Quand ils trouvent l’endroit, ils n’ont même pas vraiment besoin de se mettre d’accord. C’est une clairière minuscule, entourée d’arbres d’un côté et d’un petit lac de l’autre. Freckles le connaît pas, ce lac, mais l’Île change tout le temps et il suppose que c’est son cadeau du jour. Depuis le retour du printemps elle semble faire du zèle. L’eau est claire, peu profonde par endroits, il fait beau, les oiseaux chantent, le sol est assez plat pour monter une tente.

Parfait quoi.

Il se tourne vers les deux autres. Lui, il a pris la bouffe et Nuwala. Just est en charge de la tente. Le contenu du  sac d’Apache est encore une une surprise. Freckles a supposé qu’il servait à rien de compter sur lui pour des trucs vitaux alors il lui a rien demandé. Déjà, il a convaincu Just de venir, c’est sa première surprise.
Une bonne ?
Ouais, une bonne.

De toutes façons il n’aurait pas eu le cœur de demander à Apache de porter des trucs lourds même si celui-ci voulait. Le chasseur a toujours le poignet pété, un sujet qu’il n’a pas jugé bon d’aborder quand il est venu chercher Freckles pour lui demander si ça tenait toujours, leur petit projet.
Freckles a dit oui bien sûr. Et puis il a réfléchi à si c’était vraiment, vraiment une bonne idée, et a conclu que non. Il a réfléchi encore, et il a traqué un gosse qui aurait reçu une mission, un truc semi-important, qui justifierait de partir plusieurs jours de l’Arbre, l’a convaincu d’échanger, de lui refiler la tâche, et il est parti l’esprit tranquille, un peu fier de son embrouille, même s’il se promet qu’il va se démerder pour la remplir, cette mission, quand les deux autres auront le dos tourné. Il sait pas trop encore comment.

Il pointe du doigt l’endroit où le sol est plat et parfait.

« On monte la tente là ? »

Ouais, la mission, les tensions avec Apache, quoi que ce soit qui se passe avec Just, pour l’instant, on s’en fout. C’est camping.

Il n’était pas si sûr que ça soit une bonne idée.

Après le concert, il a réappris une dure leçon : les actes ont des conséquences. La réputation qu’il s’est construit ne résisterait pas à un nouveau scandale. Alors, il a dû prendre des mesures : effectuer plus de missions, surveiller ses fréquentations, passer plus de temps avec ses collègues, s’impliquer avec plus d’énergie…

Apache lui a dit qu’il comprenait. Puis, il lui a proposé une sortie camping.
…Peut-être qu’il a pas compris, en fait.
Mais si ! Mais là, ça va, y’aura Freckles. Et puis tout le monde n’a pas à être au courant.
S’il le dit. Bah pourquoi pas. Ça a l’air sympa.
Mais ouais, ça va être chouette.
Un genre de dernière sortie pour marquer le coup.
C’est pas un adieu quand même, si ?
Mais non.

« On monte la tente là ? »
— Ouais ! »

Il leur aura fallu l’équivalent d’une matinée pour trouver l’emplacement idéal. Derrière eux, Just pose son sac, pas mécontent de se poser. Il déplie son dos un peu endolori, fait rouler ses épaules. Il est parti chargé parce qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont ils auraient besoin.
C’est pas lui, l’expert.

Freckles livreur, Apache chasseur, leurs fonctions les ont préparé à se débrouiller en pleine nature. Ce n’est pas son cas. En dehors des missions qui ne durent jamais longtemps, il n’a pas beaucoup d’occasion de jouer les survivalistes.
Mais l’idée lui plaît.

Freckles et Apache observent leurs spots, l’air satisfait. A priori, c’est relativement plat, pas trop caillouteux, protégé par quelques arbres et il y un point d’eau à proximité.

« Il a bien grandi ton gros chat ! », fait le Punk.

Just jette un regard dans la direction de la lioncelle qui s’est mis en chasse d’un papillon. Une expression indiscernable durcit ses prunelles.
Elle grandit vite. Il espère qu’elle n’aura pas atteint l’âge adulte au moment où ils agiront, elle pourrait devenir une plaie. Peut-être qu’il faudra s’en occuper avant.
Le sentinelle secoue la tête. Non, il n’a pas envie de penser boulot, là tout de suite.

