Freckles est assis sur la caisse du piano à queue qui trone sempiternellement au milieu de la plage. Ça l’étonne presque que personne ne l’ait récupéré, ce piano, mais peut-être qu’au fond, il fait tellement partie du décor que c’est impossible. A travers les trous des touches manquantes, on peut voir l’intérieur du piano, rempli d’algues et de coquillages et d’autres objets du monde ordinaire, aucune corde, et pourtant il marche toujours, même s’il sonne décidemment faux. Freckles laisse ses jambes se balancer gentiment dans le vide, et parfois il appuie sans faire exprès sur le clavier. Plonk.

Il a trouvé un genre de puzzle, un cube avec des facettes de toutes les couleurs, dont la plupart des étiquettes sont délavées ou parties à cause de l’eau de mer, et il le triture sans y penser alors qu’il attend. Ses yeux sont rivés sur l’horizon, du côté de la berge, pas du tout concentré sur son jouet qui ne sert qu’à lui occuper les mains. Il attend Harmony. Enfin, San. Il devrait l’appeler San, c’est beaucoup plus simple. A coup de messages interposés, ils se sont donnés rendez-vous aujourd’hui, dans un lieu neutre. Pourquoi ici ? Il ne saurait pas dire. Ça fait un bail qu’il est pas venu. Quand il venait avant, il pensait toujours à ramener des trucs et des machins pour les donner à San une fois rentré à l’Arbre. Enfin, Harmony.

Freckles a l’impression de faire quelque chose d’interdit et de très grave, et ça le stresse. Mais il se dit que c’est pour Nuwala. La lionne est posée au pied du piano, donnant des coups de patte paresseux à un pauvre petit crabe. Elle est bien plus grande que quand lui et l’artisane l’ont reccueillie, au fond de cette crevasse. Un peu moins chiante, aussi. Freckles se demande si elle a oublié San. Il espère que non. Sinon il est là pour rien.
Enfin si. Pour la voir, quand même.

Quand une silhouette apparaît sur la plage, il fait de son mieux pour ne pas sourire.

San est nerveuse. C'est la première fois qu'elle va revoir Freckles depuis le Givre, aussi marche-t-elle avec une appréhension qu'elle ne cherche pas à cacher. Elle serre des deux mains la lanière de son vieux sac en cuir, qu'elle garde toujours sur elle lorsqu'elle sort. Le Rivage n'est pas très loin du Port. Quand ses pieds foulent le sable, elle repense au temps où elle était au Grand Arbre et où le Livreur lui rapportait parfois des objets qu'il trouvait.

Elle ne sait pas si elle est nostalgique ou triste. Peut-être un peu des deux. Bref, elle oublie bien vite tout ça quand elle aperçoit le rouquin au loin, assis sur un piano, en train de jouer avec un cube. En voyant Nuwala au pied du piano, l'artisane écarquille les yeux. Elle a en effet bien grandi, et elle se demande même si elle ne risque pas de lui sauter au cou. On ne sait jamais, après tout. Que ce soit parce que Freckles était triste à cause de son départ, ou parce qu'elle l'a menacé (même pour rire) avec une hache...

Bon, tant pis. San avance, s'arrête à quelques pas du piano.

- Salut.

Avant qu'elle soit mal à l'aise de ne plus savoir quoi dire ni comment se comporter, elle sort un petit lion en bois sculpté de son sac, de la taille d'une figurine. Un temps d'hésitation, jusqu'à ce qu'elle le tende vers Freckles, sans trop y croire.

- ... C'est pour toi. Je l'ai taillé moi-même.

Elle repose les yeux sur Nuwala, sans trop savoir quoi faire. Elle préfère encore attendre que Freckles dise quelque chose.

Freckles souffle doucement par la bouche, comme pour relacher une pression qu’il ne pensait même pas subir. Il lui faut beaucoup d’efforts pour garder une contenance, ne pas laisser dix mille émotions passer sur son visage alors que San s’approche de lui, aggripée à la bandoulière de son sac, ralentie par le sable. Des émotions contradictoires comme d’hab. Un peu de colère à l’attention de personne en particulier, la tristesse du deuil d’une amie qui n’est même pas morte, et puis quelque chose en lui qui ne peut pas s’empêcher de s’illuminer quand il reconnaît ses traits.
C’est compliqué quoi.

