L’après Givre est bien amer ; trop de visages disparus, et d’autres qui se sont rajoutés à la masse qui vit au Port. Les ami.e.s qui se sont volatilisé.e.s car elle n'était pas capable de sauver et de penser à elleux. Rain a perdu ses repères à une vitesse telle qu’elle peine à se rappeler de ce qu’elle voulait faire en premier lieu. Aider oui, mais qui, et pourquoi ? Son frère qui est revenu, qui s’en sort très bien outre le matin où il faut lui dire de se lever plus de cinq fois. Elle pourrait dire que c’était pour elle-même, qu’elle avait besoin d’un soupçon de quelque chose de bien pour compenser une vie entière ruinée en étant un monstre. Sauf qu’être apprentie médecin, ça l’occupe, sans pour autant guérir ce qui pose problème.

Elle a dévoré son ouvrage médical, parcouru toutes les pathologies mentales jusqu’à en avoir mal aux yeux. Sa conclusion est que tout n’est pas soignable, qu’il y a des défauts, des explosions qui resteront toujours qu’importe ses efforts, qu’écraser des plantes dans son thé ne pourra que limiter ce dérèglement perpétuel.

Rain a décidé que c’était viable, pour l’instant.

Pour la première fois depuis le feu qui a englouti un appartement entier, elle a envie de vivre, d'être plus qu'un problème. Sa présence à la taverne en cette belle soirée n’en est qu’un témoignage teinté de maladresse. C’est un brin bruyant, et certain.e.s pirates sont déjà plus qu’éméché.e.s. Elle pas vraiment, elle prend le temps de savourer sa chope agrémentée de zeste de citron. L’alcool seul, ça n’a pas vraiment bon goût, honnêtement. Assise sur un tabouret de bar, dos contre ce dernier, sur lequel elle a croisé ses jambes de façon à avoir une cheville sur le genou opposé, Rain observe la joyeuse scène.

Du petit groupe qui s’engueule à une table, cartes étalées entre elleux, à la personne visiblement ivre qui vient de piquer son meilleur sprint pour aller vomir dehors. Hm, elle se souvient quand elle a fait la même sur les chaussures du Second. Good times.

Sa chemise est ouverte sur une sorte de crop top qu’elle a improvisé en coupant un débardeur, et une jupe qu’elle porte avec un grand plaisir ; c’est le changement dans son corps, sur les traits de son visage, qui la rend la plus heureuse. Dire qu’il lui a fallu si longtemps pour qu’elle réalise que ça aussi, elle en avait besoin. Sirotant quelques gorgées, elle ne ressent pas spécialement le besoin d’entamer une conversation pour l’instant. Le tabouret à ses côtés est vide et elle profite simplement de l’ambiance.

Il est fort peu probable que Rain soit capable d’entretenir une conversation sans que cette dernière ne parte en vrille ; elle note les progrès sans pour autant refuser d’admettre qu’elle reste un énorme problème pour les gens qui l’entourent. C’est moins amusant, d’être la personne pour qui on doit toujours lâcher un énorme soupir en secouant la tête, qu’auparavant. Ainsi, lorsque le tabouret à côté du sien se retrouve orné d’un popotin bien connu, elle considère la possibilité de sauter derrière le bar et de disparaître.

Il lui arrive de souhaiter être plus douce, plus féminine, mais elle apprécie bien plus d’avoir l’air de vouloir causer des emmerdes en permanence.

Jack—Jack ça fait une blinde qu’elle ne l’a pas croisé. Rain est au courant qu’ils ont vécu au Ranch en même temps, c’est juste qu’à force de bosser les nuits pour aider Earl et de pas quitter sa chambre en journée, elle s’est retrouvée dans la panade au niveau de ses potes. Enfin potes, lui et Zyrrha quoi. Rain ne collectionne pas spécialement les ami.e.s. Les exs mort.e.s par contre, y’a pas de souci.

Voulant couper court à la gêne qui va forcément arriver, elle s’apprête à lâcher la première absurdité venue. Uniquement pour être arrêtée nette dans son élan.

