Corneille Ardente est flamme.

Corneille est vif, vivant, mouvant. Il va de personne en personne, sourire et rire toujours prêts. Il plaisante, conte, sort de nulle part des proverbes insensés dont on ne sait jamais trop s'ils sont porteurs d'une sagesse infinie, d'une blague tarabiscotée, ou des deux. Il fait des jeux de mots qui donnent parfois envie de lever les yeux au ciel, et il s'esclaffe, toujours, avec emphase, se tenant le ventre ou se tapant les cuisses dans des gestes qui paraîtraient surjoués chez quelqu'un d'autre. Chez lui, cela sonne juste, pourtant, car Corneille est flamme, et vie, et mouvement.

Corneille est chaleur. Il aime, tout et tout le monde. Et le monde le lui rend bien, tout particulièrement les fées et les esprits qui ont tendance à l'apprécier avec une facilité déconcertante. Il est fermement convaincu que chaque vie a son importance, sa place dans le monde, et il fera tout son possible pour assister celles qui peinent à trouver leur chemin. Corneille est la flamme protectrice, celle qui guide dans la nuit et réchauffe en hiver.

Corneille rayonne. Comme la flamme attire le regard, il fascine, de son charisme un peu étrange, qui irradie malgré les allures loufoques qu'il se donne. Ou peut-être même est-il renforcé par ce paradoxe, allez savoir. Car même ceux qui n'ont vu de Corneille que l'amuseur public se retrouvent parfois sans trop savoir comment ni pourquoi à ouvrir leur cœur, comme s'ils espéraient des conseils, comme si, surtout, une part primale d'eux-mêmes savait déjà que Corneille avait l'étincelle dont ils avaient besoin.

Corneille est flamme et, chez les Delaware, le feu n'est pas anodin. Si jamais Corneille n'aurait la prétention d'être aussi important, puissant ou sacré que le brasier touché par l'Esprit Feu au centre du village, il est vrai qu'on le traite avec un respect que tous ne parviennent pas à évoquer. Et comme le brasier qui est toujours entretenu, qui jamais ne s'éteint, Corneille perdure, encore, toujours, lune après lune, saison après saison. Corneille a vu de nombreuses flammes s'éteindre, mais la sienne demeure.


Corneille Ardente est Delaware.

Comme tous les Delaware, Corneille a quelque chose d'un artiste, et avec son grand âge il a eu le temps de pratiquer. S'il serait capable de dessiner d'une manière appréciable, sans pour autant briller, et que son chant sait guider d'une voix sûre dans les rituels ou les fêtes, son art de prédilection, là où il excelle, est véritablement celui du conteur. Corneille adore les histoires, les inventer, les écouter, les raconter, et les enjoliver de mimes, d'imitations et de costumes tous plus improbables les uns que les autres. Certains jugent parfois que c'est d'ailleurs là son deuxième talent artistique : réussir à créer des vêtements et accessoires aussi farfelus et qui pourtant résistent à ses gesticulations.

Comme tous les Delaware, Corneille a le sens de la fête. S'il n'est pas très musicien, il est toujours présent lors des danses, pour le plus grand amusement de ceux qui suggèrent que s'il ne touche qu'aussi peu aux instruments c'est qu'il n'a pas envie de rester en place. Cela fait rire Corneille, qui ne confirme ni ne dément.

Comme tous les Delaware, Corneille se couvre de parures et de couleurs. Ses habits sont bariolés, du moins ce qu'on peut en voir sous la quantité invraisemblable de breloques et autres bijoux qu'il porte en permanence. C'est bien simple, si vous pouvez imaginer un accessoire fabricable avec ce qu'on trouve naturellement sur l'Île, Corneille porte quelque chose qui y ressemble. Il faut dire qu'on lui offre beaucoup de choses, et qu'il ne laisse jamais rien de côté. Autant dire qu'il a eu le temps d'en accumuler, des présents. Et que votre cadeau soit le summum de l'art ou la première création balbutiante d'un papoose qui vient péniblement de réussir à tresser des fils pour la première fois, Corneille le porte de la même manière : avec gratitude et respect. Parfois il aime à prétendre que c'est le poids de toute cette quincaillerie qui le maintient en forme alors que son entraînement de guerrier est loin –très loin– derrière lui. À côté de cela, son maquillage reste plutôt simple, quelques lignes de couleurs sur le visage à peine, mais avec tous les bijoux qu'il doit mettre et enlever chaque jour cela suffit à le rendre aussi long que n'importe quel Delaware à se préparer. Voire plus.


