A sa question, Freckles lui décoche un regard étonné. C’est vrai que ça sort de nulle part comme remarque, qu’il faut aller la chercher loin la ressemblance, mais il avait besoin d’un sujet de conversation pour détendre l’atmosphère.

« Bien sûr que je me souviens. »

Bien sûr qu’il se souvient. Quel con.

« J’avoue que je me suis pas giga entrainé depuis. »

Cette confession lui arrache un sourire amusé. Il faut dire qu’après tout ce qui s’est passé entre temps, ça ne l’étonne pas. La fin de la pluie, le givre… Il s’en est passé des choses…

« C’est comme le vélo, ça s’oublie pas. » Puis réalisant : « Je n’ai pas fait de vélo depuis… »

Depuis trop longtemps pour qu’il s’en souvienne. Peut-être même avant Peter, avant l’Île, avant tout ça. Ça lui fout le vertige alors il n’y pense plus.

« J’ai pas oublié, tu sais. Ton concert. »

C’est cette fois-là, après que Freckles lui ai offert sa guitare, qu’il lui avait fait cette promesse. Ça remonte à loin mais il s’en souvient. Il s’est entraîné, comme ça, il fera les choses bien pour une fois.

« Je sais que je te dis ça souvent mais c’est pour bientôt. »

- C’est comme le vélo, ça s’oublie pas.
- C’est vrai, concède Freckles, qui en réalité n’en a aucune idée.
- Je n’ai pas fait de vélo depuis…

Freckles considère Just pendant un moment. Il se demande s’il a bu, et si c’est ça qui le rend sentimental, et qui le fait commencer des phrases qu’il n’a aucune intention de finir. Il en est pas sûr. Le petit groupe est rentré en fanfare, a mis le feu à la scène, et après ça le sentinelle est parti sans avoir le temps de choper un gobelet. Peut-être que c’est juste la fête, alors. Freckles aussi se sent différent même s’il peut pas l’expliquer.

« J’ai pas oublié, tu sais. Ton concert. Je sais que je te dis ça souvent mais c’est pour bientôt. »

Un hein? menace de s’échapper de ses lèvres, mais il se contente de fixer Just en clignant des yeux pendant quelques secondes. Il sait de quoi il parle, bien sûr, et il arrive même à faire le chemin mental. Cette promesse en l’air, la guitare, siffler, c’était tout le même jour. Par dessus l’épaule du sentinelle, Freckles fait un signe de tête en direction de la Cabane à Manger où la boum bat son plein.

« C’était pas ça ? Le concert ? » il a un demi sourire. « C’est vrai qu’on t’entendait pas très bien jouer là dedans. »

Entre la batterie, l’electrique et les hurlements … Il fait taire la voix qui lui répète à chaque fois que Justice n’a sans doute juste pas envie de le faire, ce stupide concert, parce que cette fois, c’est lui qui en a parlé, et pas Freckles. Ça règle le sujet, non ?

« Mais okay. Bientôt. J’suis prêt. »

Son sourire refuse de quitter ses lèvres. Il aimerait bien croire qu’il est un peu moqueur, mais c’est pas tout à fait ça. Alors pour en rajouter une couche, il s’informe :

« Tu vas chanter aussi ? »

Just ne sait pas ce pas pourquoi mais il se sent bien. La musique adoucit les mœurs à ce qu’on dit ? Apache ne serait probablement pas d’accord avec ça. Pourtant, il est là, assez détendu malgré leur coup d’éclat, il a l’impression de s’être fichu une cible dans le dos. Et pourtant, il se sent bien – bien qu’un peu nostalgique. Peut-être qu’il a perdu l’habitude du Grand Arbre, de la vie en communauté. Peut-être que l’Ossuaire, ça va lui manquer.

« C’était pas ça ? Le concert ? C’est vrai qu’on t’entendait pas très bien jouer là dedans. » fait remarquer Freckles.

Just rigole, doucement. Ouais, lui-même ne s’entendait pas très bien. En descendant de scène, il avait les oreilles qui sifflaient un peu. Au final, sa présence n’était peut-être pas nécessaire. Mais il l’a fait quand même. Comme quoi, même lui il peut être un peu con.

« Mais okay. Bientôt. J’suis prêt. » dit le rouquin en souriant. « Tu vas chanter aussi ? »

Just détourne la tête, une grimace tant amusée qu’embarrassée. Il a l’impression de se faire enfoncer. Mais c’est Freckles alors il sait que c’est pas méchant. Mais quand même, c’est un peu gênant, il a pas l’habitude de se lancer dans des projets comme ça. Il espère que ça en vaudra la peine.

« Va savoir. », qu’il s’esquive.

