CRAC, fait encore le lapin alors que Nuwala mort dedans avec allégresse.
Freckles n’avait jamais encore considéré l’idée qu’elle puisse casser des os avec ses dents, mais il suppose que maintenant c’est fait.
Mais bon c’est fragile aussi un lapin.

« Ça c'est sur ! J'crois que si on veut avoir une chance d'en récupérer un bout, faudrait la détourner avec une autre proie ! »

En hochant la tête à l’affirmative, Freckles se penche pour reposer sa petite protégée sur le sol et la laisser terminer son gouter.

« C’est la première fois qu’elle a le droit à une bestiole entière comme ça. »

Pendant un instant, les garçons la laissent manger, laissant leurs regards dériver sur le ciel à travers la cime des arbres. C’est difficile de juger de l’avancée du jour, Freckles a jamais été super doué pour ça, sans compter que c’est jamais très régulier, mais ils arrivent à la même conclusion : faut pas tarder.

« On en choppe une seconde et on rentre ? »
« Ouais. »

Les lapins suivants sont un peu plus durs à dénicher, probablement parce qu’ils ont tout fait fuir à un kilomètre à la ronde. Et quand ils en trouvent enfin, Nuwala a l’air bien moins motivée à les courser avec le ventre plein. Ils en laissent passer un gris, un bleu, avant que les efforts combinés d’Apache et d’un coup de crocs dans la nuque en épinglent un troisième, un gros lapin beige à la fourrure toute douce.
Une fois le cadavre relâché, la lionne décide qu’elle est très, très fatiguée et s’allonge sur le sol tapissé de feuilles mortes de la forêt en lui faisant des grands yeux.

« Oh t’es chiante Nuwala », dit Freckles.

Ce qui l'empêche pas de se pencher pour la porter comme un sac à patates, laissant à Apache le soin de ramener leur prise sur le chemin du retour.

Sa proposition est plutôt bien accueille compte-tenu du fait qu’il s’occupe d’une corvée que personne d’autre n’a envie de se coltiner. Ça ne le dérange pas vu que lui, il aime bien cuisiner. Il n’a certainement pas l’étoffe d’un grand chef ou la délicatesse d’un pâtissier. Son truc à lui, c’est plus des plats familiaux : simples, bons, nourrissants et économiques. Néanmoins, en l’absence de mère à l’Ossuaire, ses camarades n’ont pas fait la fine bouche. Certains ont même apprécié.

« Tu peux te servir dans mon sac. J’ai ramené plein de trucs. », déclare Freckles. « Et on ramène le prochain repas là.
— C'est Nuwala qui va nous l'attraper, renchérit Apache.
— J’en doute pas, fait Just qui en doute fortement.

Il les voit partir avec une confiance en eux assez touchante. Fort heureusement, il a aussi pris à manger dans son sac donc il a de quoi assurer le prochain repas si les prises sont maigres.

Dans un premier temps, il commence par faire l’inventaire de ce que Freckles et lui ont ramené et il doit bien vite admettre qu’il y a du choix. Alors, même pour un séjour d’une courte période, il identifie ce qui craint le plus. Ce qu’il faut consommer en priorité, quoi. Mais même par ordre de priorité, il garde une grande marge de liberté.
C’est limite dommage parce que se débrouiller avec ce qu’il trouve, ça fait un peu partie du fun.

Just décide de faire une omelette.

Le sentinelle rejoint le point d’eau voisin en quelques pas. Comme il lui semble clean, il s’accroupit et entreprend de se laver les mains. Sans savon, ça ne veut pas dire grand-chose mais c’est toujours ça de pris. Quand il lève la tête, il se fige. De l’autre côté, à tout juste quelques mètres, il y a une biche en train de boire. Sentant peut-être son regard sur elle, la créature se redresse et le fixe. A la tension dans ses membres, il la devine sur le point de prendre la fuite.
Ne sachant pas quoi faire d’autre, il se contente de lever un main pour la saluer. Le geste suffit à faire décamper l’animal.

Y’a vraiment pas mal de bêtes par ici, c’est plutôt bon pour Nuwala. Il espère seulement qu’ils ne tomberont pas sur des sangliers ou des ours. Surtout la nuit.

Quelques minutes plus tard, le cul posé sur un rondin, il épluche des patates avec son couteau. De longs épluchures tombent une à une sur mouchoir étendu sur ses genoux. Les patates blondes et nues s’accumulent assez vite dans un bol à côté de lui.
Cette journée s’annonce bien. Il se sent optimiste et c’est assez rare pour qu’il s’en rende compte. Alors, sans vraiment le préméditer, il commence à siffloter un air.