« Bonsoir mademoiselle. Qu'est-ce donc qui amène une telle beauté dans un lieu si agité ? »

L’Impardonnable pourrait être flattée—surtout qu’elle n’a encore rien dit à Jack au sujet du bordel le plus récent—quoique ça reste un brin lourd quand même. Où est donc Zyrrha pour transformer de la drague de bas étage en un truc correct ? Rain la cherche du regard, engloutissant plusieurs gorgées d’alcool pour trouver le courage de mettre Jack au courant des dernières nouvelles.

C’est La Courgette Locale, pur produit bio élevé sans pesticides, il ne le prendra pas mal.

« Quel charmeur. On recycle les vieilles lignes, Jack— » Elle se coupe elle-même dans un éclat de rire bien trop fort et bref, devant poser sa chope entre ses jambes pour se pencher en avant, ses épaules qui se secouent en une émotion incompréhensible. C’est du stress, probablement. « Ravie de savoir que tu me trouves belle. Même si je t’en aurais voulu dans le cas contraire. »

Se calmer lui prend un petit moment, mains qui glissent sur ses genoux avant qu’elle ne redresse la tête, langue tirée et plein de malice dans le regard.

« Félicitations tu as réalisé que j’étais une femme avant même que je ne puisse te le dire ! » D’une main, elle lève ses lunettes, les plaçant sur sa tête. « Et comme ça, c’est mieux ? »

Est-ce que les courgettes ont le pouvoir de flotter ? Celle-là rame de tout son cœur, au moins. Si Rain était meilleure, elle lui tendrait une main pour le tirer loin de pensées un brin trop complexes. Il y a un certain amusement, face à la situation, au fait que tant que Jack peine, il n’est pas en mesure de poser une quelconque question.

Rain mentirait, en prétendant ne pas être terrifiée, bercée par des remarques qu’elle a déjà entendu au Port, sur les gens comme elles, qui prétendent et qui masquent leur apparence pour cacher une soit-disant vérité. Si elle n’avait pas gagné deux ans, son corps aurait-il changé graduellement par lui-même, tendant de combler les creux avec une quelconque once d’espoir ? Difficile à dire.

« J'avais jamais réalisé de te voir ! »

Quelle phrase ! Dénuée de sens, qui arrache à Rain un second éclat d’un rire au bord de l’hystérie. Incapable de produire mieux, elle agite ses mains, cognant ses lunettes au passage. L’Impardonnable a tout juste le temps de les rattraper tandis qu’elles glissent en arrière. Voilà, sur son nez c’est mieux.

« Oh, crois-moi, je n’avais pas réalisé non plus, si c’est là ce que tu voulais dire. Il n’y avait ni mensonge ni ruse, dans ce que j’étais. »

Elle se redresse, son dos qui frôle le bar derrière elle. L’espace d’un instant, tandis que son regard balaye la salle pour éviter d’affronter, quelque chose de fragile danse sur ses traits. Toujours la même crainte, celle du rejet—ce n’est pas grave, si on l’insulte, si elle doit se battre, du moment que ce n’est pas avec Jack.

« Je vais te laisser un moment pour que ton cerveau retrouve ses marques, » elle lève sa chope, pressant le métal contre ses lèvres, « ne m’en veux pas, je ne crois pas que je pourrais y survivre, s’il te plaît. »

Pendant que le cerveau de Jack patauge en une brasse maladroite, Rain se dit qu’elle aurait le temps de terminer sa chope et d’en commander une seconde. A quoi bon se rendre malade en consommant plus que ce que son corps peut endurer ? C’est que guérir est un processus incroyablement lent, qu’elle est prise d’arrêts brutaux en plein milieu de la voie, incapable de savoir ce qui la bloque.

D’une main, elle tapote un rythme incertain qui ne suit en rien celui des musiciens, contre un genou. Perdre des ami.e.s n’a rien de nouveau, Rain ne réalise que trop bien que l’unique amour qu’elle peut apporter est emprunt de manipulation et de tout ce qui ne va pas chez elle. Les uniques personnes avec qui elle est capable de s’entendre sont généralement celleux qui ne sont pas très fréquentables. Outre Jack, Zyrrha et—pas grand monde de plus.