Corneille Ardente est Chaman.

Corneille est le Chaman de sa tribu, et il est le gardien d'un savoir encyclopédique qu'il est toujours prêt à utiliser pour aider, guider, soulager, guérir même, car entre sa connaissance des plantes et sa proximité avec les fumerolles il fait régulièrement de la concurrence aux guérisseurs de la tribu. Cela se fait sans tension, car Corneille sait reconnaître quand la magie n'est pas nécessaire, redirigeant les malades ou blessés vers les guérisseurs, qui de leur côté font la démarche inverse. Et Corneille partage, sans hésiter, ce qu'il sait. Il aime enseigner tout autant qu'il aime apprendre.

Corneille est le Chaman de sa tribu, et lorsqu'il se fait sérieux nul ne peut en douter. Ce charisme qui parvient à toucher les cœurs malgré l'attitude déjantée de Corneille peut même surprendre lorsqu'on en voit la pleine portée pour la première fois. Car Corneille sait parler avec un calme serein qui rayonne de certitude, plutôt que de plaisanter d'une voix qui s'élève et retombe dans des rires qu'il est parfois le seul à comprendre. Car Corneille sait prononcer des mots de sagesse clairs et sans ambiguïté, plutôt que de distribuer des dictons incompréhensibles. Car Corneille sait écouter sans juger et proposer des solutions, plutôt que de raconter des histoires qui n'ont rien de concret.

Corneille est le Chaman de sa tribu, et son apparence sait le rappeler lorsque c'est nécessaire. Car Corneille n'est pas que couleurs et breloques. Corneille c'est aussi une coiffe d'où jaillissent deux ailes d'un noir de jais –des ailes de corneille. Il possède aussi un bâton, plus haut que lui, au bout duquel sont accrochés deux anneaux de métal qui cliquettent lorsqu'il l'agite. Les plus âgés parmi les anciens de la tribu disent que malgré le passage des saisons et des cataclysmes de l'Île, ce bâton a toujours accompagné Corneille depuis qu'il est Chaman, jamais perdu, jamais abîmé. Avec son attitude, Corneille sait faire oublier son statut... mais il sait aussi présenter une silhouette qui le clame haut et fort.

Corneille est le Chaman de sa tribu, et son aisance avec la magie est précieuse. Sa connaissance et son expérience jouent bien sûr une part non négligeable, mais les esprits l'aiment et l'aident. Les fumerolles se laissent apprivoiser, amadouer bien plus facilement par Corneille que par d'autres qui ne sont pourtant pas dépourvus de leur propre don. On dit que certains esprits viennent parfois glisser informations et conseils dans l'oreille de Corneille sans demande de sa part, et Corneille se contente d'un sourire, pour une fois mystérieux plutôt qu'amusé, si on lui pose la question. Ses apprentis et assistants savent qu'en vérité cela n'arrive que lorsque les esprits souhaitent l'aide de Corneille, mais il sait aussi que parfois, maintenir une réputation plus grande que nature peut jouer en sa faveur.


Corneille Ardente est un vieil homme.

Corneille est un vieil homme. Tout le monde le sait, et pourtant tout le monde l'oublie. C'est si facile, alors qu'il se drape dans ses ornements, ses couleurs, ses gesticulations, ses rires. Mais sans tous ses bijoux, Corneille se révèle bien plus frêle que beaucoup l'imaginent. Il est encore solide, mais le temps a laissé sa marque, comme il a laissé sa marque dans les rides de son visage qu'on a tendance à minimiser, à négliger. C'est qu'il est toujours en train de rire, comment voulez vous voir que les creux sont profonds et ne disparaissent jamais ? Et le temps, facétieux, n'a jamais effleuré les longs cheveux noirs de Corneille, qui n'ont jamais blanchi, jamais grisé, jamais pâli. Noirs comme dans sa jeunesse, noirs comme les plumes des ailes qu'il porte en coiffe. Cela participe à l'illusion. Tout le monde dit que Corneille est vieux. Rares sont ceux qui pensent au sens derrière ces mots.