Aujourd’hui, c’est leurs vacances. A eux trois.
On ne pense pas à la Révolte. On ne pense pas à la Boom. On ne pense pas à Lace. On ne pense pas à Scar.

« Elle ne parle pas ? », il demande finalement à Freckles. « Est-ce qu’elle comprend ce qu’on dit ? »

Simple curiosité.
Mais c’est le genre d’information qu’il vaut mieux avoir.

Tout le monde est d’accord, unanimement, avec plus ou moins de démonstrations d’enthousiasme. Apache entreprend de nettoyer le sol à renforts de grands coups de pieds, aussi efficace qu’il le peut avec un poignet pété, et Just laisse tomber son gros sac sur le sol sans un commentaire. Freckles l’imite, et puis s’approche de tout le matériel avec un peu d’appréhension. Pas d’artisan dans leur trio.

« Il a bien grandi ton gros chat ! »

Son regard passe de la tente au punk, puis à Nuwala, qui a attrapé un papillon dans ses grosses pattes et est en train de lui faire un sort. Il la fixe pendant un moment, pensif. Il l’a remarqué aussi, évidement. Il peut plus la porter par la peau du cou à une main, il lui faut ses deux bras maintenant. Quand elle marche à ses côtés au Grand Arbre, certains des nouveaux venus s’écartent un peu, surpris. Elle a un poids aussi, quand elle marche sur les passerelles, elle fait bouger les lattes des ponts suspendus. Et puis les petits livreurs lui demandent tout le temps, si elle peut dormir avec eux, ou les accompagner en mission, elle leur donne l’impression qu’elle peut les protéger, même si c’est pas encore vrai.
En tout cas, la conséquence la plus remarquable, c’est que les bouts de viande que Freckles va mendier à la Réserve pour elle lui suffisent plus. C’est pour ça qu’elle est là d’ailleurs.

« Ouais », répond Freckles avec un sourire. « Mais bon elle pense encore que squatter mon hamac avec moi c’est confortable. »
« Elle ne parle pas ? Est-ce qu’elle comprend ce qu’on dit ? »

Il se tourne vers Just, tentant de juger son expression, et il conclut que le sentinelle n’est pas super à l’aise. Contrairement à Apache, ça doit être la première fois qu’il passe du temps avec Nuwala, donc c’est pas si étonnant.

« Nan elle parle pas. » Puis après une seconde de réflexion : « Je crois qu’elle pourrait si elle voulait, mais elle a juste décidé de pas le faire. »

Sur le sol, l’ignorant totalement, Nuwala recrache une aile de papillon. Et puis se met en chasse d’un deuxième, collée au ras du sol en frétillant des pattes arrières.

« Et elle comprend tout, elle fait juste rien de ce qu’on lui dit », ajoute-t-il en haussant les épaules.

Pour ça qu’elle s’entend bien avec Apache, il se retient de rajouter, en se baissant pour attraper ce qu’il pense être le pilier principal de leur future tente. Pas de machin magique qui se monte tout seul quand on tire sur une ficelle, c’est à la dure, avec une armature et du tissu qu’il faut assembler à la main (et dans le bon sens).

« Elle va rien aller balancer de ce qu’on se raconte ici si c’est ça qui t’inquiète », il fait, un peu moqueur, en tachant de commencer à monter la tente à l’endroit déblayé par Apache. « Tu me files un coup de main ? »

« J’arrive. », répond Just, sans que ce soit bien clair si la réponse de Freckles l’a satisfait ou non.

Si y a bien une chose qui est sûre, c’est que Nuwala l’intéresse pas autant qu’elle intéresse Apache, qui s’est mis en tête de l’amadouer avec des petits bouts de viande sortis direct de son sac. Pendant quelques instants, le regard de Freckles reste fixé sur le manche de l’épée que le chasseur a planté dans le sol négligement. Il s’est senti tiquer quand il l’a sorti de son fourreau, et il sait pourquoi, et c’est complètement ridicule. Il est pas venu pour penser à ça, même si c’est difficile de pas y penser, mais cette épée il l’a déjà eu plusieurs fois sous le menton alors merde-
Et puis il sent quelque chose lui froler la main, baisse les yeux et voit que Justice lui tend silencieusement le maillet en bois.

