Certainement qu’il serait moins compliqué de prendre congé—pour Rain de laisser l’Oubli englober cette conversation et de tout abandonner. Est-ce que ça la ferait se sentir mieux, de planter Jack là ? Elle en doute. Le mal est fait, et merde ça sonne vraiment pathétique. Elle fixe la main tendue un moment, ses doigts continuant le tapotement discret qui est bien tout ce qui la retient de repartir en crise.

« Raccompagne moi, ça sera bien. » Une conversation sur le chemin, ça pourrait être suffisant. Ignorant la bière qui colle maintenant au plancher, elle se redresse. Seule, en prenant appui contre le comptoir jusqu’à tenir sur ses jambes.

C’est une marque de confiance aussi, non? De laisser Jack marcher à ses côtés—peu d’hommes auraient cette chance. Pas sûr qu’elle le laisse entrer chez elle, pas que ça paraisse si important. Rien n’empêche de savourer un thé ensemble devant la demeure. Encore faudrait-il que Rain possède la capacité de ne pas tout foutre en l’air une seconde fois. « Je n’arrive plus à me rappeler si tu as déjà vu là où je vis. »

C’est le cas. Une unique fois, il est venu la chercher devant son ancienne boutique pour une aventure qui ne s’est pas plus mal terminée qu’une autre.

Elle a juste souhaité le voir mort, pendant un moment, l’espace d’un baiser débordant de haine.

Rain prend une inspiration, tirant la langue à un public dont elle n’a que faire. Ces abrutis se trouveront bien un meilleur spectacle à observer, une fois qu’ils seront dehors. Jack, donc. Jack a qui elle vient, encore, de foutre une trouille monstrueuse—est-ce qu’elle est supposée lui demander si ça va ?

« Parle-moi plutôt de toi, je fais un piètre sujet de discussion. Tu as mentionné Zyrrha, sans t’arrêter sur—ton ressenti actuel. » Ou peut-être qu'elle n'a tout simplement pas écouté.

L’air qui glisse contre ses membres est salvateur ; ça vide son esprit en un coup discret et efficace. Et puis, la la marche ne sera pas bien longue, tant que ses jambes ne lui font pas le coup d’abandonner mi-parcours. C’est moins courant qu’avant, ces derniers temps. Continuant de tapoter ses doigts les uns contre les autres, Rain suit Jack.

« J’ai redécoré, le bordel du rez-de-chaussée n’est plus. J’ai tout donné du bric-à-brac. » Il doit rester quelques machins, une horloge qui ne fonctionne pas sur l’île, une poignée de livres trop ravagés pour servir à quoique ce soit, un coffre de babioles diverses.

Déjà Jack déborde d’optimisme. Un trait que Rain ne partage pas, sans pour autant vouloir transiger sur le sujet ; si le blond est persuadé que Zyrrha se réveillera, ce n’est pas à elle de juger de la véracité d’un tel propos.

Elle peine à comprendre ce qu’il attend en guise de réponse, jusqu’à la question. Quoique non, même là, l’Impardonnable a un doute qui se répand en elle tandis qu’elle boutonne sa chemise avec une lenteur emprunte de fatigue. C’est qu’il fait un brin plus frais qu’à l’intérieur.

« Pourquoi pas. J’amènerai un livre—peut-être que lui faire la lecture l’occupera. » Ce n’est pas que Rain ne souhaite pas narrer ses journées à Zyrrha, quoique si en fait. Le problème se situe directement dans des paroles en lesquelles Rain n’a pas la moindre confiance. « Est-ce qu’il y a—quelque chose qui t’aiderait ? Que je puisse faire, bien sûr. Les devinettes émotionnelles, tu sais que ce n’est pas mon fort, et je préfère que tu me dises si jamais je peux te soutenir en plus des visites. »

Des moments positifs, hein.
Pas exactement ce pour quoi Rain est faite. Rien que ce soir, elle n’a pas été en mesure de se retenir, de contenir le venin qui continue de couler dans ses veines, les laissant brûlantes et inconfortables. Elle se force, pour hocher la tête, abandonnant les boutons du haut pour se concentrer sur ceux du milieu. Pas besoin de fermer entièrement sa chemise, après tout.