Corneille est un vieil homme. Il le cache bien, mais son corps flanche. Quand il se réveille le matin, c'est avec des raideurs, des douleurs qu'il n'avait pas avant, dans ce passé presque légendaire où il était jeune. Mais Corneille connaît ses herbes, et c'est son premier rituel quotidien, un rituel privé dont presque personne n'est au courant. Il fume pour forcer ses membres à retrouver leur souplesse. Il fume pour chasser la douleur. Et quand il est trop épuisé par un rituel particulièrement intense, il fume pour avoir l'énergie de continuer à prétendre. C'est qu'il ne veut pas inquiéter, alors qu'il n'y a rien dans sa condition qui ne soit inéluctable et naturel. (Les plus proches ou les plus observants savent, mais même s'ils n'approuvent pas tous ce choix du secret, ils respectent la décision de Corneille. Pour le moment au moins.)

Corneille est un vieil homme. L'un des plus vieux de la tribu. Il a vu partir ses aînés, il a vu partir ses pairs, puis il a commencé à voir partir ceux qui étaient pourtant nés bien après lui. Ce n'est pas un drame, car Corneille sait que la mort n'est que le début d'autre chose, un renouveau. Mais la mort reste également une fin. Fin d'une relation, d'une présence, d'une habitude. Et toute fin, aussi porteuse de possibles soit-elle, est un deuil. Les Perdus comme les Pirates ont à faire le deuil de leur vie dans l'Autre Monde, même s'ils ont choisi de venir. Les Delaware ont dû faire le deuil de leur foyer durant le Givre, même si ce n'était que temporaire. Après avoir perdu tant de proches, Corneille sait garder son deuil discret, mais il est bien présent. Sa flamme alimentée par trop de branches au fil des saisons pour s'éteindre de sitôt.

🪶 En tant que Chaman, Corneille profite du fait que les fumerolles l'apprécient pour faire appel aux services de celles qui peuvent se rendre les plus utiles selon la situation. Mais celle qui est venue vers lui en premier, il y a des saisons de cela, garde une place particulière. Elle se manifeste sous l'apparence d'une chouette fantomatique, et même si elle sait se faire aussi discrète que Corneille est tape-à-l'œil, elle reste toujours là, non loin, prête à revenir en un battement d'ailes aux côtés de l'humain qu'elle a choisi de suivre.
🪶 Si vous avez offert un bijou à Corneille, il le portera jusqu'à ce qu'il se casse naturellement. Y compris si vous disparaissez avant votre cadeau, le transformant en mémorial.
🪶 Les cheveux de Corneille lui descendent à la taille et, s'ils ne sont presque jamais attachés, ils sont cependant parsemés de fines tresses décorées de perles de toutes tailles, matières, couleurs, formes. La passion pour les breloques de Corneille est aussi passée par là.
🪶 Corneille ne se sépare jamais de son bâton, même pour dormir. C'est l'une de ses rares irrationalités : ce bâton le rassure, alors même qu'il ne saurait donner aucune raison d'être nerveux ou angoissé.
🪶 Cela en surprend plus d'un, mais Corneille se montre parfois extrêmement ferme, voire sévère, y compris avec les papooses... quand il perçoit un danger dans la situation. Le reste du temps, il est la patience même, ce qui explique l'effet de surprise.
🪶 Pour le meilleur comme pour le pire, Corneille est également la patience incarnée quand il s'agit de faire tourner les gens en bourrique. Heureusement il sait se montrer attentif et cesser ses blagues avant que l'agacement ne fasse place à des sentiments plus profonds.
🪶 Comme tout indien qui communique régulièrement avec les autres peuples, Corneille parle trois langues : celle commune aux tribus, celle propre à sa tribu, et l'anglais. Avec le temps et les contacts réguliers des Huron et des Piccaninny, Corneille a également acquis des bases dans les langues respectives de ces clans. Rien de suffisant pour tenir les conversations les plus sérieuses et importantes, qui pour ne pas risquer d'incompréhension fatale se tiennent dans la langue commune, mais assez pour échanger quelques mots. Et, Corneille étant Corneille, il s'en sert principalement pour... concocter des jeux de mots atroces se basant sur au moins trois langues à la fois.
🪶 Corneille croit, si fort, en la force de chacun, en la capacité de tout être à trouver le chemin vers la place qui est la sienne dans l'harmonie de l'univers. Le revers de la médaille, c'est que les obstacles qui n'auraient pas dû être, les échecs, les retours en arrière... il s'en sent responsable. Coupable. Car ce ne peut pas être de la faute de l'autre. (Il sait reconnaître quand les circonstances n'auraient pu être contrôlées ni prédîtes par quiconque. Il sait reconnaître quand il n'a absolument rien eu à voir avec ce qui a mal tourné. Il ne sait pas reconnaître que parfois sa décision était la bonne, et pas celle de l'autre.)