« Ah, euh, merci. »

Il se demande vite fait pourquoi le sentinelle le laisse faire ça, lui, vu qu’il est de notoriété publique qu’il n’est pas franchement doué de ses mains. Mais bon, peut-être que Just non plus. Ça réussit au moins à le ramener à la tâche présente.

« J'vais chercher du bois !, annonce Apache. « Tu viens avec moi, miss ? »

(Pas de réponse. La miss est en train de prendre son gouter dans les pattes de Freckles.)

« Ok ok ! J'y vais tout seul ! »
« A toute’. »

Apache disparaît dans les buissons, l’air de très bonne humeur.

« Avec un seul bras, il risque pas de nous rapporter grand-chose. Mais au moins il participe. »

Freckles se tourne vers Just et lâche un rire un peu surpris devant la pique. Et puis il se rappelle qu’Apache mérite pas qu’on le plaigne tant que ça pour son poignet pété.

« Arrête, le pauvre », il ricane, l’air pas du tout désolé. « Pour une fois qu’il a envie de bosser faut pas le décourager. »

Freckles fixe le sentinelle un peu trop longtemps, avant de considérer un instant le maillet qu’il a dans les mains et rajouter :

« Avant de pouvoir se foutre de sa gueule faudrait qu’on arrive à monter ce truc déjà. »

Ils s’y mettent, un piquet après l’autre, et puis le tissu par dessus. Just maintient les trucs et Freckles tape dessus. En pratique, Apache a le temps de faire cinq ou six aller-retours avant que la tente commence à ressembler à quelque chose. A partir du troisième, Nuwala s’est désintéressée de leur entreprise pour suivre le chasseur, et revenir elle aussi avec une branche ou deux entre les crocs, sans avoir la moindre intention de l’ajouter au tas qu’Apache dépose là où ils feront un feu.

« Tadaaa ! » annonce Freckles, une fois s’être assuré que la structure tient debout. « Ca le fait non ? »

Ça lui fait un peu penser au jour où ils ont construit un bonhomme de neige avec Just. Mais avec un peu de chance, la tente va pas immédiatement s’effondrer sur elle-même comme il l’avait fait. Non, ça a même de la gueule ! Freckles soulève un pan de tissu et regarde l’intérieur. C’est pas grand. Mais ça va. La survie ça lui fait pas peur. Il se retourne, avise Nuwala qui fixe Apache avec de grands yeux, et la chope sous le bide pour l’amener à hauteur de son visage :

« Et toi, arrête de réclamer de la bouffe, sinon t’auras pas faim quand on ira à la chasse ? C’est ça que tu veux ? »

A en croire l’expression que la lionne lui renvoie, c’est exactement ça qu’elle veut.
Mais bon des fois faut être ferme.

Face à cette remarque, Freckles proteste gentiment mais il a ce petit ricanement qui le contredit. La vérité, c’est que c’est facile de se moquer d’Apache. Mais la vérité, c’est que c’est pas parce que facile que ce n’est pas bon.
De toute façon, les rôles seraient échangés, le punk ne se gênerait pas pour en faire autant, et il a suffisamment d’humour pour ne pas prendre les taquineries personnellement.

« Avant de pouvoir se foutre de sa gueule faudrait qu’on arrive à monter ce truc déjà, lui fait remarquer Freckles.
— A quatre bras, j’espère bien ! »

S’en suit un travail répétitif mais néanmoins minutieux où les deux ados échangent tout juste quelques mots. Trop concentré à ne pas se faire écraser un doigt, Just ne voit pas le temps passer. Il surveille du coin de l’œil les allers et venues du punk. Ce n’est pas que Just ne lui fasse pas confiance qu’il n’aimerait pas l’oublier. Dans sa tête, il a du mal à réprimer tous les scénarios catastrophes qui se jouent : Apache attaqué, Apache qui tombe dans une fosse, Apache et son bras en écharpe avec pour seule défense un petit lion qui ne chasse que les papillons.
Mais le punk pointe le bout de son nez toutes les 5 minutes tout au plus, du bois sous le bras et un putain d’air de conquérant.

