Chaque détail lui pèse, appuyant sur ses paupières jusqu'à lui donner un mal de crâne insupportable ces derniers temps. Trop d'opium, ou bien pas suffisamment. Xen serait d'avis d'abuser de cette fumée toxique juste assez pour être incapable de penser. Les hallucinations, la poussière qui s'accumule sur ses poumons, ça ne l'aide pas à donner l'impression qu'il sert à quelque chose. Les réserves commencent même à manquer, le bazar permanent de la boutique étant devenu praticable. Une réalité insurmontable qui le tire en dehors de sa demeure pour une courte aventure. Une qui commence par une séance de maquillage futile, qui lui coûte la majeure partie de sa concentration. A quoi bon, il chuchote face au verre ternis, tu n'as personne à aimer.

Heureusement ! Répond une voix familière à ses côtés. A ce niveau, Xen n'a pas envie de vérifier quel piège son cerveau lui tend. Slumber, ou cette ombre qui lui ressemble juste assez pour lui donner mal au cœur, peut aller se faire voir. En un sens, son esprit n'a pas tort. L'amour est traître, l'amour prend sans rien offrir en retour. Cela lui manque, juste assez pour que la poudre bleue autour de son regard soit trop accentuée. Oh, sa réputation d’excentrique le précédera toujours, entre ses jupes de temps en temps et son maquillage. Tant mieux, au moins personne n'ira l'oublier dans un coin, cette fois.

Le rivage lui donne toujours l'appel du vide, l'envie de se jeter dans les vagues sans réfléchir, pour s'échouer contre les rochers plus tard. La plage est jonchée de trésors faciles, qui n'ont guère de valeur. Ses pas contournent les obstacles sans difficulté, habitués à l'exercice. Rien de tout ça n'est suffisant, ça ne comble pas son besoin primaire de découvrir et de détruire, de ne rien laisser sur son passage. De voler et de piller, sans rien ressentir. La vision fatidique de la fin d'une vie allongée dans le sable fera l'affaire. Ah, difficile puisque son arme est restée à la boutique. Il est un brin tard pour le réaliser. L'épée n'est certes qu'un outil défensif, Xen abhorrant de se battre. S'il se fait surprendre, l'avoir pourrait être nécessaire. Alors, avec un soupir assez long pour déclencher une quinte de toux, le jeune pirate tourne les talons. Trop de sable, pas assez de distraction. Le chemin du retour est long, tant l'Oublié est mécontent, n'hésitant pas à agiter ses mains dans l'air jusqu'à ce que la frustration passe. Au moins, ça n'a pas déclenché une crise de colère, encore moins une apparition funeste à ses côtés. Vivre hanté par ses propres souvenirs est si pénible.

Cependant, c'est mineur face à l'air lourd de la mer qui le frappe à son retour, à la manière dont son ennemi se dresse au loin, penché sur ce qui lui revient de droit. Le cadavre devrait porter son nom, gravé sur les chairs mises à mal par l'eau gorgée de sel. Enfin, après le corps, Xen n'ira pas le ruiner, tout ce qui l'intéresse ce sont les bijoux, les objets de valeur. Souvent, les cadavres portent au moins une poignée de souvenirs sur eux. L'ennemi n'en est pas un, de loin. De près, par contre, les traits et la posture racontent une toute autre histoire. L'absence de couleur le dégoûte toujours autant. Là où lui s'obstine à briller, telle une étoile sur le point de s'éteindre, l'autre n'est que poussière.

« A~da~m, » le cadet s'approche, l'ombre d'un sourire sur ses traits. « Quel intérêt malsain peux-tu donc bien avoir pour justifier ta présence ? Est-ce tu voudrais le dévorer ? » Le corps n'est plus très frais, maintenant qu'il peut y jeter un œil. Tout en s'exprimant, son épaule vient buter contre le corps du plus grand, pour le pousser un brin. L'opium rend cependant le geste maladroit, tout comme sa santé pathétique. Par un miracle incompréhensible, Xen ne s'écroule pas la tête la première dans le sable au moins, se contentant de chanceler. « Se nourrir des perdus, ça doit être si cruel. Moriko ne le ferait pas, je suppose. Toi, tu es simplement... »

Bizarre.