« On peut effectuer quelques tentatives, et voir où ça nous mène, » c’est pas le pire truc qu’elle aurait pu dire. Le fragrant manque d’enthousiasme s’attribue facilement à la fatigue qui pèse dans ses mots, et aux lunettes qu’elle retire pour les ranger dans leur étui, se frottant des paupières peintes avec une lenteur pleine de maladresse.

L’avantage, c’est que ça lui donne un moment pour digérer l’énormité que Jack vient de lui sortir le plus simplement du monde. Donner son avis ? Sur—le potentiel romantique d’une personne ? Elle ? Elle a dû mal comprendre la phrase, encore.

Urg, ses doigts sont couverts de poudre maintenant.
Son premier instinct est de passer sa langue sur sa peau, et ce réflexe est arrêté uniquement grâce au chapitre sur les bactéries de son encyclopédie médicale. « Jack, » Rain commence, interrompant sa phrase pour l’inspecter au peigne fin. La phrase, pas Jack.

« Jack, » elle reprend, ignorant la répétition, « mon cercle de gens proches se compose environ de quatre personnes, dont toi, Segrave, mon frère, et quelqu’un qui n’est même pas au Port. » Elle évite de compter Moriko et Kei dans cette liste—disons que s’il y avait des catégories, ils seraient la case en-dessous.

« Je suis une abomination en ce qui concerne les relations—au point que si quelqu’un devient proche de moi, mon frangin refuse de faire confiance à cette personne parce qu’il sait que j’attire les connards, que c’est dans ma nature de chercher le pire. »

Frottant ses mains contre sa chemise, elle redresse son regard vers Jack, une expression emprunte de fatigue sur ses traits. « Honnêtement, j’aurais peur de faire du mal à Zyrrha en t’aidant sur ce point. Ma compréhension de l’être humain est inexistante, tout comme j’ignore ce qu’est un partenaire normal. Pas que je le sois moi-même, mais bon.»

Typique de Jack de monter sur ses grands chevaux en une défense pleine de bonne volonté quoique parfaitement inutile.

Elle s’amuse de la réponse qu’elle doit se retenir d’offrir, que sa première réaction soit de voler au secours de son frère, d’excuser ses paroles au profit de leur co-dépendance qui paraît tout justifier. C’est d’autant plus comique que Rain est la première à le démonter moralement dès qu’il la fait chier—faut juste pas que quelqu’un d’autre s’en charge, c’est là leur limite invisible.

« J’ai plus confiance en lui qu’en moi-même, pour ces choses là, et s’il exagère, ou que j’ai tort, ça n’a pas beaucoup d’importance à mes yeux. »

Il y a un léger avertissement derrière tout ça, un que Jack ne remarquera pas le connaissant.
Si elle pouvait avoir la même indulgence pour tous ses proches, au lieu de la limiter à Kaze, peut-être que ses relations partiraient moins en vrille.

« Tu es un éternel optimiste, mon cher Jack. » L’Impardonnable se fend d’un sourire qui n’est ni cruel ni sympathique—uniquement une sorte de lassitude qui pèse contre sa mâchoire. « Je préfère croire en la fatalité, ça me permet de garder les pieds ancrés sur la terre ferme, de ne pas m’égarer. Bien sûr, pour Zyrrha, pour ton propre cœur, tu peux continuer à croire l’inverse.

Quels amis serions-nous, si on ne savait pas faire de concessions de temps en temps. »

Le plus beau, c’est que Rain parvienne à dire ça sans exploser de rire ; leur amitié est une catastrophe qui ne cesse d’empirer et de se réparer en une éternelle scène qui se répète jour après jour.

Et, dans le fond, c'est une des meilleures que Rain n'a jamais eu.