« Tadaaa ! Ça le fait non ? »

Quand ils ont fini, Just n’est pas bien convaincu. Il repense à leur bonhomme de neige et il s’attend réellement à voir la tragédie se rejouer. Mais la tente ne s’écroule pas alors il est bien obligé de l’admettre :

« Ça le fait carrément.
— Trooop bien ! Bien joué les mecs ! C'est trop cool ! On a bien travaillé, pas vrai bébé ? »

Bébé s’en fout, visiblement.

Freckles la soulève à hauteur de visage pour la sermonner et Just réprime la surprise. Nuwala est encore jeune mais elle doit peser son poids. Mais il oublie parfois que le rouquin est livreur : soulever du poids c’est son quotidien.

La bête relâchée, Apache s’amuse avec. On dirait un gosse. Un vrai. Pas les petites machines à tuer que Peter Pan collectionne au Grand Arbre. Tandis qu’il défait son sac, Just les surveille, l’air songeur. Il n’émet aucun commentaire, il se demande juste si Apache a eu une enfance normale avant son arrivée. En tout cas, c’est trop tard pour commencer.

« Quelqu'un a pensé à prendre de quoi faire du feu ? demande le punk qui a reporté son attention sur ses tâches.
— J’ai. »

Le sentinelle sort un vieux briquet de poche qu’il lance à son ami. Il en a toujours un sur lui. D’abord parce que c’est toujours utile. Ensuite parce qu’il traine avec un fumeur qui n’a jamais de briquet sur lui.

« Faut que t’en ai un sur toi. Je serai pas toujours là pour te dépanner, tu sais. », il fait remarquer, sans laisser entrevoir une pointe d’amertume. « En plus, je fume pas. »

Bien vite, il reporte son attention sur son sac, probablement pour couper court à tout échange de nature trop sentimentale avec le punk. Ils sont ici pour profiter pas pour se lamenter sur leur sort. Il déplie un genre de nappe au sol pour un repas pique-nique et quelques ustensiles dont ils auront besoin.

« On a du temps devant nous avant la nuit. Vous voulez faire un premier essai avec elle ? », il demande à ses camarades en désignant Nuwala d’un signe de tête. « Pendant ce temps, je pourrais m’occuper du repas. »

Après tout c’est pour ça qu’ils sont là à la base, non ?

« Ça arrive que ça ai pas faim ces bêtes la ? »

Il a juste le temps de reposer Nuwala sur le sol qu’Apache l’entraine dans un nouveau jeu. C’est clair qu’il est plus focalisé sur elle que sur sa réponse, alors Freckles lui répond tout doucement.

« C’est pas encore arrivé. »

Nuwala passe sa vie à trainer autour de la cabane des chasseurs pour mendier un bout de viande, prétendant être en train de mourir de faim, peu importe combien elle a été nourrie avant. Une manie cependant préférable à celle qui consiste à essayer de bouffer le chat de Witch. Sous les yeux de Freckles, le jeu d’Apache se change subtilement en la construction d’un trou pour le feu, et il doit bien admettre qu’il trouve de bons moyens de se démerder sans ses mains.

« Quelqu'un a pensé à prendre de quoi faire du feu ? » lance le chasseur avant d’essayer d’empêcher Nuwala de détruire son début de tas de branches. « Hey, non, Nounou ! »
« J’ai. »

Just sort un briquet de sa poche avant même que Freckles aie le temps de réagir.

« Faut que t’en ai un sur toi. Je serai pas toujours là pour te dépanner, tu sais. En plus, je fume pas. »

Freckles, qui s’est approché du futur feu de camp pour attraper la lionne sous les pattes de nouveau, regarde distraitement le briquet effectuer un petit arc de cercle pour finir dans la main d’Apache. Et son regard passe de Just à Apache, d’Apache à Just, comme s’il lui manquait un truc, et il se rend pas compte tout de suite que Nuwala est en train d’essayer de lui mordre la main parce qu’il la tient mal. « Aïe oui c’est bon pardon », il marmonne avant de la relâcher de nouveau. Son envie de détruire le feu de camp semble heureusement passée.