🪶 Des rumeurs 🪶
Certains (presque toujours en dehors de la tribu, d'ailleurs) disent que Corneille Ardente a été directement béni par l'Esprit Feu. Cela expliquerait son nom. Cela expliquerait qu'il ait survécu à tout. (C'est faux, même si Corneille a bel et bien croisé l'Esprit Feu lors de rituels. Mais il doit admettre que c'est une belle histoire, alors quitte à ce que ces gens se désintéressent de la vérité, il ne va pas faire d'effort pour leur retirer leur joli conte.)

Certains soutiennent que Corneille doit son nom à sa coiffe. D'autre maintiennent qu'au contraire, Corneille a reçu sa coiffe en devenant Chaman pour faire écho à son nom. Il n'y a plus personne d'autre que Corneille pour s'en souvenir, et il se garde bien de trancher le débat.

Corneille serait maudit à survivre à tous ses apprentis.

Corneille serait maudit à survivre à tous ses chefs.

Corneille serait maudit à survivre.

(Corneille serait le premier à rire d'une idée aussi saugrenue. Une telle malédiction, ça n'existe pas, voyons !)

🪶 Des souvenirs 🪶
Corneille se sait spécial, mais pas extraordinaire. S'il est bien plus proche des esprits que la moyenne, il n'est ni le premier, ni le dernier. Il se souvient de Sansonnet Agitée, pour qui les esprits avaient tant d'amour. Il avait toujours craint que les expéditions solitaires de la jeune femme ne se terminent mal ; au lieu de cela, elle avait péri dans un effort commun pour sauver tous les habitants de l'Île. Corneille se sait sage, mais il se sait aussi faillible.

Si le potentiel de Merle Oisif était moins évidemment visible que celui de Sansonnet, Corneille avait fait de son mieux pour le nourrir et le faire éclore, car le jeune homme portait en lui, malgré ses doutes, de quoi devenir un Chaman exemplaire. Puis l'Île l'avait emporté lui aussi. Jusqu'au bout, Merle avait tout donné pour la tribu. Corneille a cousu une plume de merle sur son habit en hommage à son apprenti perdu.

Pour beaucoup, sur l'Île, c'est l'Oubli qui efface ce qui est trop lourd à porter. Pour Corneille, c'est l'oubli plus simple, plus naturel, qui fait que trop de noms à son goût finissent par disparaître de sa mémoire. Il a survécu à trop de monde. Il a survécu à Paon Chamarré, qui mettait tant de lui-même dans chaque cérémonie et donnait tant à la tribu. Il a survécu à son successeur. Des guérisseuses, des conteurs, des papooses... Ils partent, et Corneille reste. Et c'est parce qu'il a perdu bien trop de proches qu'il ne peut que sourire à ceux qui sont encore là.