« Est-ce que ça va ? »

C’est tout ? Une réponse bancale qui ne répond en rien à ce qu’elle a demandé—c’est Jack, qui pardonne et qui aime là où Rain ne peut que réfléchir au pire et vouloir repousser l’univers entier. Ce n’est pas juste, qu’il puisse poser une telle question avec son air d’animal de compagnie abandonné sous la pluie.

L’Impardonnable connaît la bonne réponse, le ‘oui, bien sûr’ accompagné d’un sourire un brin moqueur.
Qui a décidé de ces règles sociales dénuées de sens, de ce poids que chacun.e doit porter pour ne pas étouffer les autres avec ?

« Non, » Tête penchée en arrière, elle descend quelques gorgées jusqu’à ce que sa gorge manque de place. Pendant un instant, elle fixe le plafond pour éviter Jack. « Je n’ai jamais été bien. »

Pas de quoi s’émouvoir, pour Rain. Elle ne s’imagine ni vivre longtemps, et encore moins parvenir à trouver les morceaux de son cœur. Avec un long soupir, elle tourne la tête, la baissant un peu pour ne pas se casser la nuque, pour lancer un regard las vers son ami.

« Je ne peux pas échapper aux erreurs commises à quatorze ans, et toute ma vie je vais devoir vivre avec ça—je croyais qu’on pouvait tout oublier. Ou peut-être, plus simplement, gommer les drames et rédiger par-dessus. » Elle cligne les yeux, chassant des larmes emplies de traîtrise. « J’ai déjà voulu que tu meurs, Jack, avec les singes, tu te rappelles ? Mes émotions sont une pluie sans fin, qui compte bien noyer tout être vivant sur sa route, tout est négatif et horrible. Je suis horrible. Et ne va pas me dire ‘non, tu es fantastique’, je ne veux pas de mensonges. Tu peux m’apprécier, même si ça n’a pas de sens, tout en acceptant que je ne suis pas une bonne personne et qu’il y a des événements, des crimes, qui restent impardonnables malgré les efforts pour faire mieux. »

C’est une réalité malsaine, au fond, sa situation. Quelque chose que Rain doit accepter pour avancer, faire le deuil d’elle-même, de tout ce qu’elle a gâché.

« Le pire, au-delà de tout ce que je suis, c’est que ça—» Elle trace son visage d’une main, la forme de sa mâchoire, chope de nouveau posée entre ses jambes, « si je l’avais réalisé, j’aurais pu être moins cruelle ; il y a quelque chose d’abominable dans le fait de ne pas se connaître, dans l’amour qu’on quémande aux pires personnes. »

Rain doit se faire violence pour ne pas enfouir ses ongles dans sa peau, pour ne pas retirer des couches jusqu’à toucher un squelette bien effrité. « La ligne invisible entre l’abject et l’erreur, je n’ai jamais été capable de la voir. »

L’unique raison pour laquelle elle ravale ses larmes, c’est pour ne pas être la victime, pour ne pas peindre des excuses sur un visage imparfait. « Je suis désolée, je suis tellement désolée... »

« Tu ne veux pas que je te mente donc OK, je ne vais pas te dire que je comprends tout ça. Mais... je ne t'en veux pas. Tu n'as pas besoin d'être désolée avec moi. Et oui j'ai bien entendu que tu as dit que tu voulais que je meure avec les singes mais... tu n'as rien fait. C'est quand même pas pareil. »

Où s’arrête le crime ? Ou plutôt, à quel moment est-ce qu’une pensée peut compter comme un cauchemar ? Rain a quelques pistes, à force de subir des phrases intrusives dans sa tête en permanence depuis bien trop longtemps. Elle ne parvient pas à se rappeler d’un avant, d’une période où elle aurait pu être heureuse. Un son lui échappe, entre l’éclat de rire et le sanglot—le besoin de se grimper sur le bar et de hurler à Jack qu’elle regrette ça aussi, que s’il était mort avec les autres, alors Rain n’aurait pas à s’excuser.