- Salut.
- Hey.

Ils se font face pendant quelques secondes, lui assis sur le piano, elle debout. L’air aussi cons l’un que l’autre. Et puis la pirate brise le silence et fouille dans son sac.

- ... C'est pour toi. Je l'ai taillé moi-même.

Il pose le cube sur ses genoux pour accepter l’objet que San lui tend, les sourcils froncés. Il sent la texture un peu rèche du bois, et retourne la figurine dans ses mains, sans savoir quoi dire. Elle est bien faite. Evidement qu’elle est bien faite, puisqu’Harmony était la meilleure artisane du monde. Il ouvre la bouche et la referme, une fois, deux fois, veut dire merci, y arrive pas.

- J’ai rien ramené pour toi, il finit par bredouiller.

Il ne pense pas qu’elle attendait quelque chose de lui, pas vraiment, mais il ne peut pas s’empêcher de dire ça sur un ton d’excuse. C’était toujours lui qui lui faisait des cadeaux.

- Enfin si, il fait, sautant de son perchoir. J’ai ramené ça.

Il se penche pour ramasser Nuwala sous les pattes avant et la soulever en direction de San. Le petit crabe, libéré, en profite pour aller filer sous un coffre dans le sable alors que la lionne lâche un couinement de protestation. Il n’y a pas si longtemps, elle tenait dans sa poche, mais maintenant, c’est un vrai petit effort de la tenir à bout de bras.

- Nuwala, tu te rappelles d’elle ?

A hauteur d’yeux, la fille et la lionne se toisent pendant quelques secondes. Au final, Nuwala est un animal. Même un animal de l’Île, c’est difficile de savoir ce que ça pense. Et son regard jaune semble tout à fait impassible, mais Freckles sait que ça ne veut pas dire grand-chose. Il s’adresse à San :

- Tu lui as manqué. Elle fait juste genre que non.

Ça rappelle presque quelqu’un.

Si sa nervosité diminue quand Freckles prend le lion, San observe tout de même ses réactions avec une certaine appréhension. Est-ce qu'il fait ça juste pour être poli ? Il a l'air de vouloir dire quelque chose, mais n'y arrive pas. Et c'est à son tour de ne pas réussir à répondre - si ce n'est secouer la tête - quand il lui dit qu'il n'a rien ramené. Vraiment, elle ne voulait rien, et la perspective de pouvoir le voir, ainsi que Nuwala, lui suffit amplement.

- Nuwala, tu te rappelles d’elle ?
- Bien sûr, répond instantanément l'artisane, en fixant un court instant la lionne, avant de dire une évidence : Elle a bien grandi.

Comme dit, il est difficile de déchiffrer les émotions d'un animal, même s'il vit sur l'île. Un sourire lui échappe en entendant la remarque de Freckles et en réponse, San lève sa main comme si elle voulait caresser l'animal, avant de se raviser à la dernière seconde. Elle penche légèrement la tête, cherche le regard du livreur.

- Je... je peux la prendre dans mes bras ?

En attente de la réponse, son regard se pose à nouveau sur Nuwala.

- Tu m'as manqué, tu sais.

Difficile de savoir à qui elle s'adresse précisément.

San semble hésiter à caresser la lionne, et Freckles ne peut que comprendre. Même au Grand Arbre, il a fallu un temps d’adaptation pour tout le monde. Maintenant, Nuwala endure tout un tas de caresses et tirages de poils sans ciller alors il est pas très inquiet.

- Je... je peux la prendre dans mes bras ?
- Oui bien sûr ...

Très précautioneusement, il tend les bras pour lui passer son précieux paquet, ne le lâchant que quand il est sûr qu’elle le tient bien – c’est qu’elle commence à être super lourde, Nuwala.

- Tu m'as manqué, tu sais.

C’est elle qui le dit en premier. Ça lui fait tout bizarre, de l’entendre, et de la voir avec la lionne dans les bras. Il se racle un peu la gorge avant de répondre, embarrassé.

- Toi aussi.

Il n’a pas l’impression de se forcer ou de mentir. C’est vrai, qu’elle lui a manqué. Un peu. Il y a toujours une appréhension quand il pense à San – mais aussi une envie de retrouver tout ce qu’il se rappelle de sa meilleure amie, dans ce qu’il voit comme une personne tout à fait différente. Elle ne l’est pas tant que ça. Différente. Mêmes intonations, même façon de parler, juste curieusement plus d’hésitation. Freckles sourit, et comme pour détendre l’atmosphère, ajoute :

- Content que tu sois pas tombée dans une autre crevasse.

Nuwala s’est mise à jouer avec les mèches de cheveux de San, commence à les mâchonner.

- Ça va, ça se passe bien chez vous ? Depuis euh ...

Il fait un geste vague autour de lui, comme pour indiquer l’absence de neige.
Le Rivage des objets, pendant le Givre, ça devait être quelque chose de drôle à voir.

C'est vrai que Nuwala pèse son poids, et San a peut-être un poil surestimé sa force. Ses bras s'affaissent un peu lorsque Freckles la relâche, mais rien de bien inquiétant. L'artisane serre ses bras autour de la lionne, et est presque étonnée de voir à quel point elle est imperturbable.

- Toi aussi.

San ne retient pas le sourire flamboyant qui naît sur son visage. Malgré les circonstances, elle est vraiment heureuse de pouvoir les voir tous les deux, au point que sa peur s'estompe un peu. Comme dit, pas que Freckles en soit lui fasse peur : elle est inquiète de savoir qu'elle a pu le blesser, d'autant plus en rejoignant le camp des traîtres.

- Content que tu sois pas tombée dans une autre crevasse.
- Je pense sincèrement que je ne suis pas douée avec les ravins, lance-t-elle sur un ton presque taquin.

Il sourit, alors elle ne perd pas le sien. San penche un peu la tête lorsqu'elle sent que Nuwala joue avec ses mèches de cheveux. A croire qu'elle veut lui donner plus de matière.

- Ça va, je crois. Je ne me mêle pas trop à la vie du Port, mais il y a eu beaucoup de chantiers depuis la fin du Givre. J'en ai profité pour restaurer un bâtiment à l'abandon, et j'y ai ouvert une échoppe d'artisanat. Ça marche plutôt bien, je suis contente. J'ai même appris à écrire.

Pensive, elle grattouille la nuque et la tête de Nuwala, tout en se demandant si les lions ronronnent comme des chats.

- Comment ça se passe, au Grand Arbre ? Et... toi, tu vas bien ?

- Je pense sincèrement que je ne suis pas douée avec les ravins.

Freckles a un petit rire qui sort de nulle part. Il regarde San se laisser machonner les cheveux docilement, reconnaît ce type d’humour très posé et factuel, souvent de l’autodérision, c’est le même qu’avant.
Il est bien forcé de se rendre compte qu’elle a pas changé tant que ça, encore une fois.

- Ça va, je crois. Je ne me mêle pas trop à la vie du Port, mais il y a eu beaucoup de chantiers depuis la fin du Givre. J'en ai profité pour restaurer un bâtiment à l'abandon, et j'y ai ouvert une échoppe d'artisanat. Ça marche plutôt bien, je suis contente. J'ai même appris à écrire.

Il hoche la tête. Une échoppe, logique. Il se demande ce qu’elle y vend. Si les autres pirates trouvent ça bien. Si elle a des potes aussi, même si elle dit qu’elle s’en mêle pas (peut-être qu’elle lui ment pour le rassurer). Freckles a jamais mis les pieds au Port. Il sait pas trop ce qu’il imagine. Une série de ruelles sombres avec des mecs bourrés qui se battent tout le temps, peut-être ? Mais c’est sûrement pas ça.

- Cool, il commente.
- Comment ça se passe, au Grand Arbre ? Et... toi, tu vas bien ?

Il ouvre la bouche, s’apprête à répondre, et en entendant Grand Arbre, a comme une réalisation.

- J’essayais pas de te tirer des infos secrètes sur le Port hein, il se défend. On fait pas ça. Pas vrai ?

Et puis il se dit que San n’a surement même pas pensé ça. Y a que lui. Pour stresser pour des trucs à la con comme ça. Il se reprend très vite :

- Mais oui, ça va. Vraiment, ça va.

Il s’autorise un nouveau sourire. C’est pas juste une réponse lancée comme ça, après tout. Ça va pour de vrai. Et ça fait longtemps.

- On est retournés au Grand Arbre, enfin, il explique, toujours soucieux de garder certains détails secrets. Tout est presque comme avant. Avant la canicule et tout. Mais c’est le bordel aussi, à cause du froid, faut tout réparer. T’aurais adoré. Et on a fait une fête. Vu que maintenant il re-fait beau. Enfin ça t’as bien vu. Tu me dis si tu veux que je la reprenne hein.

Sans trop y réfléchir, il tend la main pour écarter une mèche de cheveux de San et lui épargner le sort de finir entre les crocs baveux de leur protégée. Les cheveux qui y sont déjà … il peut plus grand-chose pour eux.

San doit parfois regarder le sable de la plage pour se rappeler que ce n'est pas totalement comme avant. C'est la énième fois qu'elle se dit qu'il n'a pas changé. Sans doute la joie des retrouvailles, de sentir le poids de Nuwala dans ses bras, la chaleur de son pelage et elle qui bave sur ses cheveux. Elle est à l'aise, se détend. Rien à craindre, vraiment.

- J’essayais pas de te tirer des infos secrètes sur le Port hein. On fait pas ça. Pas vrai ?

C'est vrai qu'elle n'avait pas pensé à ça. C'est à son tour de laisser échapper un rire sincère, et de répondre :

- Oui, ne t'inquiète pas. La seule information que je peux te donner est l'emplacement de mon échoppe, mais je ne suis pas sûre que ça serve pour la prochaine bagarre.

D'autant qu'elle vit au Port, dans son coin. Hors de sa clientèle, les seuls contacts proches qu'elle a ne sont pas directement liés à Hook. L'espace d'un instant, l'artisane se demande ce qu'en penserait Freckles.
Puis elle l'écoute, un peu plus sérieuse. A son sourire, ses expressions, San se dit qu'il ne ment et qu'en effet, ça va vraiment. Elle est rassurée de se dire qu'elle a moins de nostalgie qu'avant. Elle sera toujours là, parce que certains chefs lui manquent, certains perdus également, mais que son meilleur ami est là, en vie, et qu'ils se parlent à nouveau.

- Tant mieux ! C'est sincère. Je suis sûre que les artisans s'en sortent, de toute façon.

Elle n'ose pas demander qui est le nouveau chef. San ne bouge pas quand le livreur tend la main pour sauver quelques-unes de ses mèches. Elle sourit, regarde à nouveau le sable. Puis secoue la tête, et jette ses cheveux par-dessus son épaule pour sauver ceux qui ne sont pas encore dans la gueule de la lionne.

- Non ça va, sauf si elle ne veut pas de moi. Ça n'a pas l'air d'être le cas, aussi elle rajuste sa prise afin de redresser un peu Nuwala.

San cherche quelque chose à dire. Elle a envie de continuer, alors elle fait quelque chose qu'elle ne faisait qu'avec ses plus proches amis du Grand Arbre : parler d'elle sans qu'on ne le lui demande.

- Je travaille surtout le bois dans mon échoppe. Je répare, mais je construis beaucoup aussi. Quelque chose qu'elle faisait peu au Grand Arbre. Des meubles, des outils agricoles... parfois des petites sculptures.

Elle a envie de lui dire qu'elle a quelques connaissances au Port, mais se ravise assez vite. C'est l'un des rares derniers sujets ou elle ne connaît pas son avis, si ce n'est qu'il n'aime pas les Pirates. Puis, est-ce qu'il y a une façon de lui dire que ses amis les plus proches sont des anciens perdus ? Si elle ne compte pas Eclipse.

Je suis sûre que les artisans s'en sortent, de toute façon, dit San.
Freckles hausse les épaules avec un demi sourire. Personne ne s’en sort vraiment, dans aucun groupe, alors elle a autant raison que tort. Il a pas vu Grumpy depuis un moment, non pas que ce con lui manque. En temps normal, il lui aurait dit, peut-être avec un peu de satisfaction même, vu qu’il n’est pas un grand fan du remplaçant de l’ancienne cheffe. Mais là, ce serait pas drôle.

San suit son geste et rejette en arrière le reste de ses cheveux, hors de portée des dents de Nuwala, et Freckles ne peut pas s’empêcher de les fixer, les deux. Il a toujours été le parent préféré, et d’ailleurs ça les faisait marrer, les deux, et probablement qu’il aurait été jaloux, si ça avait été l’inverse. Mais là, la lionne est dans les bras de l’artisane, et c’est trop mignon, trop doux, trop parfait quoi. San continue, sans qu’il aie besoin de demander :

- Je travaille surtout le bois dans mon échoppe. Je répare, mais je construis beaucoup aussi. Des meubles, des outils agricoles... parfois des petites sculptures.

Freckles tourne et retourne la petite statue de bois qu’elle lui a offert dans ses mains, souriant à demi.

- Oh tu fais quasi la même chose qu’avant. C’est cool.

Et puis il dit, sans réfléchir :

- Si je pouvais venir au Port, j’aimerais bien voir à quoi ça ressemble. Ta boutique. Il réalise ce qu’il dit, se reprend vite. Enfin je peux pas, évidemment, enfin je veux pas. Mais si c’était possible quoi.

Il pourrait rebondir, d’une blague, comme San l’a fait plus tôt, parler d’une éventuelle prochaine guerre entre leurs deux camps, dans laquelle il espère ne jamais la rencontrer, qui se passerait dans une petite boutique remplie de boites ornées et de chaises en bois. Mais non. A la place, il s’embourbe un peu. Il peut pas s’empêcher de l’imaginer, son échoppe. Il la visualise exactement comme la cabane des artisans, dans laquelle il venait regarder Harmony travailler des fois, juste comme ça.

- D’ailleurs, fait-il, se détournant pour essayer de cacher son embarras. Peut-être que y a des trucs ici qui pourraient être utiles. Pour toi. Et pour moi aussi, rajoute-t-il après une pause.

Un grand geste de la main, tout autour, désignant les objets merveilleux plantés dans le sable.

San sourit, le regarde tourner sa figurine en bois dans les mains. Elle se dit brièvement que si ça lui plaît, et s'il y a une prochaine fois, elle lui en offrira une autre. Sans crinière, peut-être un peu plus à l'effigie de Nuwala. Il faut d'abord qu'elle s'entraîne pour faire un portrait élogieux.

Elle devient un peu plus mal à l'aise en écoutant Freckles : pas à cause de lui, loin de là. Plutôt du sujet qu'elle a lancé. San a peur d'avoir éveillé un truc, ou d'avoir encore mis le doigt sur le fait que ouais, il pourra probablement jamais voir son échoppe. Et même s'il le pouvait, il ne voudrait sans doute pas. Distraitement, elle s'attarde sur son regard, ses expressions, comme si elle essayait de mieux le comprendre.

- Je fais la même chose qu'avant oui. C'est un bâtiment sur deux étages. Elle fait un geste vers le haut, qu'elle stoppe vite en sentant que Nuwala est bien trop lourde pour qu'on puisse la tenir d'un bras. Tu as l'entrée, avec le comptoir, une cuisinière, et quelques tonneaux où je range un peu de matériel. J'ai accroché des plans au mur, mais je ne dessine pas très bien. C'est plutôt pour montrer ce que je peux faire. Et derrière, il y a l'atelier avec tous mes outils, mes plans de travail et tous mes projets en court. Au deuxième étage il y a ma chambre.

Dans ses bras, Nuwala s'agite un peu. San ne saurait dire si c'est parce qu'elle est moins bien installée qu'avant, maintenant qu'elle a bougé son bras, où si Freckles est plus confortable qu'elle.

- Mais désolée, je ne veux pas t'embêter avec mes histoires. Elle marque une pause, puis revient à la dernière remarque de son ami : Je ramasse parfois des objets ici. Mais il y en a pas mal que je ne reconnais pas...

Son regard balaye rapidement la plage, et s'arrête au loin sur un objet qu'elle avait repéré il y a un moment. Une sorte de meuble carré, qui avait dû être d'un blanc immaculé avant d'être couvert par la mousse et les algues. Clairement un réfrigérateur, mais c'est un objet qu'elle n'a pas connu.

- Celui-là, je ne sais pas du tout ce que c'est. J'imagine que ça ne vient pas de mon époque, continue-t-elle en se décalant un peu. Mais il y a une porte et ça s'ouvre. La matière est un peu bizarre, aussi. C'est lisse, et ça sonne creux. Tu sais ce que c'est ?

Elle s'arrête à nouveau. Ils ont peut-être besoin de bouger un peu, d'explorer la plage, pour se changer les idées.
Comme avant.

- Tu veux qu'on fasse un tour pour voir ce qu'il y a ?

Freckles se rend compte de quelque chose d’un peu ennuyeux, et c’est qu’il a vraiment envie de voir à quoi ressemble la boutique de San.
Il a jamais eu beaucoup d’imagination, et il lui faut se concentrer pour visualiser le batiment qu’elle lui décrit, avec douceur et détails. Mais il se surprend à vouloir en savoir plus. Est-ce que la maison est enfermée entre deux autres, ou seule, est-ce que San a mis des plantes partout, de quelle couleur sont les murs, et est-ce que ça sent le bois et l’humidité comme dans la Fabrique, au Grand Arbre, ou plutôt une odeur inconnue à lui, celle du Port ? Il ne pose pas de questions, de peur que sa curiosité soit trop évidente, et qu’elle veuille dire quelque chose.

Oui, Freckles se rend compte d’un truc ennuyeux.
C’est qu’il est triste à l’idée de jamais y aller, dans cette foutue boutique.

- Mais désolée, je ne veux pas t'embêter avec mes histoires.
- Tu m’embêtes pas du tout, il s’empresse de répondre.
- Je ramasse parfois des objets ici. Mais il y en a pas mal que je ne reconnais pas...

Ils regardent tous les deux autour d’eux. Il y a le piano bien sûr, et des tas d’autres choses, qu’il reconnaît, d’autres non. Un fauteuil dont les coussins ont déjà été chapardés, une grande lampe, un réveil tout rond avec ces petites cloches stridentes sur la tête. San désigne quelque chose :

- Celui-là, je ne sais pas du tout ce que c'est. J'imagine que ça ne vient pas de mon époque. Mais il y a une porte et ça s'ouvre. La matière est un peu bizarre, aussi. C'est lisse, et ça sonne creux. Tu sais ce que c'est ?

Freckles se met à rire.

- Ça ?

Il s’approche de l’objet en question. Le meuble, plutôt.

- C’est un frigo. Sans qu’il arrive à se l’expliquer, la conversation lui semble familière. C’est pour garder la bouffe au frais. Enfin, faut de l’électricité pour que ça marche.

Sans trop d’hésitation, il tend la main vers la poignée recouverte d’algues gluantes et tire dessus, ouvre la porte après une légère résistance. Il s’attend à voir l’intérieur rempli de coquillages et d’eau, mais la porte a l’air surprenamment hérmétique. A l’intérieur, plusieurs bouteilles de verre sont sagement rangées.

- Jackpot on dirait, il dit sans pourtant ramasser les bouteilles (sans savoir ce qu’elles contiennent, ce serait con de s’y risquer). Tu veux le ramener chez toi ?

Il adresse à San un sourire malicieux. Oui, elle pourra le mettre entre deux tonneaux, dans sa piaule. Pas de quoi le brancher, mais ça fait une super armoire, très moderne. Sûr qu’au Port ils ont pas ça. Dommage que ça pèse trop lourd.

- Tu veux qu'on fasse un tour pour voir ce qu'il y a ?

Ouais.
Nuwala se dégage finalement des bras de San desquels elle commençait à glisser pour aller attaquer à coup de pattes le coffre sous lequel le petit crabe s’est enfoui. A la place, Freckles offre son bras à la pirate. Et ils se mettent à marcher au milieu de cet immense océan de sables et de trésors.

- Ça par contre. Aucune idée de ce que c’est.

Il ramasse un truc qui lui attire l’oeil, une espèce d’objet en plastique qui s’ouvre en deux comme une boite, mais au lieu d’un récipient, il a deux petits écrans gorgés d’eau salée et des boutons sur lesquels il s’amuse à appuyer. Il le glisse dans sa poche.

- Et ça, tu pourrais en faire un truc ? Un trousseau de clés qui tinte alors qu’il les place dans la main libre de San. Une déco. Ou un instrument. Je sais pas moi. C’est toi l’inventrice.

Au fur et à mesure qu’ils marchent, leurs bras se remplissent d’objets inutiles drôles et colorés, dont ils vont sans doute se débarrasser.
C’est juste un prétexte.