Corneille est né à Neverland, et c'est ici qu'il mourra. Il n'y a rien de négatif à cela, c'est l'ordre des choses, voilà tout. Chaque élément de l'Île est lié au grand Tout, et les rouages de l'existence sont mis en mouvement par l'Harmonie. Corneille est fier d'être une minuscule partie de ce tout. Et le fait de se savoir si minuscule le rend humble.

Corneille ne prétend pas comprendre l'Ordinaire. La vision qu'il en a est morcelée, fragmentée au gré des souvenirs en miettes de ceux qui ressentent le besoin de lui en parler, et Corneille en est profondément conscient. Ce qui est certain, c'est que ce monde est viscéralement différent de Neverland. Une autre certitude est que Corneille ne peut rien faire qui l'affecte. Ce n'est pas une frustration, car Corneille est confortable dans le rôle que l'univers lui a donné. Il se contente d'essayer, lorsqu'il en a l'occasion, d'aider les réfugiés de cet ailleurs à trouver leur place à Neverland. (Il suppose que si tant d'entre eux sont en difficulté, c'est qu'ils ne sont pas nés là où ils devaient construire leur vie, et que le parcours est difficile. Les gens qui restent dans l'Ordinaire doivent être ceux dont c'est la place naturelle.) (Du moins Corneille se raccroche à cette idée, car le contraire serait trop effroyable.)  

Peter Pan est le Roi des Garçons Perdus. C'est un fait que nul n'ignore, mais Corneille ne met pas forcément le même sens que tout le monde dans ces mots. "Garçons Perdus", au fil du temps, a –ironiquement– perdu de son sens. Tout comme le mordant de ce "Peaux-Rouges" qui se voulait une insulte s'est érodé, la vérité littérale de "Garçons Perdus" s'est effacée au profit de cette idée plus floue qu'il ne s'agit finalement que d'un nom de faction comme un autre. Mais les Perdus (garçons ou autres d'ailleurs) le sont bel et bien. Et Peter Pan, Roi des Perdus, n'en est pas uniquement le chef. C'est aussi le premier d'entre eux, le plus perdu d'entre eux. Peter Pan n'est pas qu'un enfant, bien sûr, mais il reste avant tout un enfant, égaré, abandonné, qui a besoin d'être guidé et rassuré. Corneille fait de son mieux pour (presque) toujours le traiter comme le papoose qu'il est, ou devrait pouvoir se permettre d'être : avec amour, bienveillance, mais aussi sans hésiter à plaisanter, l'asticoter gentiment. L'écouter. (Presque toujours, car parfois le pouvoir que Peter Pan a sur l'Île transcende tout, et Corneille ne peut non plus l'ignorer. Cela ne serait rendre service à personne, pas même à Peter Pan.)

Hook, quand à lui, est l'un des rares doutes de Corneille. L'homme répand la détresse et la destruction, c'est une certitude, mais... Corneille ne croit pas qu'on puisse être ainsi sans raison. Hook, à sa manière, est aussi perdu que Peter Pan. La question qui reste alors est telle : peut-on encore l'atteindre ? Peut-on encore le tirer hors de sa propre noirceur ? Corneille ne sait pas.

– Né longtemps avant les intrigues.
– Pendant l'Invasion des Cauchemars, Corneille est tout aussi impuissant que le reste de l'Île, exceptée Mab. Quand l'expédition vers le sommet s'organise, il reste au village, contrairement à plusieurs Delaware qui vont épauler Peter Pan. Harfang Cendrée revient. Sansonnet Agitée non.
– Pendant la Malédiction de l'Esprit Loup, Corneille s'épuise à tenter de protéger le village de la contagion, et le regrette quand de nombreux indiens rejoignent la quête qui finalement sauvera l'Île, lui-même restant encore une fois en arrière, impuissant une fois de plus.
– Pendant le combat contre le Croquemitaine, Paon Chamarré mène une grande partie du clan à la bataille, Corneille inclus. Dans le chaos, Corneille tire Merle Oisif et Paon Chamarré d'un piège où ils étaient prisonniers, aide Paon a garder la tête claire puis à tenter d'invoquer l'Esprit Nuit avec l'assistance de Merle.
– Pendant la Canicule, Corneille est affaibli par la chaleur écrasante et doit s'appuyer un peu plus sur Merle Oisif qui encaisse mieux que lui.
– Pendant la Pluie Salée, Corneille a la chance de ne pas tomber malade lui-même... ce qui lui permet de se jeter corps et âme dans la protection du Feu Sacré et le soin des autres membres du clan. Quand vient le moment de tenter d'atteindre l'Esprit Océan, Corneille rejoint le Jolly Roger.
– Pendant le Givre, Corneille se charge de déplacer le Feu Sacré jusqu'au Canyon, puis veille à ce qu'il ne s'éteigne pas.
– Avec le Printemps tout revient à l'équilibre... pour le moment.

