu'il doit l'oublier. Savoir. Brother veut juste savoir. Alors sans prévenir, il charge le premier. Le coup est maîtrisé et la lame tranche le pantalon pour entailler la chair. La blessure n'est pas grave. À peine douloureuse certainement. Un simple avertissement concernant sa parfaite maîtrise de son arme.

Il est rapide mais l'autre aussi. En se faisant attraper, Brother comprend qu'il l'a sous estimé. L'autre n'est pas armé et a beau être bien plus grand, il n'en est pas moins dangereux et pas non plus lent.

Son corps atterrit au sol malgré lui et le cri qu'il lâche est enragé. L'étoile se balance devant ses yeux et d'abord l'Inconstant l'ignore comme il ignore l'autre quand il lui parle. Il se débat et gronde sa fureur, il l'insulte, ignore la douleur dans son épaule et tente de se défaire de sa prise mais l'adulte le tient plus fort. Puis il remarque. La forme. Les six pointes. David, l'étoile de David qui le nargue et il se fige brusquement.

Juste après, son prénom retentit et il vient de la bouche du Pirate. Ils se connaissent. Et Brother voit la tempête arriver sans pouvoir la freiner.

Les souvenirs s'emmêlent. Brother est de retour au Grand Arbre juste après son arrivée. Il n'y a plus que de la peau sur ses trop jeunes os et il est rongé par les Émotions. Il est écrasé par les cauchemars qui surviennent quand il dort et même quand il est réveillé et il a l'impression qu'il devient fou. Il y a plein d'autres gamins au Grand Arbre mais il y a celui qui porte une étoile de David autour de son cou et ça le pétrifie de Peur. Ça le fait exploser de Colère et Brother est à l'arène, ses poings se fracassant sur l'autre qui est plus grand que lui. Il y a le goût du sang sur ses lèvres et celui de sa Rage. Il y a l'odeur de sa Terreur parce qu'il peut pas porter l'étoile comme ça, il finira avec le corps inerte et les yeux vides comme le petit Jo et l'Inconstant frappe avec toutes les forces qu'il n'avait pas face à l'Uniforme. Il frappe pour faire taire le bruit du pistolet qui tire sur ceux qui ne peuvent plus se lever. Il frappe pour oublier l'odeur de la fumée noire qui pollue le ciel pâle. Il frappe parce qu'il faut pas être juif, jamais jamais JAMAIS.

Brother a cessé de se débattre. Sa respiration est courte et ses yeux ouverts sur les souvenirs qui défilent encore. Il est au Grand Arbre et puis d'un coup plus du tout. Les Uniformes l'ont foutu au sol, ils l'écrasent sur la terre glacée et ils crient qu'ils ont choppé un juif, alors il leur dit qu'il est pas juif. Encore et encore et encore et dans le Présent il ne dit rien mais il y a des larmes qui lui dévorent les yeux et il n'est pas sûr de les retenir très longtemps.

“Lâche-moi.”

Il voudrait exiger mais il ne parvient qu'à supplier. Tout son corps tremble d'un coup et Brother gémit, un peu misérable, toujours perdu entre l'Avant et Maintenant. Il y a les chiens qui aboient dans ses oreilles. Il y a l'odeur de la Mort tout autour. Il y a celle de la terre humide juste sous son visage. Il est là bas et il est ici en même temps. Il est un enfant au nom oublié et Brother, le frère qu'il n'a jamais souhaité être.

“Lâche-moi, lâche-moi, lâche-moi...”

Il murmure. Peut-être que le Pirate l'a déjà fait mais il y a le genou de l'Uniforme sur son dos. Il y a son pistolet contre sa tempe. Il y a sa Terreur qui lui brise le ventre.

Il court et l'Enfant n'est qu'un poids plume sur son épaule qui se laisse faire. Qui se laisse faire parce qu'il y a le pistolet sur sa tempe - non - oui - non, il sait plus, il sait plus où est la réalité, où est le présent. Il sait que c'est réel quand il rencontre de nouveau le sol. Quand le choc lui broie les os. Il sent la douleur parcourir la moindre parcelle de lui, brûler ses nerfs et son squelette, couper son souffle et nourrir sa peur. Comme l'adulte penché sur lui la nourrit. Le Pirate. L'Uniforme. Le Pirate. Starry.