Elle ne bouge pas, outre pour ses mains qui glissent contre sa gorge, traçant son choker, pour galérer à le détacher pendant que Jack continue.

« Et... tu peux pas changer ton passé, mais je suis sûr que tu peux construire quelque chose par-dessus. Quelque chose qui te convienne, qui soit plus... plus toi. Je veux dire, qu'on prenne un sol fertilisé avec amour ou un mur en pierre, il y a toujours une plante ou mille qui trouvent le moyen de pousser ! Alors je pense que toi aussi tu peux pousser, quel que soit l'état de ton sol... »

Les cadavres, ça ne doit pas être un mauvais engrais, juste un sur lequel on peut s’interroger de la provenance. Une fois son choker viré de sa gorge, Rain respire un peu mieux, qu’importe la cicatrice qui pulse contre sa peau. Elle enroule le tissu noir autour de son poing gauche—et si elle le frappait, en plein dans la mâchoire, est-ce qu’il finirait par abandonner ?

En quoi c’est si important, de virer Jack ?

« Mais ça pourra aller mieux. Et je veux t'aider, si tu veux bien. »

Trop bon, plein de sentiments purs, accompagnés de quelques vagues pensées qui font sens—elle est vouée à le ruiner, à lui faire subir le même sort qu’au reste. Malgré tout, Jack s’accroche, avec sa main que Rain n’a même pas repoussée, malgré le frisson que le contact a provoqué tout le long de sa colonne vertébrale.

(Plus jamais.)

« Ta naïveté étincelante m’aveugle, tu le sais ça ? » L’Impardonnable attrape le col de Jack d’une main, sans violence, uniquement avec un soupçon de désespoir, le besoin de s’assurer que ce n’est pas lui qui va partir en courant à la première phrase.

« Elle m’encourage à vivre, aussi. » Que Rain ajoute à mi-voix, tirant Jack un peu plus près, jusqu’à pouvoir poser son front contre son épaule. Ce n’est pas grave s’il la repousse—personne ne doit vouloir être touché par quelqu’un d’aussi ravagé qu’elle.

« Et si mon moi réel était pire que ce que je suis déjà ? Peut-être que je m’excuse uniquement pour obtenir ta pitié et mieux te blesser ensuite. Il y a une possibilité que j’aie invité mon frère à vivre avec moi uniquement pour mieux le manipuler pour ne pas finir seule—tu vois, je suis toujours malsaine, quoi que je fasse mon esprit ne me laisse aucun répit. »

Rain se permet un ricanement médiocre, épuisée à peine la conversation commencée. « Je n’ai pas besoin que tu me sauves, ou que tu me plantes dans ton jardin fantasque. Juste—ne me laisse pas tomber. Même si tu devrais. »

Jack finira par l’abandonner—c’est plus une question de quand que pourquoi. Néanmoins, cette façon qu’il a de s’accrocher, cette acceptation si vive qui gronde comme un orage une nuit d’Été, Rain a envie d’y croire. Juste pour un moment, pour remplir le vide qui se répand de nouveau dans son corps en quelque chose de glacé et d’insoutenable.

« Hors de question que je te laisse tomber ! Tu es mon amie ! » Quelle véhémence. A-t-il seulement écouter ce qu’elle disait plus tôt, cette horreur stagnante entre eux que Jack semble en mesure de balayer du revers d’une main. Un peu d’une façon similaire à la paume contre son épaule.

Et, si Rain abhorre les contacts, là elle veut bien le tolérer. Après tout, la majorité des gens auraient préféré l’envoyer valser en arrière—elle expire aussi lentement que possible, à défaut de se détendre totalement.

« Rain... Je suis content que tu sois là... »

Qu’est-ce qu’ils peuvent être dramatiques, parfois. Ou bien c’est à sens unique, une illusion qu’elle pense mutuelle. Sans rien répondre pendant un moment, elle défait sa poigne sur le col de Jack, laissant sa main retomber. Que faire de ce corps qu’elle connaît à peine, comment le comprendre et lui éviter de se briser une énième fois ?