« On a du temps devant nous avant la nuit. Vous voulez faire un premier essai avec elle ? Pendant ce temps, je pourrais m’occuper du repas. »

Par « un premier essai », il parle de la chasse. Parce que c’est pour ça qu’ils sont là. Enfin, c’est un des prétextes. Freckles offre un grand sourire à Just et un pouce en l’air en direction d’Apache.

« Yeees, c’est Just qui cuisine! »

Les quelques rares fois, pendant le Givre, qu’il a partagé un repas avec les perdus de l’Ossuaire, il a découvert que le sentinelle se démerdait super bien en cuisine. Mieux que les deux autres en tout cas. Il se tourne de nouveau vers Just :

« Tu peux te servir dans mon sac. J’ai ramené plein de trucs. » Du pain, des conserves, de la viande séchée, et un grand bocal en verre rempli de guimauves chipés dans les réserves de la Maison Souterraine. Avec un demi-sourire, il rajoute : « Et on ramène le prochain repas là. »

S’ils arrivent à chasser quelque chose. Et si Nuwala bouffe pas tout avant.
Et d’ailleurs, pendant qu’Apache ramasse ses affaires, Freckles s’accroupit auprès de sa petite protégée pour lui parler à voix basse :

« Okay, bébé, je sais que tu t’amuses bien avec Apache mais on se calme maintenant, d’acc ? Concentrés. »

Ce à quoi Nuwala lui répond par un de ses regards insondables, que Freckles choisit d’interpreter comme un assentiment.
Après un dernier au revoir à Just, les trois autres s’éloignent du camp, s’enfonçant plus profondément dans les bois.

« On chasse quoi ? », fait finalement Freckles après de longues minutes de marche en silence. « Des oiseaux ? Des écureuils ? »

Il se rend compte qu’il a vraiment zéro notion de chasse en fait.

« Lapins ! » lui répond Apache.

Freckles, qui était en train de regarder autour de lui à la recherche de signes de vie, d’animaux qui se seraient pas enfuis en les entendant, reporte son attention sur le chasseur qui explique :

« C'est pas trop gros. Pas trop maigre non plus. Yen a des tonnes dans le coin et ça la fera cavaler ! » Et puis, s’adressant à Freckles : « T'en pense quoi ? T'aime ça le lapin ? »
« Euh, ouais », il répond alors qu’à vrai dire il ne se penche jamais sur l’origine de la viande qu’il a dans son assiette.

Et puis Apache se tourne vers Nuwala, l’œil immédiatement plus brillant.

"Et toi t'aime ça ?"

Là, la réponse est toujours oui.
Apache dégaine ensuite son épée, et Freckles s’efforce de ne pas tressaillir ni changer d’expression, ce qui doit lui donner pendant une seconde un air un peu vide.

« Allez ! C'est parti ! Pour choper du lapin, rien de plus simple ! Faut d'abord... Du silence... »

Nuwala se prend au jeu immédiatement, marchant au ras du sol, déroulant ses pattes en deux mouvements à chaque pas, le museau dans les feuilles et les pupilles dilatées. Freckles, lui, la discrétion, c’est pas vraiment son truc, et il sait pas comment Apache fait pour ne vraiment faire aucun bruit quand il marche. Alors, pour pas foutre en l’air leur opération commando, il marche quelques pas derrière, sur la pointe des pieds.

« Et maintenant... »

Apache leur désigne un trou dans la terre du bout de son épée.

« ON FAIT UN MAX DE BRUIT !!!!!!! Et on DéBUSQUE ! »

Freckles a pas le temps de ni réagir ni comprendre ce qu’Apache fait alors qu’il se jette dans les buissons pour les agiter dans le plus de bruit possible. Il s’est toujours imaginé que la chasse c’était un truc de patience et de discrétion, un peu comme la pêche, un truc où on traque une bête pendant des heures avant de lui coller une flèche entre les yeux, ou alors avec des pièges, mais faut croire que non, pas du tout, et une forme blanche bondit hors du terrier et se met à courir, suivie presque immédiatement par la petite lionne.