«  Va savoir. »

Freckles se marre. Va savoir. La question semble avoir touché juste – touché quoi ? Il sait même pas. Il s’attendait à aucune autre réponse que non. Just regarde ailleurs, gêné ou juste un peu emmerdé (ou les deux), alors Freckles laisse mourir sur ses lèvres le je rigole, laisse tomber qui lui vient en tête, et laisse aussi dévier son regard sur le reste de la fête. Les lampions accrochés aux branches, les cigales sur les troncs, les perdus tout autour d’eux. Il croise le regard de l’un d’eux. Et puis un autre. Et il realise un truc, c’est que les autres duos de pingouins, eux, ne dansent plus. Et deuxième truc, il se rend compte que la musique s’est arrêtée, et que ça fait sans doute un moment.

Jusque là, ça lui posait pas de problème. Comme quoi quand il avait dit à Just qu’il y avait pas besoin de suivre le rythme, il avait pas complètement tort. On peut aussi ne rien suivre du tout. Malheureusement, dès qu’il se rend compte qu’il n’y en a plus, de musique, il bugue. Il manque un pas, trébuche, marche sans le vouloir sur le pied du sentinelle, la fatale erreur que celui-ci lui avait promis de ne pas faire.

« Merde, putain. Pardon. Merde. »

Il recule d’un pas, sentant ses joues chauffer sérieusement. Autant pour sa crédibilité de danseur (pour autant qu’il en aie une).

L’espace d’un instant, Just s’est comme réfugié en lui-même. Ses gestes se font machinaux et il n’entend même plus la musique alors qu’il pense à ses préparatifs. Il n’est pas encore sûr de la chanson mais il sait où il compte jouer. Et au fond, c’est peut-être ça, le plus important.

Et puis d’un coup, comme un vinyle qui s’enraye, le fragile équilibre sur lequel reposait leur danse est brisé. Y’a un truc qui leur échappe, Freckles lui marche sur le pied, s’écarte vivement.

« Merde, putain. Pardon. Merde. »

Just ne bouge pas, pris un peu de court. Sur le coup, il aurait pas été capable de dire si c’est lui qui a fait une connerie qui les as mené là ou si c’est réellement la faute de Freckles. Mais ce dont il est sûre en revanche c’est que :

« C’est pas grave ! », il lève les mains, l’air de dire rien de cassé. « Je me suis déconcentré, j’aurais dû… »

Et puis, il la remarque enfin, l’absence de musique. Ils ont changé de groupe ? C’est ce qu’il aimerait penser mais quelque part, il ne peut pas s’empêcher de penser à Apache qu’il a laissé à l’intérieur.
Le sentinelle a le sentiment qu’il s’est encore une fois esquivé d’une salle histoire. Et pourtant, il y a comme un mélange de regret et d’inquiétude qui noircit un peu le tableau.

« C’est moi, je suis trop con. Désolé. »

Just le regarde sans bouger pendant quelques secondes avec l'air de quelqu'un qui vient seulement de débarquer au milieu d'une scène. Et puis avant que Freckles aie le temps de se sentir trop con, il lève ses mains devant lui comme pour le rassurer.

« C’est pas grave ! Je me suis déconcentré, j’aurais dû… »

Une pause.

« C’est moi, je suis trop con. Désolé. »

C'est à Freckles de pas savoir quoi dire. L'excuse lui semble trop sincère, alors que le sentinelle a rien fait de mal.

« Mais non, c'est moi qui... »

Il s'interrompt. C'est moi qui suis trop con, il s’apprêtait à dire. Et puis Just dirait ensuite non, non, vraiment c'est moi, et ainsi de suite jusqu'à ce que mort s'ensuive. Alors à la place il se met à rire. La réaction de Just, presque plus dramatique que la sienne, lui rappelle que tout ça n'est pas si grave.
Ils l'avaient prédit, qu'ils se foutraient la honte.
Pas si grave.

Freckles, qui a soudain froid aux mains et ne sait plus trop quoi en faire maintenant qu'elles sont libres, décide de les foutre dans ses poches.

« Alors ? » il demande, se fendant d'un sourire presque désolé. « Du coup, t'aimes bien ? »

Parce que c'était ça la question à l'origine, non ?
Mais c'est pas du tout comme se battre.

L’intimité laisse place à la pure confusion lorsque Just et Freckles échangent des excuses et des politesses qui ne servent qu’à les embarrasser davantage. Alors d’un accord tacite, ils choisissent d’arrêter. Le sentinelle passe la main sur sa nuque qu’il fait légèrement craquer et son regard commence à s’esquiver du côté de l’entrée. Qu’est-ce qu’il fait Apache ?

Et puis Freckles commence à se marrer alors d’abord Just se dit que c’est sûrement de lui qu’il se moque. Mais, c’est un rire contagieux qui lui étire les lèvres, qu’il finit par imiter. Non c’est pas lui. C’est d’eux. Cette situation est juste absurde.