L'avantage des cadavres est certainement leur manque d'intérêt face à leur sort. Les vagues lèchent une bonne partie de la violence, aussi efficace que la poussière ou les feuilles. Et plus grand-chose ne reste, hormis de la chair pourrissante et des trésors attendant sagement dans les poches ou sous les vêtements. Certes, cela demande une forme de contact plutôt directe pour les récupérer. Xen se préoccupe de l'état de sa tenue, de son maquillage. Néanmoins, mettre ses mains sur un cadavre, ça n'est pas si difficile. Ce n'est qu'un amas de chairs après tout. Un qui ne saura se défendre face à un tel abus de sa dignité.

Les paroles n'ont guère d'importance, lorsque leur source n'est nulle autre qu'un être insignifiant. L'Oublié ignore les raisons de Moriko pour employer une personne aussi fade, et n'ira pas les questionner pour ne pas se fâcher avec son amie. Ce qui ne l'empêche pas d'utiliser sa langue acérée de vipère dès qu'il est en présence de l'aîné.

« Je ne suis pas cannibal, Xen. »

Un tel soulagement ! Ainsi, aucune chance de terminer dans l'estomac du vieil homme à la fin de la journée. Il lui est simple de s'accroupir devant le cadavre, le détaillant du regard. Tous les morceaux sont accrochés, cela va déjà limiter un brin les recherches. Certains ne portent rien de valeur sur eux, malheureusement. Et la voix qui ne cesse de résonner derrière lui est insupportable, ne l'aidant en rien à se concentrer.

« Toi, oui ? »

Quelle attaque pitoyable. Se laissant tomber en position assise sur le sable, le cadet penche la tête en arrière. Son regard sombre est moins agressif que la façon dont il tire la langue, n'appréciant guère la remarque.

« Je suis végétarien, je ne consomme aucun animal, encore moins ça. »

Son poignet tourne dans l'air, désignant le corps à ses pieds. Ni l'odeur, ni la vision du cadavre ne paraissent lui faire le moindre effet. Après un moment, son corps se penche en avant, ignorant l'individu derrière lui. Le risque n'est pas totalement nul, au vu de leur relation désastreuse. Cependant, Xen n'a guère l'impression qu'Adam s'autoriserait à lui ôter la vie à cet instant. Ne serait-ce que parce ça serait une corvée d'effectuer un tel geste.

S'il a tort, l'Oublié ira se plaindre à Moriko de cette fin tragique et peu adaptée à un être tel que lui. Il préférerait cent fois périr par sa propre volonté qu'à cause d'une autre personne.

L'éclat brillant qui dépasse de la chemise de l'infortuné l'attire, l'encourageant à trouver le cou et ce qui s'y trouve. Une chaîne est accrochée, une qui vaut certainement quelque chose. Le hic, Xen constate une fois que ses doigts se retrouvent salis par la décomposition, c'est qu'elle est collée aux chairs. Fantastique, encore plus de travail. Autant ne pas tirer d'un coup sec, ça risquerait de casser son nouveau présent à lui-même.

« Adam, tu es plutôt bien bâti. » D'une apparence moins frêle que la sienne, ce qui n'est guère difficile. Cela fera cependant l'affaire. « En échange d'un paiement modeste, redresserais-tu le cadavre en position assise pour moi ? » Qu'importe les dégâts sur le corps, Xen ne s'en occupera pas. Décrocher le pendentif par derrière est la meilleure solution, selon le plus jeune. Puisque la chaîne est entièrement incrustée dans la peau sur le devant.

« A moins que toucher la mort d'aussi près te soit insupportable ?~ »

Est-ce que tout ça devrait le déranger, provoquer une sorte de réaction dans son esprit ? Xen ne s'embête pas à tenter d'appeler sa conscience à l'aide. Les absents ont toujours tort, après tout. Les cadavres sont une manière aussi valable qu'une autre de gagner de quoi manger. Ou plutôt payer la drogue qu'il absorbe à la moindre contrariété. Oh, au final, le résultat est similaire. Son cerveau cesse de lui réclamer une attention constante et ça lui vide l'espace entre les chairs et l'âme. Que demande le peuple ? Outre le silence d'Adam, pas grand-chose. La voix commence à l'agacer, d'une manière incompréhensible.