« LA !!!! ALLEZ NUWALA FAUT LE CHOPER ! »
« VAS-Y NUWALA COURS ! »

Les deux garçons se mettent à tracer derrière les animaux à grands renforts d’encouragement et putain, se dit Freckles en regardant le lapin détaler, c’est à cette vitesse qu’Apache est censé courir tous les jours ?
Et puis comment on chope un truc aussi petit et rapide avec une épée ?

Nuwala, elle, a l'air vachement faite pour. Elle a vite laissé ses instincts prendre le dessus. Elle tient même bien le rythme, manquant de refermer la distance entre elle et sa proie, jusqu’à ce qu’elle se prenne la patte dans une racine et se vautre en beauté en soulevant un nuage de feuilles mortes.

« Oh merde ! »

Le temps que Freckles la rattrape, le lapin a déjà disparu derrière un buisson. Nuwala se relève bien vite, mais en le voyant s'approcher, lui adresse une expression un peu tragique, et fait mine de boiter vers lui.

« Oh arrête ton cirque t’as rien du tout. »

Il prend quand même sa patte dans sa main pour l'examiner, et son attitude de « j’en ai vu d’autres » s’en va aussi vite qu’elle est venue quand la petite lionne enfouit sa tête dans son sweat.

« Ohlala mais c’est pas grave, viens là ma puce », il dit en lui caressant la tête. « C’est pas grave, c’est la première fois, t’auras le prochain. »

Ou pas, pense-t-il, peut-être qu'elle est juste un peu nulle. Cette pensée s'accompagne d'une petite pointe de culpabilité, parce que c'est lui qui a repoussé cette leçon jusqu'au dernier moment.

Freckles ne savait pas qu’un lion pouvait avoir l’air mortifié, et encore moins Nuwala, qui n’est jamais désolée. Mais voilà, là tout de suite, c’est le cas. Et il a un peu envie de rire, mais il doit aussi admettre qu’il est très attendri. Une main à la peau sombre apparaît dans son champ de vision alors qu’Apache s’approche pour caresser la tête de Nuwala avec, lui aussi, une certaine tendresse.

« Mais oui ! Allez bébé ! On réessaye ! Il était gros celui la. Trop musculeux ! On va en trouver un mieux ! J'te l'promet ! »

La petite lionne s’écarte de Freckles pour faire comme si de rien était. Comme si elle voulait paraître cool et détachée devant Apache – et Freckles peut difficilement se foutre d’elle pour ça. Comme réglé au centième de seconde, un deuxième lapin apparaît à côté d’eux et se met à tracer. Avant que Freckles aie le temps de réagir et protester, Apache attrape Nuwala pour la jeter en direction de la bestiole.

« NUWALA ! GO ! »

Sans rater un battement, elle se met à courir à la seconde où ses pattes touchent le sol. Le chasseur la suit aussitôt, presque aussi rapide. Et Freckles, toujours agenouillé près du sol, a à peine le temps de se relever qu’ils ont déjà disparu à travers les arbres.
Le temps qu’il les rejoigne, Nuwala est allongée sur le sol, les crocs solidement plantés dans la gorge du lapin jaune et rose – un peu le genre de couleurs qu’il verrait bien Apache porter en manteau. La bouille de la lionne, la fourrure du lapin et l’herbe sont barbouillés de sang.

Est-ce que Freckles est soulagé qu’elle aie réussi ? Un peu.
Est-ce qu’il est déçu d’avoir manqué sa première mise à mort ?
Il se rapproche des deux chasseurs, croise le regard vide du lapin mort en train de se faire bouffer, et décide que pas tellement – s'il a déjà imaginé sa vie dans un autre groupe au Grand Arbre, chasseur fait rarement partie de ses rêves.
Il a quand même un immense sourire alors qu’il s’agenouille de nouveau auprès de sa protégée.

« Yeaaah ! Championne du monde ! »

Alors qu’il soulève Nuwala dans ses bras, il entend le bruit sinistre des os qui craquent sous ses mâchoires, embarquant avec eux le cadavre du lapin qu’elle refuse de lâcher.

« Ouais celui-là je suis pas sûr que Just pourra en faire quoi que ce soit », fait remarquer Freckles avec un petit air navré.

Mais il ne peut pas empêcher un grand sourire de flotter sur ses lèvres ni ses yeux de briller quand il regarde Apache en coin, pour attendre son verdict.