Corneille est assis avec trois squaws à discuter de tout et de rien. Surtout de rien. Elles ont très bien compris son manège, qui ne se veut absolument pas discret : l'une d'entre elles a sur les genoux l'un des plus jeunes papooses de la tribu, et l'enfant est extrêmement intimidé, voire même effrayé, par Corneille. Probablement par sa coiffe, pour être précis, si on en croit la direction de ses coups d'œil anxieux. Corneille, par conséquent, essaie de lui montrer qu'il ne va pas le manger, et pour ça mieux vaut que le papoose puisse constater par lui-même que les autres n'ont pas peur de Corneille.

Les trois femmes collaborent bien volontiers, et si l'une d'elle a tendance à pouffer aux blagues de Corneille une autre le juge ouvertement, ce qui est à la fois sincère et exactement ce dont il a besoin en cet instant précis.

Puis un autre enfant, un peu plus vieux, vient rejoindre le petit groupe en traînant les pieds, une moue boudeuse sur le visage.

– Pinson, qu'est-ce qui ne va pas ? demande Alouette tandis que l'enfant se laisse tomber au sol dramatiquement à côté d'elle.
– C'est Cygne, elle est méchante, répond Pinson.
– Ah ? Qu'est-ce qu'elle a fait ? intervient Corneille.

Cygne est beaucoup de choses, mais méchante ? Non.

– Elle m'a interdit de jouer avec le boamster que j'ai trouvé ! s'indigne Pinson.
– Mais enfin, ça mord ! s'exclame Alouette.

Corneille se lève. Tant pis pour la mission confiance, cela sera pour un autre jour.

– C'est pas vrai, se plaint Pinson, il était tout doux !

Alouette jette un regard à Corneille puis se lance dans une leçon de zoologie basique pendant que Corneille s'éloigne dans la direction dont Pinson est venu. Il n'a pas grande difficulté à trouver Cygne Entêtée, non loin de la bordure du camp. Pas de boamster en vue, ce qui n'est pas surprenant : l'animal est curieux mais craintif et ne reste que rarement à proximité du village.

– Merci pour les doigts de Pinson, lance Corneille en guise de salutations en s'arrêtant à côté de Cygne, un sourire aux lèvres.

Ce n'est pas parce que Cygne est assez mûre pour comprendre que l'opinion d'un enfant aussi jeune est forcément biaisée que Corneille a envie de la laisser seule face à ça.

« C'est pour ça que personne ne veut jamais jouer avec toi, t'es méchante ! »

L'enfant s'en va avant que la papoose ne puisse répliquer. De toute façon, elle n'a pas l'intention de dire quoi que ce soit. Son regard de glace est rivé sur la silhouette de l'animal qui s'éloigne à une vitesse impressionnante pour un reptile à pattes, jusqu'à ce qu'il disparaisse dans un fourré. Bien. Au moins, le boamster ne risque pas de s'en prendre aux autres petits jouant un peu plus loin.

Ce n'est pas la première fois qu'on lui dit ce genre de choses. C'est pareil quand les petits montent dans les arbres sans faire attention aux oiselles protectrices de leurs nids, ou quand ils jouent un peu trop près d'un bisocéros qui n'aime pas les sons aigus.

Cygne s'y est fait. Elle se fiche de ce qu'ils disent. Elle sait qu'elle fait ce qu'il faut. Pour les petits, pour le Clan. Qu'ils lui donnent le mauvais rôle, ce n'est pas un problème.

Du moins, c'est ce dont elle essaie de se convaincre à chaque fois.

Les bras croisés sur son torse, la jeune fille détache enfin son regard bleu glacier du fourré. Tout danger semble être écarté. C'est quand elle s'apprête à retourner dans le village qu'elle voit une silhouette dans sa vision périphérique. Elle n'a pas besoin de l'entendre parler pour reconnaître Corneille Ardente : le chaman et son allure particulière ne passent pas inaperçus. Même pour une pièce rapportée telle que l'Entêtée.

En réponse à sa réplique sur les doigts de Pinson, la Volontaire hausse les épaules, la tête toujours tournée vers la plaine.