‘Pour quelqu’un qui a souhaité mourir aussi loin qu’elle puisse remonter, je suis difficile à tuer’ que Rain pourrait ajouter. Est-ce la peine de rajouter ce poids sur les épaules de Jack ? Probablement que non.

A la place, l’Impardonnable enfonce un peu plus son front contre l’épaule malmenée.

« Sache que tu es le seul homme, outre mon frère, qui peut me toucher sans que je ne rêve ne lui casser les doigts un par un. Je présume que l’amitié fonctionne ainsi, qu’on devient content.e de voir l’autre, qu’il y a un semblant de réconfort, » un sourire maladroit, que Jack ne peut pas voir, tire sur ses lèvres, « d’ailleurs, où est Zyrrha ? Son absence se fait ressentir sur tes répliques de drague, je le crains. »

Pas très subtil le Jack, quoique c’est ce qui doit faire son charme.

Rain devrait le voir venir ; les doigts qui s’agrippent à sa veste, le silence pesant avant la réponse. Il n’en est rien, et les mots lui font l’effet d’une droite en plein visage (ou d’un couteau traçant une croix dans un coin de sa joue, c’est pareil).

« Elle s'est pas réveillée. Elle dort toujours. »

Le pire, c’est qu’elle ne peut pas hurler, pas le secouer en lui demandant ‘pourquoi tu ne me l’as pas dit avant’—ça c’est pour les gens qui prennent soin de leurs ami.e.s, qui ne les abandonnent pas pendant un Hiver entier. Pourtant, sous sa cage thoracique, une rage implacable se répand sans prévenir ; ses émotions sont si brutales, intolérables et enfantines, elle a l’impression de perdre le contrôle avant même d’ouvrir la bouche pour répondre.

Ignorant la poigne sur sa veste, l’Impardonnable redresse la tête, posant un regard empli d’un truc si sourd qu’elle n’entend plus rien de ce qui les entoure.

Si c’était Kaze—il faut bien commencer quelque part, chercher à comprendre malgré une empathie qui ne lui vient pas naturellement. Si c’était Kaze, elle voudrait le tuer pour lui infliger une telle souffrance, le secouer jusqu’à ce que sa nuque émette un craquement irréversible. Une moue concentrée durcit ses traits, les mains qui se lèvent, qui s’accrochent dans sa propre chevelure, au milieu des mèches fraîchement teintes.

(Elle n’aime pas vraiment avoir les cheveux longs, c’est juste nécessaire, pour qu’on la voit comme une femme, elle ne peut pas se permettre de faire autrement.)

Si c’était Kaze, Rain reprend, se retenant se s’arracher de longues mèches, elle voudrait qu’on l’aide à trouver une solution, qu’on répare son erreur. Bien sûr, ça serait de sa faute—la jeune pirate pleurera sur son hypothétique sort plus tard. Jack, d’abord. Jack doit être triste, ou tout du moins ressentir une forme de solitude, une absence quelconque.

L’odeur du petit-déjeuner, des fringues qui traînent n’importe tout, une main contre son épaule la poussant parce qu’elle lui a marché sur le pied—c’est ce qui lui vient en premier, si elle pense à Kaze. Jack doit posséder des souvenirs similaires, des points d’ancrage.

Elle se retient, langue mordue jusqu’au sang, doigts qui se tordent—Rain ne veut pas hurler sur Jack, pas perdre toute conscience d’elle-même en pleine conversation.

(Si hurler ‘c’est de ta faute’ dans le visage de quelqu’un pouvait résoudre quoi que ce soit, elle n’aurait pas brisé autant de miroirs depuis son arrivée au Port.)

« Qu’est-ce que tu attends de moi ? » Rain fixe Jack, ou plutôt un point derrière ce dernier, « Une conversation sur ce que tu as—ce qui s’est passé ? Tes émotions, ce que tu ressens ? Il y a tellement d’émotions, aucune ne fait sens à cet instant. »

Un rire dénué de joie, ricanement malsain, lui échappe.