Merde alors, il a pas sifflé depuis quand ? Il aurait jamais dû arrêter.

Just découpe les patates et les fait revenir dans un poêle avec un peu de gras. L’odeur lui fait remuer les tripes, il commence déjà à avoir faim. Il faudra pourtant qu’il prenne son mal en patience.

Il saisit du mouvement dans le coin de son regard. Quand il tourne la tête c’est pour découvrir un écureuil sur le sac de Freckles. Il a profité d’une poche mal fermée pour fouiller son contenu.

« Hey tu fais quoi là, lance Just qui s’attend à ce que sa grosse voix suffise à le faire décamper.
— De quoi ça a l’air ? », réplique l’écureuil.

Il y a un temps de silence où Just se rappelle que les animaux parlent ici mais que jusqu’ici aucun ne lui avait jamais adressé la parole. La petite bête a l’air hargneux. Il hésite à se ramener avec sa poêle mais c’est pas franchement pratique, alors il tente de l’intimider :

« Tu ferais mieux de lâche ça.
— Tu vas faire quoi, tu vas appeler la police ? »

Merde alors, elle a du cran la bestiole. Just plisse des yeux, cherchant une bonne répartie mais une évidence lui revient en pleine gueule. Alors il se contente d’une vérité :

« On a un lion. »

Même à quelques mètres de là, il capte l’hésitation de l’écureuil qui semble le jauger, estimer s’il bluffe. Alors il reste stoïque, soutient son regard par le sien, glacial et intraitable.

« Merde. », laisse échapper l’animal avant de s’enfuir les mains vides.

Satisfait, Just se détourne remue ses patates. Elles devraient être bientôt cuites. Il s’apprête à les sortir du feu quand il entendu du mouvement dans les broussailles, cette-fois ce sont des humains. Freckles et Apache sont de retour.

« La chasse était comment ?  », il leur lance sans bouger de son siège.

Apache lance une conversation sur le chemin du retour. Et ça ressemble seulement à une conversation pendant la première minute. Ensuite, ça ressemble de plus en plus à un interrogatoire, l’air de rien, comme Apache en a le secret. Freckles se retrouve toujours à répondre à toutes ses questions sans même y réfléchir. C’est un peu frustrant. Un peu flippant. Mais d’habitude il comprend plus où moins où le chasseur veut en venir.
Là non.
Ou plutôt, si. Il voit à peu près où Apache veut en venir. Il comprend juste pas du tout pourquoi.

Ça s'voit.

Comment ça, ça s’voit ?

Qu’est-ce qui se voit ? Qu’est ce que ça veut dire ? Qui d’autre le voit ?
Qu’est-ce qu’il y à voir ?
Ça s'voit joue en boucle dans la tête de Freckles jusqu’à ce qu’ils arrivent à leur petit camp, manquant de trébucher sur un écureuil qui déboule comme une flèche dans le sens inverse, pause pour leur jeter un regard horrifié, et se casse sans demander son reste.

Just est à peu près là où ils l’ont laissé plus tôt. La seule différence c’est la montagne d’épluchures de patates à ses pieds et l’odeur qui se dégage de la poêle à frire dans ses mains. Il leur jette à peine un coup d’œil quand ils arrivent, concentré sur sa cuisine.

« La chasse était comment ?  »
« Bien », Freckles répond immédiatement avant qu’Apache puisse dire un truc terrible, et assez fort pour couvrir sa voix s’il s’y risquait.

Et d’ailleurs il refuse de jeter un regard sur le côté pour voir l’expression du chasseur, sachant très bien qu’il risque d’y voir un petit sourire qui veut tout (ou rien) dire, et se dirige vers l’endroit où est posé le sentinelle.

« On a chopé un lapin. Deux en fait, mais y en a qu’un qui est vraiment … » Une pause, il pointe du doigt Apache, puis son propre fardeau bien vivant, encore en train de mâchonner un reste d’os. Et puis changeant de sujet brutalement, il déclare : « Ça sent super bon ton truc. » en référence aux pommes de terre qui grillent dans la poêle.

Il est soudain très conscient de tous ce que fait son corps, comme si chacun de ses gestes étaient épiés, et sous prétexte d’aller reposer Nuwala, s’éloigne vers la tente pour se poser sur le sol, à sage distance de leur cuisine improvisée.

Les voyant rentrer, Just ne remarque pas la raideur dans les gestes du Lionceau, ni même la lippe imperceptiblement moqueuse de l’Hérissé. Il considère plutôt les deux lapins à la ceinture d’Apache, plus particulièrement celui qui est en charpie. Son regard se reporte sur Nuwala. Sacrée mâchoire. Ça va se retourner contre eux, un jour.