« C'est normal, il est petit... »

La voix de la Volontaire n'est pas aussi assurée qu'elle l'aimerait. Elle le sent bien, et cela la contrarie. Une moue pincée se dessine sur son visage trop pâle pour son Clan. Finalement, elle jette un regard en coin au Sorcier.

« ...Pourquoi tu es venu ? »

Corneille Ardente n'inspire plus de malaise à Cygne depuis un moment maintenant. Au début, quand elle est arrivée, la silhouette du Sorcier lui faisait un peu peur, d'autant plus qu'elle ne comprenait qu'un mot sur cinquante sortant de sa bouche. Mais avec le temps, elle s'est habituée. Elle aime la musique que le chaman fait à chacun de ses pas, avec tous ses bijoux autour des bras. Elle a compris que, même s'il est souvent difficile à comprendre, il est agréable de parler avec lui.

Mais elle sait aussi que l'adulte est très occupé. Toujours très demandé, plein de cérémonies à mener, surtout ces derniers temps, avec la fin du Givre, le départ du Canyon et le redéplacement du Feu Sacré, l'arrivée de Calopsitte Royale au rôle de cheffe de Clan et tout ce que ça implique... Venir jusqu'ici pour lui faire la discussion ? La Volontaire ne pense pas ça possible.

A moins qu'il soit là pour la réprimander.

Cygne est sur la défensive. Pas surprenant, vues les circonstances, mais cela attriste Corneille. Il aimerait que Cygne se sente véritablement la bienvenue dans la tribu. Véritablement chez elle. En sécurité, et entourée.

– ...Pourquoi tu es venu ?

Corneille se tourne plus franchement vers Cygne et hésite un instant. Il ne veut pas la faire fuir en étant trop sérieux, elle qui semble toujours si légère, comme prête à s'envoler au moindre courant d'air trop violent... Mais non. Malgré son apparence si frêle, Cygne n'a de fragilité que celle de l'enfance, et absolument rien de plus. Elle est solide, avec le potentiel de devenir un roc dans la tempête.

Elle a juste besoin d'encore quelques saisons... et de quelques mots.

– Parce que je pense qu'on ne te remercie pas assez souvent pour tes actions, et que tu mérites d'être remerciée, répond Corneille, injectant autant de douceur que possible dans son ton. Donc : merci. Pour aujourd'hui, et pour toutes les autres fois.

Il a raison, Corneille. Cygne n'a pas l'habitude d'entendre ce genre de choses. Elle connaît les mots gentils de Héron, les douceurs d'Oural, la main d'Ibis ébouriffant ses cheveux au passage... Mais il est très rare qu'on la remercie, parce qu'il est rare que les adultes la voient faire. Et les plus petits sont fâchés contre elle, c'est normal : à leur âge, elle aussi, elle était fâchée -du moins il lui semble. Il n'y avait que Lev, qu'elle écoutait, parce qu'il était le seul à prendre le temps de lui expliquer les choses et à être avec elle.

Alors, quand elle tourne enfin complètement la tête vers le Sorcier, Cygne paraît beaucoup plus jeune que d'ordinaire. Mais peut-être que, pour une rare fois, elle fait réellement son âge. Celui d'une papoose pas si grande que ça, qui fait ce qu'elle peut pour bien faire. L'Entêtée ose même un tout petit sourire, qui transperce à peine le glacier de son regard.

"...C'est normal."

Elle le pense. Cygne a beau paraître froide et hautaine, elle ne voit pas l'intérêt de laisser les autres se mettre en danger alors qu'il est possible de l'éviter. Elle sait que certains pensent que c'est comme ça qu'on apprend, mais elle n'est pas d'accord. Elle, les fois où elle s'est involontairement mise en danger, elle l'a toujours regretté. Sauf cette fois-ci, dans le Labyrinthe.

"Et puis, je ne veux pas..."

La Volontaire s'interrompt, détournant le regard. Elle n'est pas certaine de savoir comment finir sa phrase, et ça n'a rien à voir avec sa maîtrise de la langue. Elle n'est pas sûre de vouloir dire à Corneille qu'elle ne veut pas qu'ils lui disent de partir. Elle pourrait, surtout maintenant qu'elle a retrouvé Lev. Mais ils iraient où, tous les deux ? Et puis, son frère a aussi sa vie. Ils se retrouvent, et ils partagent des choses, et c'est bien, mais elle sait bien qu'il a aussi ses amis et ses projets (même si elle ne comprend pas tout).