Corneille est dans son tipi, devant son chaudron bouillonnant. La chaleur de la flamme, du métal, de la potion en devenir est familière, confortable. Ses gestes sont sûrs, sans hésitation lorsqu'il tend le bras pour attraper ses ingrédients, feuilles fraîches par ici, fleurs séchées par là.

Sans hésitation lorsqu'il lâche dans le chaudron de quoi transformer ce qui devait être un médicament en poison.

Ce n'est pas le genre de poison qui tue. C'est un poison qui ronge, qui fait souffrir, qui affaiblit, mais qui laisse en vie. C'est de la torture en bouteille.

Corneille sait exactement ce que fait chacun de ses ingrédients. Il sait comment les combiner, et comment ne pas les combiner. Corneille ne fabrique pas de poison. Et pourtant ses mains ne s'arrêtent pas alors qu'il continue, méthodique, de construire une abomination liquide dont il comprend absolument chaque effet.

Il veut s'arrêter, pourtant, mais rien n'y fait, il est comme spectateur de son propre corps...

Ah.

Un cauchemar.

Corneille se réveille en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Il fait noir dans le tipi, le jour encore lointain. Les doigts du Sorcier se referment convulsivement sur le bois du bâton qui repose sous sa paume.

Bien sûr, un cauchemar. Il a l'habitude à présent.

Corneille n'est pas, généralement, homme à avoir des peurs. À avoir peur, tout court, évidemment que oui, il est humain. S'il voit un papoose tomber de haut, il aura peur. S'il se retrouve au combat et se fait poignarder, il aura peur. Mais il y a une différence entre l'émotion brute qui explose dans l'instant en réponse viscérale à un évènement, et les terreurs que l'on transporte avec nous au cours de notre vie : peur de perdre un proche, peur du rejet...

Corneille a eu le temps de confronter ses peurs et de les laisser derrière lui. Ou du moins c'était ce qu'il croyait avant que l'Île ne décide d'aller creuser au plus profond de chacun et de s'assurer que tous n'auraient pas l'occasion de cicatriser. L'Invasion des Cauchemars a laissé ses marques, mais il aurait été possible d'en guérir si le Croquemitaine n'avait pas délibérément rouvert la blessure. Et puis, pour certains, il y avait eu cette chose au fond du Tourbillon.

Corneille avait apprivoisé ses peurs. La puissance de l'Île les a rendues sauvages de nouveau.

Éveillé, rien n'a changé. Mais endormi, vulnérable... Le poison de ces combats plus grands que les humains remonte à la surface, et Corneille cauchemarde. Il se voit faire des erreurs qui blessent autrui. Il se voit délibérément égarer les gens. Il se voit semer la discorde plutôt que la paix.

Dans l'obscurité, Corneille se force à respirer. La lueur de sa fumerolle apparaît peu à peu, la silhouette de la chouette se dessinant devant lui, posée sur son bâton, plumes fantomatiques contre ses phalanges.

La fumerolle ne parle pas, mais elle sait se faire comprendre.

– Je vais bien, Mana. Ne t'inquiète pas, murmure Corneille.

Mana parvient à prendre une expression peu convaincue, et un faible sourire se fraye un chemin jusqu'aux lèvres de Corneille.

– Merci, ajoute Corneille.

Il tente de s'asseoir et grimace immédiatement. Son corps tout entier proteste, douleurs et raideurs menaçant de s'allier pour former des crampes par dessus le marché. Cela fait de nombreuses saisons maintenant que les matins sont difficiles pour Corneille, mais être réveillé par l'effroi d'un cauchemar ne fait que démultiplier les problèmes. Sans parler du fait que c'est le milieu de la nuit et qu'il est loin d'être reposé.

Hors de question de se rendormir, cependant. Tant pis. S'il fume un peu plus aujourd'hui, personne ne s'en rendra compte. Ou du moins personne n'osera lui poser de question. Probablement.

Corneille parvient finalement à se redresser et Mana vient se poser sur ses genoux d'un battement d'ailes translucides.

– Est-ce que j'ai fait du bruit ? lui demande Corneille.

La fumerolle répond par la négative.

C'est bien l'un des rares points positifs dans les cauchemars de Corneille : il y est toujours spectateur impuissant, paralysé, muet, et apparemment cela se traduit dans le monde de l'éveil. Il est déjà pénible de porter les conséquences de ces nuits écourtées, alors Corneille préfère ne pas infliger de réveil impromptu à d'autres membres du clan.

Mana fait mine de saisir une mèche des cheveux de Corneille dans son bec comme pour tirer dessus. Elle le connaît trop bien.

– D'accord, je n'ai pas envie de les inquiéter. Tu le sais déjà. Tu n'as pas besoin que je le dise à voix haute.

Mana lui renvoie son équivalent du sourire mystérieux que Corneille utilise lorsqu'il veut que quelqu'un réfléchisse pour trouver les réponses par lui-même. Il soupire.

– J'ai une mauvaise influence sur toi, n'est-ce pas ? sourit-il.

Se lever est un combat. Le bâton aide, ainsi que l'habitude. La lueur émise par Mana suffit à Corneille pour ne rien heurter –sa mémoire des lieux aurait sans doute été assez, mais il aurait l'air fin, à réveiller tout le monde parce qu'il a fait tomber une étagère après s'être félicité de s'être réveillé en silence– et il attrape son calumet, déjà empli des herbes qu'il fume tous les matins.

Quelques minutes plus tard, il se sent déjà plus lui-même. Mais puisqu'il ne dormira plus cette nuit, ajouter de quoi ne pas bailler toutes les cinq minutes ne fera pas de mal.

Quand le matin arrive, Corneille est déjà habillé et paré, et s'il vérifie que ses ingrédients sont parfaitement ordonnés et étiquetés, ma foi, cela ne peut pas faire de mal. Cauchemar ou non.

Quand Rossignol Enchanté le rejoint, il est visiblement surpris de trouver son mentor déjà au travail.

– Corneille ? Vous êtes levé depuis longtemps ?
– Suffisamment, répond Corneille, délibérément vague.
– On avait quelque chose de prévu ?
– Absolument rien, ne t'inquiète pas.

Corneille regrette son choix de mots à l'instant où il finit de les prononcer. Rossignol est parfois terriblement perceptif et bien évidemment il est maintenant en train de se demander s'il aurait une raison de s'inquiéter.

C'est le moment de détourner l'attention.

Corneille penche la tête sur le côté, un sourire malicieux aux lèvres, et lance à son apprenti :

– Tu n'aimes pas te réveiller avant le soleil ? C'est aube-ien dommage !

Rossignol le fixe en silence pendant quelques secondes, puis son expression fait cette gymnastique toujours aussi amusante de qui est à la fois content d'avoir compris ce que Corneille raconte, et dépité de ce que cette nouvelle connaissance lui révèle. Corneille prend son meilleur air faussement innocent.

– Un jour je trouverai comment préparer une potion contre les jeux de mots, sourit Rossignol.

C'est gagné. Encore une fois, la nuit peut être laissée derrière Corneille, sa journée préservée de la moindre conséquence. Il a bien plus important à faire après tout. Il a toute une tribu sur qui veiller.