« Alors ? » reprend le chef, mains dans les poches.
« Du coup, t'aimes bien ? »

Il a un sourire navré un peu mignon, comme s’il prenait quand même la responsabilité de la situation. Et cette fois, Just décide de le laisser faire. Après tout, c’est lui l’expert.

« Tu t’es fichu de moi, ça n’a rien à voir avec un combat, ça. », il entame d’un ton presque contrarié. « Mais c’est pas si mal. Je pense que je peux mieux faire. », il ajoute en se marrant doucement.

Même si sans la musique, ça risque d’être plus compliqué.

« Tu t’es fichu de moi, ça n’a rien à voir avec un combat, ça. »
« C'est vrai. »
« Mais c’est pas si mal. Je pense que je peux mieux faire. »

Freckles reste silencieux quelques secondes le temps que l'info rentre. Pas si mal, dit d'abord Just malgré la pique qui a précédé. Et puis la suite. Freckles se sent de nouveau une petit faiblesse au niveau des genoux. Il peut essayer de tourner la phrase dans tous les sens qu'il veut, il doit bien admettre que le sens est assez clair.
C'est une invitation.
Une deuxième, en fait.
Ou alors il est vraiment très con.

« Tu peux mieux faire », il répète avec un petit sourire qui lui étire le coin des lèvres. « T'as remarqué qu'il faut être deux ? »

Il peut pas s'empêcher de lâcher l'évidence alors que Just l'a clairement fait exprès. C'est ce qu'ils font depuis le début de la conversation, se chercher l'un et l'autre. Mais la nervosité le rend pas plus malin. Il sort les mains de ses poches, en tend une devant lui paume vers le haut.

« Montre ? »

Il sait pas très bien pourquoi il formule ça comme une question.

Il y a un temps où ils se jaugent, chacun prenant la mesure de ce qu’il vient de dire. Freckles devine rapidement ses intentions. Justice, lui, se découvre des initiatives et se demande s’il pourra assumer. Il va bien falloir, maintenant. Ce serait un peu con de faire demi-tour.

« Tu peux mieux faire », lui répète Freckles. « T’as remarqué qu'il faut être deux ?
— J’avais remarqué. », réponds Just en lui rendant son sourire.

Tandis qu’ils se font face, la musique reprend. A croire qu’il ne s’agit que d’un simple ressort scénaristique qui va et vient sans tenir compte des événements récents. Freckles tend une main qu’il saisit. Cette fois, il sait comment se placer et où mettre les siennes.

« Montre ? »

Just ne répond pas par la voix mais par les gestes. Est-ce qu’il s’est transformé en danseur expérimenté ? Bien sûr que non, il ne fait que reproduire la routine que Freckles vient de lui expliquer. Mais ses gestes ont gagné en assurance, et ça se sent. Maintenant qu’il connait la direction, il n’a plus besoin de fixer ses pieds ou ses mains. La musique a changé aussi, et son corps y répond en se faisant plus dynamique et plus nerveux.

Le sentinelle ne sait pas ce qu’en pense Freckles mais pour lui c’est certain : il y a du mieux.

Just attrape sa main tendue et il a immédiatement envie de s’excuser de la froideur de ses doigts - un problème qui l’a jamais autant mortifié qu’en cet instant. Mais Just ne fait pas de remarque et se contente de les repositionner comme ils étaient avant. La musique, dans le fond, redémarre, au grand soulagement de Freckles, qui peut pas s’empêcher d’imaginer tout un tas de paires d’yeux dans son dos, celles des autres danseurs auparavant désoeuvrés, ça lui picote presque la nuque. Il s’efforce de se concentrer sur ce qui se passe devant lui, c’est-à-dire le deuxième round (pas un combat, on a dit) de danse. Plus assurée, plus en rythme. Mieux quoi.

Mais ça il va pas l’admettre à Just. Faudrait pas qu’il prenne la grosse tête.
C’est parce que c’est la deuxième fois, et que maintenant ils savent faire, et pas parce que c’est le sentinelle qui mène ou quoi.

Au début il se concentre, parce qu’il a pas envie de refaire son erreur, mais très vite il se rend compte que c’est inutile et se détend. Il connaît pas cette musique (il connaît jamais), mais il aime bien, même s’il entend pas vraiment les paroles à cette distance de la cabane. Cette fois, Just ne regarde pas ailleurs, alors il soutient son regard la plupart du temps, même si cette tâche de maquillage noir n’arrête pas de le distraire, décidément.
Et puis il peut pas s’empêcher de sourire, même en se mordant l’intérieur des joues.
Une fois ou deux, il ouvre la bouche comme s’il voulait dire un truc et la referme aussitôt.
Ouais, c’est une bonne soirée.