Alors elle se rattrape un peu, sans pour autant mentir (ça ne sert à rien de toute façon).

"Je veux me rendre utile."

Et empêcher les petits de faire n'importe quoi face au danger et leur raconter des histoires en dansant, c'est ce qu'elle sait faire. Alors voilà.

Il y a quelque chose d'à la fois touchant et triste dans la manière dont la façade de Cygne glisse légèrement, assez pour laisser entrevoir la jeunesse que certains oublient. Touchant, car c'est une marque de confiance. Triste, car tant qu'elle ressent le besoin de se cacher derrière cette barrière, cette armure, c'est qu'une partie d'elle-même n'est pas à l'aise dans la vie de tous les jours du village. Et pourtant, elle y a tant sa place...

Mais même si le sourire de Cygne n'est qu'une esquisse, il fait chaud au cœur et Corneille ne peut que lui sourire en retour.

– ...C'est normal, dit-elle, avec une conviction qui la rend digne.

Et Corneille est d'accord avec elle. Lui aussi trouve normal d'aider, de protéger. Mais il n'est pas seulement d'accord.

– Et puis, je ne veux pas...

Elle s'interrompt et soudain son regard s'enfuit, hésitation revenue. (Elle est si jeune encore.) Corneille est sur le point de l'encourager à finir sa pensée, mais elle se reprend trop vite pour cela.

– Je veux me rendre utile.

La correction n'est pas très discrète. Pas besoin de lire dans les pensées de la papoose pour deviner ce qu'elle n'ose pas dire à voix haute : si son désir de se rendre utile est sans aucun doute sincère, il s'agit aussi d'une manière de se rassurer. Est-ce qu'elle se sent coupable d'être accueillie par un peuple qui ne lui portait à l'origine aucune amitié ? A-t-elle peur d'être punie si elle ne fait pas sa part ? Est-elle simplement une de ces personnes qui se jugent plus durement que tous les autres et se perçoit elle-même comme un poids quelle que soit la réalité ? Corneille ne peut pas connaître les détails sans l'interroger, mais les grandes lignes restent les mêmes : Cygne ressent le besoin de se rendre utile pour compenser une faute quelconque, et totalement imaginaire.

– Tu sais...

Corneille incline légèrement la tête, cherchant le regard de Cygne. Peut-être ne saisira-t-elle pas l'invitation, mais ce n'est pas grave. Ils ont le temps.

– Tu dis que c'est normal, et c'est tout à ton honneur. Aider les autres sans rien attendre en retour, c'est quelque chose de noble. Mais personnellement, j'ai un principe : si quelqu'un fait quelque chose qui aide ou fait plaisir à quelqu'un à qui je tiens ou à moi-même, je remercie. Parce que même si la personne en question n'attend rien, et l'aurait fait de toute manière, c'est quelque chose de positif pour moi, et je trouve que c'est important de le dire.

En vérité, parfois Corneille s'abstient quand il sait que la personne en face le vivra mal. Certains ne savent pas gérer le fait d'être confrontés à de la gratitude. Et il y a une limite subtile entre accompagner les gens dans leur évolution et les braquer. Mais dans l'instant présent, avec Cygne, Corneille pense que l'explication est nécessaire.

– Tu es utile, Cygne. Tu es aussi beaucoup plus que ton utilité, mais nous n'aurions pas dû laisser s'installer le doute. Tu aides, tous les jours, et ce depuis le tout début. Je suis désolé de ne pas te l'avoir dit plus tôt.

Elle n’aime pas trop parler de ce qu’elle ressent, Cygne. Elle estime que ça ne regarde pas les autres. Malgré sa jeunesse et son envie de faire partie d’un tout, elle est très discrète, et très seule. Elle n’était pas comme ça, avant. Elle le sait, sans s’en souvenir. Elle sait aussi pourquoi ça a basculé, d’un coup, sans prévenir.

Sa main gauche glisse en silence sur son avant-bras droit, caresse la cicatrice pâle du bout des doigts. L’Entêtée ne dit rien, elle attend. Que le Sorcier dise ce qu’il a à dire, ou qu’il s’en aille ? Elle n’est pas certaine de le savoir vraiment. Elle n’ose pas trop admettre que la compagnie est appréciable, même si la discussion est compliquée.

C’est sûrement pour ça que lorsque Corneille reprend la parole, Cygne lève le nez vers lui sans se faire prier. Dans son regard clair moins impassible que d’ordinaire transparaît une certaine crainte de ce qu’elle va entendre, qui disparaît rapidement, au profit d’un contentement enfantin et d’une douce fierté, présente bien que peu assumée.

Parce que même quand on a l’habitude de faire les choses pour soi, et qu’on dit à qui veut l’entendre qu’on se fiche bien de ce qu’on peut penser d’elle, c’est toujours agréable d’entendre quelqu’un (un adulte) lui dire qu’elle fait les choses bien. Un très léger sourire se dessine sur ses lèvres en signe de remerciement. Elle l’aurait probablement énoncé à voix haute, si Corneille n’avait pas décidé de continuer.

Tu es utile, Cygne. Tu es aussi beaucoup plus que ton utilité, mais nous n'aurions pas dû laisser s'installer le doute.

Le regard de glace fond et se trouble légèrement, et cette fois Cygne détourne la tête. Sa main se serre sur son avant-bras et ses lèvres se pincent. Ce n’est pas qu’elle n’apprécie pas les mots du chaman, au contraire. C’est juste... trop d’un coup. Aux excuses de l’adulte, l’Entêtée hausse les épaules, tentant de reprendre un minimum de contrôle sur elle-même.

« C’est pas vrai... Je faisais rien, au tout début. » A part regarder tout ce qu’il passait autour d’elle avec ses grands yeux de chouette sans rien y comprendre.

C’est plus facile de renvoyer une petite plaisanterie que de répondre en toute honnêteté à de jolis mots sincères. Pourtant, après un autre silence, la Volontaire s’y essaie.

« ...C’est gentil, mais c’est pas la peine de t’excuser tu sais... C’est pas... »

...grave ? ...ta faute ? ...si important ? Tout cela à la fois ? Ou, au contraire, tellement tout cela ? Cygne ne sait pas exactement ce qu’elle veut dire ou non. Ce n’est pas son genre, d’être vulnérable. Il n’y a bien que son frère ou Héron pour la voir se mettre dans des états pareils, d’ordinaire. Elle a beau savoir qu’elle peut faire confiance à Corneille, elle n’est pas sûre de vouloir lui montrer tout ça.

Elle ne veut pas qu’il(s) se détourne(nt), si elle fait tomber ses barrières. C’est bien moins dangereux de rester derrière la glace.

Cette discussion avec Cygne Entêtée tient de la danse. Il y a des temps pour avancer, d'autres pour reculer, un équilibre à atteindre pour ne pas se faire mal l'un l'autre. Corneille n'a pas encore l'habitude de danser ainsi avec Cygne. Il n'y a pas cette aisance qui donne l'impression de s'arracher au sol, entre eux. Corneille doit observer le moindre signe, le moindre indice, pour s'adapter à temps.

Dans cette part de l'exercice aussi il y a de la beauté.

Lire les minuscules sourires, les regards qui acceptent ou qui fuient, la voix qui hésite... Corneille marche sur un fil, avec Cygne, mais cela en vaut la peine.

– C'est pas un drame pour moi de m'excuser, complète Corneille à la place de Cygne, clin d'œil exagéré à l'appui. Il faut bien que je revienne sur terre de temps à autres, tout de même, je veux dire tu as entendu la réputation qu'on me fait ? Tu rends un service à la communauté en me rappelant que je ne suis pas parfait !

Corneille hausse les épaules à son tour.

– Et tu dis que tu ne faisais rien au début ? Rien est parfois pour le mieux. Après tout, tu n'étais pas en train d'essayer d'adopter la moitié de la faune de l'Île !

Quelques pas en arrière, légers. Un pas en avant, sincère.

– Tu écoutais. Tu apprenais. Ton silence n'a jamais été celui du refus.

Il est amusant, Corneille. Cygne ne comprend pas toujours ses blagues, parfois par manque de vocabulaire dans une langue ou l’autre ou de contexte, parfois parce qu’elles sont encore un peu trop adultes pour elle. Mais elle reconnaît bien cette auto-dérision teintée de fausse vanité. C’est quelque chose qui lui est familier et qui la fait sourire, malgré la tristesse induite par le discours.

Il est difficile de rester triste quand Corneille est dans le coin, de toute façon. Il fait toujours bien trop en sorte d’inspirer le sentiment contraire, peu importe le sérieux de la conversation. L’Entêtée secoue la tête en l’entendant parler de service à la communauté, léger sourire aux lèvres. Comme si le Sorcier avait vraiment besoin d’enfants comme elle pour lui remettre la tête sur les épaules.

Elle manque presque de lui en faire la remarque à voix haute lorsque le chaman enchaîne, et le sourire se change en quelque chose de plus sérieux. D’un peu plus mélancolique, aussi. Elle ne se souvient pas vraiment de cette époque, si tôt après son arrivée. Les souvenirs sont flous, parfois complètement effacés. Reste le tissu de l’intérieur du tipi, tellement étudié qu’elle avait l’impression de pouvoir en distinguer les fils à certains moments. Ça, et la peur glaçante, remplacée au fur et à mesure par l’immense sentiment de solitude et de défaite.

Il est vrai qu’elle ne faisait rien. Par obligation, par choix, ou par peur ? Elle ne le sait plus. Ça se trouve, elle n’a jamais su.

Tu écoutais. Tu apprenais. Ton silence n'a jamais été celui du refus.

« C’était comme ça. » Cygne hausse les épaules. Ce n’est pas comme si elle avait une autre option, ou du moins elle ne se rappelle pas en avoir vu une autre. « J’étais là, maintenant. Je ne vois pas ce que j’aurai pu faire d’autre. Et puis... » Un soupir, alors qu’elle baisse la tête et que ses pieds jouent avec l’herbe de la plaine. « Je ne voulais pas que vous me renvoyiez là-bas. »

Malgré la certitude d’y retrouver son aîné, malgré l’idée terriblement insidieuse qu’il s’agit probablement de sa place, bien plus qu’au milieu de ce peuple qu’elle ne connaissait pas et qui l’avait enlevée puis élevée sans qu’elle comprenne pourquoi, elle n’a jamais voulu retourner à l’Arbre. Encore aujourd’hui, alors qu’elle pourrait y être avec Lev, elle sait qu’elle ne peut pas. Pour plus de raisons qu'elle ne le dit.

Mais Corneille le sait peut-être. Après tout, si ils ne se sont pas vus tant que ça pendant le Givre, c'est bien parce qu'au-delà de toutes les missions qu'elle s'était elle-même confiée (prendre soin des plus jeunes, leur raconter des histoires, trouver son aîné...) elle évitait le Feu Sacré -et son contenu- comme la peste.

Contrairement à sa réputation, Corneille ne sait pas tout. Loin de là. Il a juste assez d'expérience pour faire quelques hypothèses, et illusion le reste du temps.

Corneille ne sait pas pourquoi Cygne ne souhaitait déjà pas à l'époque retourner à l'Arbre. Il pourrait faire une liste de raisons possibles. Il pourrait demander. Mais il ne pense pas que Cygne soit prête à en parler. Pas encore.

Au début, il n'avait même pas réalisé que Cygne ne voulait pas quitter le village. Après tout, elle était là contre son gré, et même s'il avait été rapidement flagrant qu'elle ne luttait pas pour s'échapper, Corneille l'avait méjugée. Il avait pensé qu'elle était l'une de ces personnes qui prennent les choses avec fatalité et se laissent porter par le courant de la vie. Pour certains, cela veut dire se laisser entraîner dans des situations qu'ils regrettent. Pour d'autres, c'est une manière d'atteindre une forme de paix intérieure. Corneille avait placé Cygne dans la deuxième catégorie, et le temps que la communication s'établisse suffisamment pour qu'elle gagne son nom Delaware il était devenu flagrant que s'il y avait bien un trait de caractère que Cygne n'avait pas, c'était l'obéissance passive. Elle savait ce qu'elle voulait, ce qu'elle jugeait juste, nécessaire, et elle n'en démordait pas.

Mais cette découverte sur l'enfant était arrivée trop tard pour que Corneille songe à remettre en perspective les débuts de sa captivité, trop occupé à gérer les innombrables demandes de son rôle. À présent, mis face à l'évidence, il ne peut que se demander si les choses auraient été plus simples pour Cygne s'il avait pris le temps malgré tout.

(Une pointe de mélancolie vient lui souffler que si seulement, oh si seulement l'Île ne lui avait pas pris tous ses apprentis un à un, il ne serait pas seul à pouvoir aider de cette manière si spécifique qu'on attend d'un Chaman. Il chasse immédiatement cette pensée qui n'a pas sa place dans la conversation.)

Peut-être qu'il est un peu tard pour ça, mais Corneille ne pense pas que cela soit entièrement inutile non plus de rassurer Cygne, même si quelques mots n'ont que peu de poids face à des lunes et des lunes de doute.

– Nous aurions été bien stupides de te renvoyer là-bas, affirme donc Corneille. Tu es clairement l'une des nôtres, et ne pas le voir à l'époque aurait été ne pas voir que l'œuf va éclore en un oiseau.

Et parce qu'il ne veut pas braquer Cygne par trop de sérieux, il enchaîne avec une moue exagérée.

– Bon, bien sûr il y a des petits malins qui me diraient que les poissons aussi pondent des œufs, mais je ne suis pas encore sénile au point de confondre un œuf de carpe et un œuf de cygne !

Et il rit de sa propre blague, faisant tintinnabuler tous ses bijoux.

La conversation est sérieuse, mais elle n’est pas triste. Cygne a l’impression que c’est ainsi avec Corneille. Pas qu’ils discutent régulièrement -le chaman est occupé en permanence par bien des choses importantes- mais elle le voit souvent entouré de sourires. Et si regards graves il y a, ils sont rarement larmoyants. Elle ne sait pas si c’est un don qu’il a, ou quelque chose qu’il travaille depuis longtemps, mais c’est quelque chose qu’elle apprécie. Qu’elle espère être elle-même capable de faire un jour.

Le Sorcier n’est pas leur chef, et il ne représente probablement pas non plus l’avis de la majorité -ou peut-être que si, elle n’en sait rien, elle est encore un peu jeune pour ce genre de choses. Toujours est-il que lorsque Corneille lui affirme que la faire repartir au Grand Arbre aurait été une erreur, son regard de glace se trouble un peu. Semble fondre, alors qu’elle le lève timidement vers le chaman. Ce n’est pas la première fois de la conversation qu’il sous-entend tout cela, mais l’entendre en des mots aussi clairs lui ôte des épaules un poids qu’elle n’avait pas conscience de porter à ce point.

Le trait d’humour lui arrache un sourire. Léger comme une plume d’oiseau, mais bien présent. Sa main glisse en direction de celle de l’adulte, la serrant brièvement avant de retourner le long de son corps dans un mouvement d’aile élégant.

« Merci. »

La Volontaire n’est pas du genre à s’embarrasser de beaucoup de mots. Elle préfère les gestes, qu’elle maîtrise bien mieux. Elle sait aussi que Corneille aurait compris le sens de son geste sans qu’elle l’explicite de sa voix. Mais il a raison : si on ne remercie pas assez les gens, parfois, ils en oublient le positif de leurs actions. Et elle ne veut pas que Corneille se dise qu’aujourd’hui, il a juste fait quelque chose de normal.

Les yeux clairs de la papoose parcourent à nouveau la plaine. Au loin, on distingue quelques bisons, broutant paresseusement l’herbe redevenue verte. Elle se demande l’espace d’un instant comment ils ont vécu l’Hiver. Certains d’entre eux sont venus avec eux au canyon, mais pas tous. Son esprit s’égare dans des hypothèses et des aventures fantasques et imprévisibles, du type de celles qu’elle se raconte souvent. Qu’elle partage, parfois.

« J’aime bien être ici. Avec vous. Parfois, je me pose des questions, parfois c’est plus compliqué. Mais... » Elle soupire et fronce les sourcils, sans quitter l’horizon du regard. « ...J’ai envie d’être ici. Vous êtes ma famille aussi. »

Une conclusion qu’elle connaît depuis longtemps mais qu’elle ne peut s’avouer que depuis qu’elle a retrouvé son aîné et passé du temps avec lui. L’un comme l’autre ont trouvé une famille supplémentaire, à laquelle ils tiennent autant qu’à leur lien de sang. Elle ne lâchera plus jamais Lev... mais elle ne lâchera plus jamais sa tribu non plus.

Corneille en est encore à s'auto-congratuler d'avoir réussi à arracher un sourire à Cygne avec sa blague quand la papoose le prend au dépourvu.

Un simple contact. Un simple mot. Mais un tel impact.

C'est qu'elle est comme ça, Cygne, toute en légèreté fluette et dansante qui sait se poser exactement où et quand il le faut pour créer de la beauté. Et Corneille ne s'attendait pas à un tel remerciement, pas de la part de Cygne qui exprime bien plus volontiers ses émotions par le mouvement que par la parole. Cela ne l'en rend que plus précieux.

Cela pourrait n'avoir l'air de rien, mais c'est pour ce genre de moments que Corneille continue sans jamais baisser les bras. Ces instants éphémères mais si brillants où il peut sentir sans l'ombre d'un doute qu'il a apporté quelque chose de positif à quelqu'un. Cygne ne se rend peut-être pas compte d'à quel point Corneille va chérir ce souvenir, l'ajoutant à la grande toile mentale vers laquelle il se tourne lorsqu'il doute. Ou peut-être en a-t-elle l'intuition, à défaut de connaître le moindre rouage de l'esprit du Chaman. Cela ne le choquerait pas, venant d'elle.

Corneille tente de conserver l'humour dans son sourire, de ne pas laisser l'émotion déborder. Il échoue peut-être un peu, mais Cygne fixe le lointain, donc ce n'est pas bien grave. C'est qu'il ne voudrait pas la faire fuir en se montrant un peu trop grave ou un peu trop intense.

Corneille ne cherche pas à répondre immédiatement, préférant laisser à la conversation le temps de respirer. La papoose ne semble pas mal à l'aise, et il n'est pas pressé. (Pas plus que d'ordinaire, du moins. Mais il prend le temps, autant qu'il le peut. C'est bien souvent le plus important, même si ce n'est pas toujours facile à voir.)

C'est Cygne qui brise le silence en premier, les yeux toujours dirigés vers l'horizon.

Elle a tellement de potentiel.

– Tu sais, parfois c'est compliqué pour moi aussi. Je me pose des questions. Et nous ne sommes pas les seuls, loin de là. Mais tant que tu sais ce qui est précieux pour toi, alors les réponses viendront en leur temps.

Cette fois, il ne peut cacher la tendresse, l'affection dans son sourire. Et malgré son habitude, il ne peut se résoudre à dissiper le sérieux dans sa voix d'une blague ou d'un rire.

– C'est un honneur de faire partie de ta famille, Cygne.

– C'est un honneur de faire partie de ta famille, Cygne.

Dans la vie, il y a des moments qui ont si peu de sens que l’Oubli lui-même n’a pas le temps de les occulter. Des choses insignifiantes, sans le moindre intérêt, si habituelles, logiques ou normales qu’on efface leur existence à peine sont-elles arrivées. Il y a des événements un peu moins passe-partout, qui finissent par être gommés avec le temps ou un peu d’aide. Ces moments où l’on remarque un changement, où quelque chose intrigue, où l’on questionne davantage.

Et puis, parfois, il y a ces exceptions. Ces moments tellement forts, pleins de vie, pleins de sens, ces épiphanies qui laissent à penser que tout ce qui est avant n’est rien, que tout ce qui viendra sera forgé à partir de cet instant. Un épisode si révélateur que l’on songe que rien ne pourra l’effacer. Que ce soit vrai ou non n’a que peu d’importance, au bout du compte.

Pour Cygne, cet instant est l’un de ceux-là. L’horizon est toujours le même, les brins d’herbe continuent de plier au gré d’un vent léger ou des mouvements des bisons qui sillonnent la plaine... Le paysage a ce goût d’immuable et d’éternel, qui laisse à penser que l’affreux Hiver sera bientôt ôté des mémoires sans ombres... Et pourtant, les mots du Sorcier rendent le moment unique, précieux et inoubliable.

Dans un mouvement aussi fluide que rapide, la Volontaire se tourne vers Corneille Ardente. Son regard de glace se plante dans le sien, fouille méthodiquement à la recherche du moindre indice, de la moindre désillusion... Mais elle ne rencontre que le sérieux du chaman, ainsi qu’un soupçon de tendresse et d’émotion. Il n’y a rien d’autre à lire dans ses mots que ce qu’ils veulent dire. Et ce message est le plus doux qu’elle a pu entendre depuis longtemps.

Lentement, le visage intense et bien trop sérieux pour son âge de la gamine se modifie. Ses traits se détendent, se lissent, avant de s’étirer en un somptueux sourire, solaire, digne de ses plus belles représentations. La glace de son regard se réchauffe doucement jusqu’à fondre, tant et si bien que l’eau claire de ses iris fait mine de déborder sur ses joues si claires, si différentes du reste de la tribu. De sa tribu. De sa famille.

Dans un geste aussi impulsif que soudain, la fillette se jette contre le plus âgé, l’enserrant à la taille dans un cliquetis de bijoux et sans le moindre mot. Oh, elle sait qu’il faudrait, que c’est important, plus encore que tout à l’heure, mais elle ne peut pas, cette fois. C’est l’émotion, cette traîtresse, qui lui coupe la chique. Mais, dans la poigne des petits bras de l’Entêtée, on sent toute la force des mots qui ne veulent pas sortir.

Merci. De m’accepter. De croire en moi. De m’adopter, encore et toujours.

Ainsi qu’une conviction et une volonté toujours aussi fortes.

Je serai à la hauteur. Tu verras. C’est promis.

Et même si ce n’est que dans son esprit qu’elle dit ces mots et fait cette promesse, ils savent probablement tous deux que c’en est une qu’elle tiendra. Ses paroles, même pensées, ne le sont jamais en l’air.

Quand Cygne se tourne vers lui, si vite, si intense, Corneille se demande s'il a dépassé les bornes. Il ne veut pas l'intimider, pas lui peser... mais avant qu'il puisse tenter une pirouette, il assiste à un véritable lever de soleil.

Cygne est toujours belle, dans son humanité, qu'elle garde ses sentiments discrets ou non, mais il y a quelque chose de particulièrement précieux dans cette expression si rare. En cet instant, Cygne est radieuse.

Cela aurait suffit à réchauffer durablement le cœur de Corneille, mais elle ne s'arrête pas là, et Corneille fond. Ses bras viennent entourer les épaules de la papoose, lui rendant son étreinte, peut-être avec un tout petit peu moins de force (c'est qu'il a peur de lui faire mal), mais avec une émotion tout aussi transparente.

Même si Cygne ne dit rien, Corneille sait lire entre les lignes. Après un tel sourire, ce n'est pas le réconfort qu'elle cherche. Ce geste est une acceptation, une confirmation, une promesse. En cet instant, Cygne sait au plus profond d'elle-même que sa tribu est bel et bien sa famille, et cette connaissance restera avec elle au travers des hauts et des bas de la vie.

Corneille lui fait confiance pour ne jamais perdre de vue cette étoile qui peut la guider dans la nuit.

Et s'il ne dit rien, ce n'est que pour préserver le moment... pas parce qu'il a la gorge nouée par l'émotion, ou que tous les mots paraissent trop légers. (Corneille est trop vieux pour se mentir ainsi. Cygne l'a rendu muet, mais il n'en est que plus fier d'elle pour cela.)

(Il l'aime, cette enfant de sa tribu. Tout simplement.)