Apache et Freckles, eux, sont tout à leur prise dont ils semblent plutôt satisfaits :

« On a chopé un lapin.
— Nuwala !
— Deux en fait, mais y en a qu’un qui est vraiment…
— Ouais, on peut dire un et demi. »

Le sentinelle remue les pommes de terre qui dorent au fond sa poêle, les écoute distraitement sans relâcher sa surveillance. Un sourire amusé flotte sur ses lèvres. A les écouter comme ça lui raconter leur expédition avec enthousiasme, il a un peu l’impression d’être une mère qui demande à ses gosses comment s’est passé l’école.

« Ça sent super bon ton truc.
— Grave. Tu vas voir, il cuisine trop bien. »

Le sentinelle secoue la tête, laisse échapper un gloussement, visiblement peu convaincu par le compliment qu’il juge exagéré. C’est pas de la grande cuisine. Mais il se débrouille.

Apache le rejoint en quelques enjambées, laisse ses prises à côté de lui. Just y risque un dernier regard. Le truc tout mâchouillé ne lui fait pas vraiment envie. En revanche, il se dit qu’il pourrait demander à Apache de lui apprendre à préparer la viande. C’est l’occasion.
Enfin s’il sait faire ça.
Il devrait non ?
Il est chasseur.
Enfin.
Quand ça l’arrange.

« Besoin d'un coup de main ?
— Mettre la table ? C’est rien de formel mais j’pense qu’on aura besoin d’assiettes. »

Le sentinelle risque un regard vers son ami et lui trouve ce regard bizarre qu’il arbore parfois peu. Ça lui prend des fois comme ça. Apache se met à fixer un point dans le vague, comme plongé dans ses pensées mais plus tendu.
C’est pas la première fois qu’il le surprend dans cet état mais il a jamais pris la peine d’adresser la question.

D’un côté, c’est plutôt courant chez les garçons perdus de rester sur le qui-vive comme ça, même sans raisons. L’hypervigilance, on appelle ça, cette certitude sans raison apparente que quelque chose de terrible va se produire. Il a des collègues sentinelles un peu comme ça.

D’un autre côté, bah… c’est pas vraiment ses oignons. Just n’a pas tant l’impression d’esquiver certains sujets qu’il a surtout le sentiment qu’ils ont déjà eu leur dose de communication. Aucune envie qu’ils soient tout le temps sur le dos de chacun.

Alors sans lâcher la poêle des yeux, sans y accorder trop d’attention, il se contente de poser la main sur le bras d’Apache, d’y faire une légère pression comme pour le rappeler à la réalité. Puis il la retire pour attraper les œufs qu’il a posé à ses pieds.

« Au fait. De baveuse à bien cuite, vous préférez comment les omelettes ? »

Nuwala s’aplatit dans l’herbe comme une flaque à la seconde où Freckles la pose à côté de lui. A une époque, il avait du mal à la fatiguer assez pour qu’elle dorme la nuit, mais elle semble entrer dans une ère de sa vie où la sieste est aussi cruciale pour elle que manger et boire. D’un côté, tant mieux. De l’autre, ça le rend d’autant plus conscient de sa silhouette qui s’allonge, du fait qu’elle ne tienne vraiment plus dans sa poche.

« Grave. Tu va voir, il cuisine trop bien. »

Apache lui adresse un de ses regards en coin, comme s’il n’avait pas tout à fait lâché l’affaire. Freckles hausse les épaules, se retenant de dire je sais – il a mangé une fois ou deux à l’Ossuaire et sait que Just se chargeait pas mal de la cuisine là-bas. Le sentinelle a l’air bien trop préoccupé par son omelette pour remarquer les regards insistants de son pote, ni l’attitude de Freckles, qui se détend à moitié.

« Besoin d'un coup de main ? »
« Mettre la table ? C’est rien de formel mais j’pense qu’on aura besoin d’assiettes. »

Freckles se sent un peu hausser les sourcils. Just prend les choses un peu trop au sérieux. Il a pas pris d’assiettes, mais il se lève pour récupérer trois couvercles de boites qui font d’excellentes gamelles, à son avis en tout cas. Ils n’ont pas exactement de table non plus. Une roche un peu plus plate que les autres fait le job pour qu’il y dépose les « assiettes » et autres ustensiles qu’il a amené, en plus d’une gourde d’eau pleine.
Quand il lève les yeux, Apache semble ailleurs. Il fixe un point, là dans la forêt, alors Freckles suit son regard, et fixe le même endroit, où il ne voit que des arbres.
Pourtant, le chasseur ne détourne pas les yeux. Freckles sent une tension se former dans son dos et ses épaules, celle de l’attente, et de nouveau, rien ne se passe.