« Après tout, c'est bien tout ce qui lui reste. Et tu ne sais pas quelle maladie tu risque de récupérer en même temps que cette chaîne. »

Le reste a été occulté, ignoré par manque d'intérêt de la part du cadet. Tant de paroles pour exprimer une opinion dont il n'a que faire. Le monstre décoloré devrait conserver son énergie pour des actions plus importantes, au lieu de l'embêter ainsi. Enfin, Xen aurait mieux fait de ne pas lui proposer un emploi facile. Autant ne pas trop se rapprocher d'un être qu'il abhorre depuis le premier jour.

« Ma santé est misérable en premier lieu, je ne m'en soucie pas, Adam. » Son ton est détaché, presque lointain. S'il était raisonnable, l'Oublié ferait preuve d'un minimum de respect. Peut-être en utilisant le nom de famille, ou un 'san' pour adresser l'aîné. Sauf qu'il ne le mérite pas, et que le nom que Moriko a certainement décidé pour son protégé est une insulte à leur sang. Pourquoi un tel besoin d'accorder autant d'importance à un étranger ?

« Je ne travaille pas actuellement. Si je refuse ton paiement, je n'ai pas à obéir. »

La langue se tire, encore, sans qu'il ne tourne la tête. Le geste tire sur ses traits cette fois, juste un instant. Bon, on ne lui offrira aucune aide. Autant faire le travail lui-même. Redresser le corps est impossible, certes. Il n'a qu'à réfléchir un peu plus.

« Que tu es pénible. Heureusement que ta présence n'est pas si cruciale que ça. »

Après une pause, l'éclair tant attendu arrive enfin. Oh, qu'il a été lent. Xen n'a aucun mal à se relever pour ensuite faire rouler le corps avec son pied jusqu'à ce qu'il soit face contre le sable. D'accord, l'idée aurait pu lui apparaître plus tôt, mais autant ne pas trop en demander. Arracher la chaîne n'est pas un acte compliqué, malgré les répercussions morales que ça comporte. Et, une fois le trésor entre ses mains, le plus jeune grimace. Son vernis est abîmé à présent.

La chaîne est agitée devant le regard d'Adam lorsqu'il se retourne, la redressant au passage. C'est que l'autre est grand.

« C'est à moi~ Et tu n'as rien à y redire. Qui se soucie de piller les morts, leur existence est déjà terminée. »

La colère, non la rage, venant de l'aîné serait un spectacle immanquable. Le déchaînement d'une force endormie pendant des siècles. Esprit malfaisant ou princesse oubliée dans un château, à quoi ressemble le plus Adam ? Xen autorise son esprit à imaginer les possibilités, à effacer la réalité juste un moment. Aucun rôle ne conviendrait véritablement au plus âgé dans le fond. Il serait tout juste bon à représenter un arbre au fond de la scène lors d'une pièce de théâtre. Adam, saule pleureur numéro trois. Aucun besoin de maquillage ni de costume !

L'image est aussi pitoyable que l'homme qui ose servir aux côtés de sa chère Moriko. Xen ne s'attarde guère sur les paroles de l'aîné en premier lieu, ayant déjà du mal à se concentrer sur ses propres actions. Cela se lit dans son regard qui paraît incapable de trouver un point d'ancrage à certains moments. Alors il erre, jusqu'à ce qu'une phrase germe dans son esprit et lui fasse reprendre le fil de la conversation. En est-ce une en premier lieu, puisqu'ils ne s'écoutent guère ? Ah, détail, détail !

Son pied dérape— encore. L'équilibre est une notion surfaite, pour l'Oublié qui ne chute pas de toute manière. A la place, il tente de lever le bras un peu plus haut, fier de son trésor. La valeur marchande d'un objet dépend de l'histoire qu'il invente pour l'accompagner, et de rien d'autre. La beauté est subjective après tout. Sauf la sienne, qui n'est jamais suffisante. Enfin, en face d'Adam, il n'est pas complexe de se sentir valorisé, selon le cadet.

« Que vas-tu en faire ? »

Quelle question dénuée de sens. N'est-il pas un marchand après tout ? Conserver quoique ce soit pour sa personne irait contre l'esprit commerçant. Xen se permet quelques écarts bien sûr, quoique pas avec des objets tel que celui-ci. Il préfère les ouvrages aux pages gorgées d'eau qu'il passe des heures à cajoler dans l'espoir d'en sauver quelques lignes.