Brother s'est replié. Recroquevillé. Là, sur le sol, il est aussi petit qu'un enfant qu'on enferme dans une valise. Une valise !!! Il respire pas, à peine, il n'est que du silence à travers les larmes qui dévalent son visage et il se cache dans ses propres genoux, dans ses propres bras. Tout petit, tout petit, il espère qu'il disparaît juste assez pour survivre aux tirs de l'Uniforme, bam bam BAM !!! Parce qu'il sait plus comment on est fort. Il sait plus comment on se met debout, comment on se bat ou on court. La Terreur le paralyse, elle appuie de sa main géante sur tout son corps et Brother suffoque, pleure, suffoque. Il voudrait bouger mais il peut pas. Ses jambes, ses bras, plus rien ne répond et ça fait que trembler. Que trembler.

Sois fort !
Il y arrive plus.
Sois FORT !
Il y arrive PLUS.

“Sois fort sois fort sois fort sois fort.”

Sa voix n'existe presque plus, elle est si basse, si pâle, elle tremble autant que lui mais il continue sans même s'en rendre compte. Il continue les murmures.

“Sois fort sois fort sois fort sois fort sois fort sois fort.”

Il y arrive PLUS !!! Brother se replie encore plus et oui c'est possible même si ça fait mal d'être plus plié que ça, il écrase son visage contre ses propres membres et d'un coup il crie. Il crie avec toutes ses tripes, tous ses poumons, toute sa Peur, toute sa Rage, tout son passé et tout son présent qui se mélangent. Il crie et même ça ça fait pas tant de bruit tellement il l'étouffe. Tellement il étouffe.

Sewel le prend dans ses bras et ça a la chaleur de quelqu'un qu'il a connu. Sa douceur. C'est presque sa main qui caresse ses cheveux roux. Mais la voix est différente. Il ne sait pas comment il le sait mais il le sait. C'est au fond de ses entrailles que ça le hurle. Ça manque de cet accent pétillant d'un pays dont il n'a plus le nom et pourtant Brother passe ses bras autour de son cou. Il enroule sa taille avec ses jambes et il tremble, il tremble, il tremble.

Le passé est encore là qui l'assaille. On l'attrape pour le séparer d'Elle. On tape sur ses bras, on tape on tape et on déplie ses doigts et on le tire pour l'éloigner. On l'arrache à Elle et il crie. Mais contre l'Adulte, Brother ne fait que sangloter. Il ne fait que gémir doucement et il enfouit son visage dans l'épaule où il se cache pour ne plus voir les Horreurs qui défilent. Ça sent la Mort. Ça sent la maladie. Ça sent la fumée noire qui masque les étoiles. Ça sent le Propre quand il enfonce plus fort son nez dans les vêtements du Pirate et les Monstres rient tout autour d'eux et il tremble toujours aussi fort.

“Sois fort Brother.” Il répète encore. “Sois fort Brother.” Pour Grenouille. “Oublie pas ta promesse.” Oublie pas ta promesse !!! “Oublie pas.” S'il m'arrive un truc tu protégeras Grenouille, tu promets ? Brother a promis. Promis promis promis promis promis.

À un moment, Brother cesse de trembler. À un moment, ses larmes cessent de couler. À un moment, sa respiration s'apaise et retrouve un rythme normal. À un moment, il retrouve le chemin du Présent et son regard quitte le vide. Il accroche d'abord la forme des arbres. Puis les étoiles d'argent sur le ciel bleu. Les sons lui parviennent de nouveau. Le bruit des pas de l'adulte qui le porte. Celui de sa chanson. Brother se rend compte de la force avec laquelle il s'accroche à lui. Et de comment le Pirate l'emmène, pas après pas.

“On va où ?”

Il murmure. Le ton est épuisé. La voix est rauque à cause de ses cris. Il ne relève même pas la tête, il n'en a pas le courage et ses paupières ne souhaitent que se fermer. Mais il faut pas. Il faut pas. Il faut tenir bon encore un peu.

Ils sont près du Grand Arbre. L'Enfant ne bronche pas mais la surprise le traverse. Pourquoi le conduire aussi près ? Par instinct le Chasseur cesse de respirer quelques secondes, écoute. Rien ne trouble les bruits habituels de la nature. Rien ne semble se tapir ou rôder. Mais les Perdus peuvent être tout autour sans qu'ils n'en sachent rien. Les Perdus peuvent surgir d'un seul coup pour se battre contre l'Adulte. Il est fou, il se dit.

Il l'a fait pour lui, il se rappelle. C'est absurde, mais il l'a ramené pendant que Brother ne pouvait plus bouger. Plus marcher. Juste hurler.

L'adulte le dépose. Les mains remettent en ordre ses cheveux. Retirent la poussière de ses vêtements. Essuient toute traces des larmes qu'il a versées. Et c'est presque Elle encore. C'est presque sa tendresse. Presque sa douceur. Brother pourrait fermer les yeux et y croire mais il les garde rivés sur le Pirate pour ne pas se perdre de nouveau. Il l'aide avec son ton. Dans la façon un peu rude qu'il a de lui tapoter l'épaule. L'Inconstant fronce les sourcils, lui décoche un coup d'œil défiant.

“Tu me fais pas peur.” Il dit encore. “Tu fais juste semblant d'être méchant.” Je crois que c'est plutôt toi qui joue les durs. Il avait pas tort, Brother. Il avait pas tort du tout.

Il observe le visage de l'Adulte. Ce ne sont plus les mêmes traits et ce n'est pas le même regard mais ça ne peut être que lui. Starry. Le nom ne fait que tourner en rond dans sa tête. Il n'y a que lui pour porter ça. Ses yeux sont un peu sombres quand ses doigts se tendent vers lui et attrapent le pendentif. L'étoile. Brother a la même dans sa chaussure, tu sais ? Brother la cache mais elle est là. Elle brille juste pas. Il faut pas. Alors il la relâche. D'un seul coup, comme si elle avait brûlé sa peau.

“Tu t'appelais Starry et tu étais un chasseur aussi ?”

Il en est sûr. Le visage a changé mais pas l'étoile. Pas l'étoile, non, qui le foutait en rogne. Qui remue toujours ses tripes avec la même violence.

“Tu as été banni il y a longtemps.”

Il ne s'en souvient pas. Certains souvenirs sont plus vivaces que d'autres. Certains souvenirs font bien plus mal que d'autres. Le départ de Starry ne l'a pas affecté, Brother l'a vite oublié. Tant que ce n'est pas lui. Tant que ce n'est pas Grenouille.

“Ah. Oui. ça lui semble assez logique Brother parce qu'Il faut des tripes pour être chasseur.”

C'est un peu cruel. Surtout après tout ça.
C'est pas Sewel qui s'est effondré c'est lui.
C'est pas Sewel qui a explosé c'est lui.

Et pourtant c'est la vérité, il faut des tripes pour être chasseur. Il faut du courage pour affronter la Peur quand le Noir tombe sur l'Île. Quand on arrive dans des zones où la Proie ça peut être toi. Il faut de la détermination pour traquer parfois pendant des heures. Du sang-froid pour abattre. Et tout ça l'Inconstant les a. Il s'est même battu contre un ours de fer, tu le crois ça ? Il y a juste des monstres qui sont plus horribles que d'autres et parfois il e x p l o s e. C'est comme ça.

Et lui non plus il se souvient pas quand c'était le bannissement. Ça paraît trop loin tout ça et de Starry, Brother n'en avait pas grand chose à faire. Sauf quand la Colère de voir cette étoile se balancer le prenait aux tripes et l'empêchait de respirer (elle l'en empêche un peu là aussi alors il évite de la regarder encore).

Il préfère donner le change.
Étirer un sourire un peu moqueur en entendant sa phrase.

“Oh t'en fais pas. Il hausse les épaules. On s'inquiète pas pour les autres chez les chasseurs.”

C'est sûrement pas tout à fait vrai. On est juste moins étonné quand l'un d'eux revient pas (mais ça fait pas moins mal non des fois). Mais lui il revient toujours. Toujours. Il a promis.

“Tu sais elle t'a sûrement oublié. Il laisse tomber après quelques secondes. Fany. Ça fait longtemps que t'es parti. Mais il est bien placé pour savoir qu'on oublie pas toujours. Pas tout le monde. Alors il soupire. Je lui dirai.”

Peut-être pas ce soir.
Peut-être pas demain.
Peut-être plus tard s'il s'en souvient.