« Au fait. De baveuse à bien cuite, vous préférez comment les omelettes ? »
« Euh … » Il détourne à contrecœur son regard du point vide, pour se tourner vers Just qui ne le regarde même pas. « N’importe. »

Réponse à la con, qui le fait grimacer intérieurement – puisqu’elle n’aide probablement pas tellement le sentinelle – mais c’est la vérité, il s’en fout complètement. Il a l’habitude de manger ce qu’on lui donne et puis point barre. Lorsque c’est le moment de passer à table, Freckles se pose dans un coin autour du feu, tentant de croiser le regard d’Apache comme pour lui demander silencieusement ce qui lui arrive.

Très vite, ils sont tous assis, servis, devant une omelette ni baveuse ni bien cuite. En guise de réponse à sa question silencieuse, Apache a haussé les épaules avant de se brûler la langue avec entrain. Pour éviter le même sort, Freckles souffle doucement sur le morceau au bout de sa fourchette.

« Hey Tournesol, t'en a pensé quoi du concert ? »

La bouche pleine d’omelette, Freckles lève les yeux vers Apache.

« Tu veux vraiment qu’on parle de ça ? »

Il a essayé de garder un ton neutre mais ça sonne plus accusateur. Et en fait ça ne sonne même pas comme une question. Il aurait pu dire tu veux pas qu’on parle de ça d’un ton très définitif sans que ça change rien. Freckles soutient le regard d’Apache, sourcils à peine froncés. Presque un avertissement.

« Euh... N’importe.
— Juste cuite ce sera nickel. »

Visiblement, la cuisson de l’omette n’intéresse personne. Quelque part tant mieux, ça veut dire qu’il peut faire comme il veut sans qu’on lui casse les pieds.

Dix minutes plus tard, ils dînent autour du feu. Autour d’eux la nuit s’épaissit et les feuillages des arbres projettent quelques flaques d’obscurité sur leur camp improvisé.

« Oh 'est 'aud ! », fait Apache.

La bouche pleine, Just se contente d’opiner. Ce n’est pas de la grande cuisine, loin de là mais il n’est pas mécontent du résultat.
Le repas est bon, l’ambiance légère. Finalement ce camping, c’était une bonne idée.

« Hey Tournesol, t'en a pensé quoi du concert ? »

Just interrompt sa mastication.

« Tu veux vraiment qu’on parle de ça ? »

Le sentinelle se remet à mâcher, plus lentement, comme craignant d’attirer l’attention sur loin.

« Bah... Pourquoi pas ? T'as pas trouvé que Just grattait trop bien de la guitare ? »

Cette fois Freckles lève un sourcil carrément. Il rattrape la bière qu’Apache lui lance avec plus ou moins de grâce.

« J’sais pas. On l’entendait pas tellement. »

Il continue de garder les yeux fixés sur le chasseur avec précautions. Comme attendant l’explosion. Mais Apache sait très bien ce qu’il fait, comme presque tout le temps.
Freckles, lui, n’est plus sûr.

Il a déjà parlé du concert avec Just, en plus. Là bas, à la boum. Les choses étaient légères, alors, mais depuis, il s’est passé des choses, et  il est pas sûr de vouloir les dire à Apache. Alors il dit quelque chose qui n’a absolument rien à voir :

« Nasty chante mieux que je pensais. »

Et puis il se rend compte qu’il a pas du tout de quoi ouvrir la bouteille de bière, qu’il aurait l’air débile en essayant la technique des dents, alors il la pose sur le sol à côté de lui.

« C'est vrai, elle a grave assuré elle aussi. C'était une super soirée. »

Freckles ne peut pas s’empêcher un regard furtif dans la direction de Just, ne serait-ce que pour savoir ce qu’il pense de tout ça. Il a sa réponse dans le regard noir que le sentinelle adresse à son pote. Et puis il reste métaphoriquement bouche-bée devant Just qui ouvre sa bière d’une pression du pouce.
Tout simplement.
Freckles se sent un peu con d’abord de pas avoir réussi à ouvrir la sienne, mais il y a définitivement une autre émotion qui se mêle à ça (une à laquelle il faut pas réfléchir trop fort).

« J'pense monter un autre groupe pour jouer de nouveau ! »

Il reporte son attention sur Apache. Le considère un instant du regard.

« Si ça t’a pas suffi … », il dit simplement.

Ni d’approbation ni de reproche – pas encore. Freckles se contente d’enfourner une grosse bouchée d’omelette, comme pour se donner une raison de ne rien dire d’autre.