« Tu veux que je te l'attache ? »

Cruelle moquerie~ Xen n'ignore pas que ça n'a rien d'injuste, malgré tout, il a un brin envie de provoquer en retour. Les paroles ne peuvent rien avoir de sincère, personne ne se comporterait aussi bien avec un tyran tel que lui. Effectuant un pas en arrière, il enroule la chaîne entour de ses doigts, son expression faussement innocente.

« J'aurais bien voulu te l'offrir. Après tout, on ne doit pas souvent assez s'intéresser à toi pour te donner quoi que ce soit, n'est-ce pas Adam ? »

La proposition est un mensonge évident que le Japonais ne cherche pas à faire passer pour autre chose. Est-il fier de sa trouvaille ? Au vu de l'effort physique que ça a demandé, certainement. Sans rien rajouter d'autre qu'une faible révérence, il s'approche de l'eau pour y plonger le bras. Certes le sel ne fera rien de bien au bijou, mais ça c'est rattrapable. Et puis, les morceaux de chair encore accrochés jurent un peu trop avec le métal à son goût.

Accroupi assez près pour que les vagues lèchent ses sandales, Xen soupire pour lui-même, se demandant si Adam va s'en aller maintenant. C'est que ça l'arrangerait, au vu de l'inutilité de sa présence. Par contre, si l'autre tente de le noyer ou quoi que ce soit de similaire, sans doute ne devrait-il pas lui tourner le dos. Ah, ce n'est pas si dramatique.

Après tout, Adam ne l'a pas assommé alors qu'il pillait un cadavre plus tôt.
Leur bonne relation est donc certaine.

Spoiler:

Est-ce qu'il est parvenu à finalement faire souffrir l'homme ? Xen l'espère, ressentant un amusement fugace à l'idée. Ce n'est pas la priorité de le vérifier néanmoins. A quoi bon se retourner et perdre son temps pour observer cette vieille souche morte alors qu'il peut se concentrer sur le collier qui reprend une apparence plus acceptable ? Qui en voudra de celui-là ? Excellente question ! L'Oublié apprécie les bijoux, surtout ceux qui brillent. Ils sont cependant moins prisés que les objets ayant une véritable utilité. Ah, ça ferait quand même un bon cadeau pour séduire une personne. Et puis, les pirates n'ont pas l'habitude de s'embêter à vérifier la provenance de la marchandise. Xen non plus en fait.

« Vraiment, tu arrives à vendre ce genre de futilités ? Quel genre de clients vient chez toi ? »

Futiles, futiles. Est-ce que Adam a toujours besoin d'être mauvais sans raison ? Heureusement que le cadet n'est pas ainsi. Non, lui est charmant, avec d'excellentes manières. La chaîne glisse un peu entre ses doigts alors qu'il y songe, et l'Oublié doit la rattraper au dernier moment pour éviter que son trésor ne s'égare dans les vagues.

« Tout se vend, par ici. » Même les âmes et les corps, dans certains coins du port. « Certains veulent des ouvrages, d'autres des babioles ou des bijoux pour se rendre plus visibles. J'ai vraiment tout et n'importe quoi. » Pensif, le plus jeune se demande si la boutique ne mériterait pas qu'il fasse un grand ménage pour virer certaines trouvailles devenues inutiles. Et puis non, il n'a pas l'énergie de se lancer dans une telle entreprise. Avec tout ça, il a répondu à moitié à côté, n'ayant pas écouté la question en premier lieu.

Une vague un peu plus haute que les précédentes parvient à mouiller ses vêtements, le faisant se redresser immédiatement. Fantastique, il était bien trop près. Peu dérangé, parce que son maquillage est intact, Xen enroule la chaîne autour de son poignet, faisant trois tours pour que ça tienne, il n'a plus qu'à l'attacher et ça sera bon. Une excellente manière de ne pas l'égarer.

« A-da-m~ Tu n'es jamais venu me voir. »

On se demande bien pourquoi. L'Oublié pourrait lui trouver une place de choix, au milieu des vieilleries. Son expression mauvaise est cependant ombragée par une ombre un peu plus loin dans l'eau. Quelque chose qui se rapproche. Pas qu'il s'en rende compte, occupé à tendre son poignet vers le plus grand pour qu'il lui attache la chaîne propre autour du poignet.

Il s'est proposé de le faire plus tôt après tout.

HRP: