A la nuit tombée, une fois les petits couchés et leur tête remplies de belles histoires pour faire de jolis rêves, les Mères cherchent le calme dans leurs petites huttes ou convergent vers le Bassin Pur pour quelques ablutions nocturnes avant qu'on ne recouvre celui-ci de sa bâche tressée.

Mirela rate rarement l'occasion même quand il fait un peu froid comme ce soir. Il n'est pas tellement question de propreté, elle aime surtout le contact de l'eau qui glisse sur sa peau nue, les lucioles qui constellent les petites mares d'étoiles ; la chance, pourquoi pas, de croiser une fée lunaire égarée. La solitude ne la dérange pas, elle a l'habitude. Et puis, entourée de nature si vivante on est jamais vraiment seul.

En apnée elle plonge vers le fond, laisse ses doigts effleurer la douceur de la tourbe avant de remonter a la surface, les cheveux ruisselants dans la pénombre.

Quelques minutes de ce manège et soudain son oeil accroche la mince silhouette assise au bord de la mare qui ne semble pas l'avoir remarquée, probablement trop perdue dans sa contemplation et ses pensées. Une voix légère parvient jusqu'à elle, la mélodie est jolie.

Ondoyant comme une sirène maladroite, la Songeuse s'approche de la jeune fille qu'elle reconnaît bientôt comme l'une de ses collègues. C'était à s'y attendre, l'endroit leur étant réservé à ce moment de la journée, néanmoins elle n'aurait probablement pas chassé un non-privilégié qui serait venu s'y aventurer en défiant les règles. L'autorité, bien qu'elle n'y soit pas foncièrement opposée, l'a toujours plus ou moins dépassée. Mais elle comprend la volonté d'accorder un peu d'intimité aux jeunes filles, loin des yeux adolescents de leurs compères masculins.

Pour sa part elle s'en fiche un peu. Les garçons du Grand Arbre ne sont pas comme les hommes adultes, leur regard tient souvent davantage de la curiosité intéressé que de la lourdeur obscène.

Après quelques brassées Mirela a rejoint la Mère dont elle peine un instant à se rappeler le nom. Ses mains accrochent l'herbe de la rive pour se stabiliser mais elle reste immergée. Elle dévisage un instant la fille et puis ça lui revient.

Christa. Salut. son anglais est encore fortement teinté d'accent roumain et parfois peu naturel mais il s'y accommode gentiment Tu ne viens pas te baigner ? C'est très agréable, ça me rappelle les lacs de montagne chez moi.

Mirela se sent bien dans l’eau fraîche; celle-ci est douce et caresse son corps à chaque brassée. Face à elle, elle remarque à peine la main tendue de sa collègue, son attention toute portée sur le visage timide de celle-ci. Elle trouve Christa très jolie; une petite biche blanche dont elle a bien envie - pourquoi pas - de devenir l’amie.

Tu as dit qu'il y avait des lacs en montagne ? Ca devait être très beau, surtout la nuit, ou aux couchés et levés du soleil

Même sa voix est délicate, une brise tiède qui dérange à peine sur son passage. La Songeuse sourit en repensant à ses montagnes, à son gitan; un peu nostalgique mais jamais vraiment triste. Elle a choisi de partir pour venir ici vivre la magie et la nature enchantée pour toujours. Chez elle, elle aurait vu peu à peu sa forêt se faire décimer pour décorer des maisons d’ailleurs et les braconniers auraient fini par tuer son bison et ses loups. Et elle serait morte avec eux comme une créature d’un autre temps, son essence arrachée par les griffes de la modernité.

Oh oui c’est très beau. La nuit c’est comme un miroir pour la lune et la journée l’eau est bleu ciel au milieu de l’herbe et des fleurs sauvages.

Elle aimerait bien pouvoir emmener Christa un instant dans sa tête, lui partager les souvenirs colorés, l’odeur des pins et la sensation sous les pieds des prairies tièdies dans le soleil d’été.

Moi en fait, je crois que je ne me suis jamais baignée, je veux dire, dans des grands endroits comme celui là..

C’est au tour de Mirela de tendre la main, sa main aux doigts abîmés de travail, à la Mère apprentie, l’invitant à la rejoindre dans le Bassin. Elle ne la force en rien, une simple proposition à partager ce moment de grâce ensemble.

Je te promets, quand on bouge il ne fait plus froid.

Immergeant à nouveau son bras elle nage un peu comme pour illustrer son propos.

L’eau, si tu l’apprivoises, elle te porte et te donne l’impression de voler. Et puis je suis là pour te montrer et t’aider si tu ne sais pas.

Christa se laisse glisser d’un bloc dans l’eau mais pas comme un rocher, elle est trop gracieuse pour ça. Sa première immersion se fait sans remous jusqu’au moment, ou privée de véritable appui, elle panique et se débat contre l’eau. C’est là que les flots deviennent traître, lorsqu’on les combats. Mirela le sait bien alors elle nage jusqu’à la Mère pour la secourir des griffes aqueuses. Elle la laisse se servir de son corps comme radeau pendant qu’elle guide sa main jusqu’à la rive où la terre ferme et les herbes l’aideront à se maintenir à la surface.

Tu veux bien m'apprendre ? je n'ai pas eu l'impression de voler pour l'instant.

La Songeuse rit doucement puis lui sourit, compatissante et juste un peu amusée.

C’est plus difficile si tu gardes ta robe. Elle devient lourde et coule vers le fond, toi avec. du bout de l’index elle effleure l’avant-bras de la jeune fille Ta peau, elle, elle reste légère, l’eau glisse dessus comme sur les écailles des poissons.

Comme pour llustrer son propos, Mirela effectue quelques brassées avec facilité, plonge sous la surface et réapparait près de l’autre Mère.

Ici il n’y a personne pour te voir. Les hommes ne viennent pas et les garçons ne sont pas méchants.

Tout de même, la pensée que Christa n’ait jamais connu les joies d’un bain nocturne ou même d’une nage sous le soleil la rend un peu triste. Jolie comme un biche mais recluse dans les codes et lois étranges des humains qui se privent eux-mêmes de leur nature.

Si tu ne veux pas je peux essayer de t’apprendre quand même mais tu ne te sentiras pas libre. Ce sera toujours se battre avec l’eau et pas jouer avec.

Mirela, dans la pénombre lunaire et l'eau autour d'elle, adresse son sourire le plus franc et joyeux à la petite Mère. Elle a le sentiment de s'être, peut-être, trouvé une amie mais ce n'est pas tant ça qui lui réchauffe le coeur que de voir la jeune fille abandonner l'éducation et les codes des humains l'espace d'un instant et embrasser la liberté d'un état de nature ancestral. Sans réfléchir au autres et pas plus loin que son propre sentiment d'évasion.

Voila, maintenant je.. je fais comme toi ?

Bien qu'encore un peu malhabiles dans ses premières brassées, Christa paraît y mettre de l'ardeur. La Songeuse est très fière comme si elle assistait au premier vol d'un oisillon qu'elle aurait soigné elle-même.

Bravo ! Rappelle-toi comment les grenouilles nagent, fais la même chose avec tes jambes.

Elle reste proche de l'Effacée, qu'elle aurait mieux nommé ''Éthérée'', se mouvant avec grâce autour d'elle, prête à plonger la récupérer au milieu des algues si elle devait trop se fatiguer.

Tu sens la différence ? L'eau est plus gentille avec toi maintenant.

Pour ce soir elles ne feront sans doute pas long, le corps engourdi elles iront ensuite sécher un moment sur l'herbe douce qui entoure le Bassin avant de retourner à leurs huttes et leurs songes nocturnes.

Et puis, de toute façon, elles ont l'éternité à présent pour revenir et s'imaginer animal marin le temps d'une baignade.