― Je veux la voir !

Le petit prince, pousuivi par l’une de ses gouvernante, s’était planté devant le majordome qui gardait la Chambre de la Reine. Il le connaissait très bien, ce qui était assez rare pour être noté : Ciel avait l’habitude de voir une foule de petites gens ― dans les faits tout de même plus grands que lui ― s’affairer autour de lui, dans le vaste Palais Royal qui constituait sa maison autant que sa prison. Il n'avait ni le temps ni la capacité de retenir les individualités qui se dissimulaient sous les costumes et les affectations. Mais celui-ci, une grande fée aux traits lisses et pointus, à la chevelure bleu sombre, il le connaissait. Il se nommait Smalt. Il gardait régulièrement les appartements de Mab.

―Je suis désolé mon prince, la Reine n’est pas en état de vous recevoir.

Le Lorialet fronça les sourcils, et ses joues diaphanes se colorèrent d’une légère teinte rosée. Il ne comprenait pas, et ce qu’il ne comprenait pas était vécu par le jeune prince comme une injustice.

― Vous dites n’importe quoi. répliqua-t-il.

Son ton était sans équivoque, de même que sa conviction. Comment Mab pouvait-elle « ne pas être en état » ?? C’était lui le malade. C’était lui le fragile, le frêle, le faible. C’était lui qui n’était jamais, jamais en état. Mab était l’Étincelante. Son éclat ne pouvait faiblir, son pouvoir s’amoindrir. C’était contre sa nature, contre la nature même des choses, et encore plus contre toutes les certitudes solides qui peuplaient le cœur de Ciel.
Comme le majordome ne répondait pas et n’esquissait pas le moindre début de mouvement, Ciel tenta de forcer le passage. Aussitôt, la main gantée du majordome se posa à la fois délicatement et fermement sur son épaule. Ciel lui adressa un regard empli d’un ébahissement courroucé. Il ne comprenait pas qu’on lui interdise l’accès à la chambre de Mab. Cela ne s’était jamais produit. Et sa perpétuelle quarantaine, renforcée par le Givre, ne permettait pas qu’il comprît le caractère exceptionnel de la situation, et encore moins sa gravité.

― Je me dois d’insister.

A présent, le petit prince sentait germer en lui une angoisse sourde et diffuse, accélérée par sa confusion.

― Mais...

Il adressa un regard aux gardes et à la gouvernante, à toutes les personnes qui l’entouraient. Leurs ailes et leurs regards étaient bas, gênés, parfois même... Non, pas de la peine quand même, pourquoi y avait-il cette pointe de peine dans leurs ailes et leurs regards ?
Ciel redressa de nouveau les yeux vers le majordome. Il remarqua comme ses mâchoires étaient contractées, comme son corps était tendu. Quelque chose n’allait pas. Ciel connaissait trop bien cette atmosphère de non-dit, de secret, de gravité. Il avait été élevé là-dedans.

Il avait peur, à présent. Il avait peur pour Elle. Il avait peur pour Lui.

― Mère !! s’écria-t-il soudain. Mère, c’est moi ! C’est Ciel !!

Ouvrez-moi, Mère, ouvrez la porte, même si j’ai tellement peur de découvrir ce qui se trouve derrière.

Confortablement installée dans des draps d'orchidée délicatement parfumés, Son Altesse semble dormir tranquillement. Rien d'extraordinaire, si ce n'est la présence de deux fées guérisseuses qui s'agitent le plus silencieusement possible autour du lit.

Le Givre n'épargne personne. Pas même la Reine des Fées. Usant de toute son énergie pour contenir le Givre, voire même le chasser par endroits, tout en souffrant de l'absence de naissances féeriques et scellant des alliances avec certaines des créatures les plus puissantes de l'Île de Jamais, sans compter qu'il lui fallait toujours mener son peuple et prendre soin de lui... Il n'est pas si étonnant que les missions dans l'Ordinaire aient eu raison de l'endurance de l’Étincelante.

Et pourtant, personne ne s'y attendait. Parce que personne ne s'attend jamais à ce qu'un pilier s'effondre.

Heureusement, la panique supposée est très bien contenue par le Bras Droit de la Reine et le Haut-Conseil, qui continuent de diriger le peuple féerique sans laisser paraître la moindre anicroche. Aux yeux de la plupart des fées, la Reine Mab a simplement besoin d'un peu de repos : quoi de plus normal après une nouvelle prouesse ?

Le Palais Royal est cependant en ébullition, car chaque fée employée entre ses portes le sait : la Reine est tombée et ne s'est pas réveillée pendant plusieurs jours. Le Sieur Obéron, plus inquiet que toute la Cour réunie, est resté à son chevet. Et puis, elle a fini par se réveiller. Brièvement tout d'abord, puis de plus en plus longuement. Après l'Île, son Cœur et ses Esprits, c'était au tour de la Reine de sortir de son hibernation forcée.

La seule personne dans tout le Palais à ne sembler au courant de rien est pourtant l'un des plus proches de Sa Majesté : le Prince Ciel, son fils adoptif. Personne n'a voulu l'inquiéter, y compris Son Altesse elle-même.

Et pourtant.

Un frémissement de trop, et les paupières de la Reine papillonnent. L'éveil est devenu plus court que le sommeil, ce qui paraît très étrange à la principale intéressée, qui a pour habitude de se lever bien avant le chant du coq. Elle fait mine de se redresser et aussitôt les deux guérisseuses accourent à son chevet pour lui prêter assistance.

"Votre Altesse, tout va bien ?
-Comment vous sentez-vous, aujourd'hui ?
-Avez-vous besoin de quoi que ce soit ?"

Pleines de bonne volonté, presque trop. Le dos enfin posé contre les oreillers, Mab secoue doucement la tête, dans un sens pour la première question, dans l'autre pour la dernière et s'apprête à répondre à celle du milieu quand un cri de l'autre côté de la porte la coupe dans son élan. Une voix qu'elle connaît bien, dont les intonations lui pincent aussitôt le cœur.

"Mère !! Mère, c’est moi ! C’est Ciel !!"

Il n'a pas besoin de le préciser. Elle reconnaîtrait cette voix parmi mille autres. Tout comme elle en perçoit les inflexions, elle sait ce qu'il attend. Elle aurait préféré ne pas l'inquiéter ainsi. Pauvre enfant.

"Majesté", commence la fée à sa droite, probablement plus perceptive que l'autre, "je ne pense pas que ce soit une bonne idée de...
-Laissez-le entrer.
-Mais...
-Cela ne sert plus à rien de le lui cacher, à présent. Faites-le entrer. Et laissez nous."

La voix de la Reine est lasse, tintée de fatigue, mais ses ordres restent irrévocables. Avec un hochement de tête pincé pour l'une et inquiet pour l'autre, les deux fées s'inclinent en une rapide révérence et s'avancent vers la porte des appartements, tombant nez à dos avec un majordome qui semble hésiter sur la conduite à tenir.

Mab, elle, se redresse légèrement sur son lit et tente de faire preuve d'un maximum d'énergie, mais elle sait bien que le subterfuge ne durera pas longtemps.

"Smalt, laissez entrer le Prince, je vous prie. Et veillez à ce qu'on ne nous dérange pas."

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le majordome s'écarte de l'entrée dans un "A vos ordres, Votre Majesté" que cette dernière entend à peine, le regard rivé sur son enfant. Elle lui adresse un sourire doux, au travers duquel il est impossible de ne pas noter la fatigue. Il en est de même pour son éclat, bien moins étincelant qu'à l'accoutumée.

"Bonjour, Ciel."