« Une étreinte pourquoi pas, si tu en éprouves la nécessité. S’il arrivait quelque chose à mon frère—j’ai tenté d’imaginer ce que tu dois traverser. » Et tout serait plus simple si Rain était simplement en mesure d’éprouver de la compassion pour son amie endormie et l’autre rongé par son absence.

Ignorant comment le consoler, la jeune femme décroche une main de sa chevelure, tapotant maladroitement sur l’épaule de Jack, trois fois.

C’est mieux que de le frapper, malgré l’envie profonde qui la ronge.

Un par un, Rain décroche ses doigts de sa chevelure, en des soubresauts gorgés de haine envers elle-même. L’effort qu’elle s’inflige pour ne pas déborder, pour ne pas foutre en l’air une amitié dont Jack prend soin plus qu’elle n’en sera jamais capable, est intense.

« – Elle ne s'est pas réveillée, même quand tout le monde s'est mis à aller mieux. J'ai trouvé Earl– il est venu la voir– elle... elle va bien. Sauf qu'elle dort. Earl a dit... qu'elle est en parfaite santé. Elle n'est pas malade, elle– c'est la magie de l'Île. »

Segrave ne lui en a même pas parlé—logique, Rain a omis de mentionner ses compagnons d’avant le Givre. Trop d’opportunités pour déraper, pour détruire ça aussi ; la fatigue qu’elle a lu sur son visage, vieil homme avec sa tasse de thé et ses souvenirs, elle aimerait ne pas l’infliger de nouveau. Fidèle à lui-même, ignorant ses déboires avec sa santé mentale, Jack continue bravement de réciter sa leçon avec maladresse.

« Ce n'est pas– ça doit être une malédiction. Il suffit que je contre le mauvais sort– que je trouve la bonne personne. On a tout le temps du monde ici donc elle a tout le temps du monde– je peux le faire. C'est impossible d'échouer, comme ça, non ? »

La bonne personne ? Pour quoi faire, l’embrasser et la ramener chez les vivants, tel un conte fantasque ? Un coma reste un coma, qu’importe comment on souhaite l’appeler. La magie qui émane du récit de son ami se heurte à l’esprit plus logique de Rain—la médecine a des limites, pourtant. Elle devrait le savoir, à s’être tenue devant le miroir avec un scalpel, lignes dessinées au crayon contre la racine de ses cheveux—si on pouvait s’ouvrir le crâne et tout réécrire, ça serait bien cruel, pour les personnes qu’on a fait souffrir.

« Je travaille auprès de Segrave, tu ne l’ignores pas, n’est-ce pas ? Que j’apprends la médecine. »

Rain se redresse sur son tabouret, lueur malsaine qui danse derrière ses lunettes, mains qui retombent, une qui attrape la chope pour la reposer sur le comptoir, articulant une commande à mi-voix pour l’employé. Un machin fort.

Ne pas hurler sur Jack, ne pas—l’Impardonnable tape ses chevilles contre le bois, inlassablement.

« Le Bayou est une piste correcte, un début. La sorcellerie y règne, pour le peu que j’en ai vu. »

C’était peut-être la femme qui a fait ça, Er ou Ez quelque chose, la terrifiante dont les mains laissent à Rain un tremblement incontrôlable de mains qu’elle ouvre et ferme sans parvenir à se raccrocher à quoi que ce soit.

« Dormir sans se réveiller, c’est ce qui a failli tuer mon frère ; un sommeil trop profond où on reste coincé se nomme un coma, tu le savais ? Tu ne m’as rien dit ?! Tu craignais que je blesse Zyrrha encore plus, c‘est ça ?! »

Non, non, non.
Dès l’instant où sa voix s’élève telle une lame, Rain retire ses lunettes, les abandonnant sur le comptoir, mains qui glissent contre son visage. Tais-toi, tu vas encore tout ruiner.

« Excuse-moi. Encore. »