Mephistopheles avait longuement évité de s'approcher du Port. Désormais qu'il était à nouveau fréquenté par les vivants - ceux qui l'étaient vraiment, ceux que la glace n'avait pas transformés - il lui était devenu ironiquement plus compliqué d'aller sur les berges en toute tranquillité.

La soif était devenue handicapante, et cela durait depuis un moment. Les tiraillements douloureux dans sa gorge ainsi que ses lèvres asséchées en étaient un rappel constant. Il devenait excessivement difficile de se contenir à proximité de tout ce qui bougeait et qui avait un pouls. Même le dégoût visuel qu'il éprouvait pour le sang ne suffisait plus à réprimer complètement ses appétits. Mephistopheles se trouvait bien souvent absorbé par la vision des fluides contenus ici et là, dans des récipients. Lorsqu'il se réveillait de ses rêveries, il était agacé de se rendre compte du temps qu'il avait accidentellement pu perdre à contempler l'horreur liquide.

L'issue qui viendrait à cette situation était claire. Pourtant, incapable de rationnaliser moindrement la chose, Mephistopheles ne pouvait rien faire d'autre que foncer encore et toujours dans le même mur. Il ne réfléchissait pas aux conséquences. Il se contentait d'éviter par instinct les situations les plus à risque.

Il était pourtant impossible de fuir certaines zones de l'Île ad vitam aeternam. Son œuvre devait être poursuivie. C'est ainsi qu'il s'était finalement résolu à rejoindre le Rivage par les airs malgré les chances qu'il avait d'y croiser un pirate. Il restait aussi loin que possible des zones habitées. Il errait entre les dépouilles échouées d'objets plus ou moins improbables, tous issus de son univers d'origine.

Ce qui l'intéressait, c'était de mettre la main sur des partitions qui manquaient encore à la collection du Manoir. Il se baissait et fouillait régulièrement les endroits qui lui paraissaient susceptibles d'en cacher.

"Mephistopheles ? Quelle bonne surprise !" S'enthousiasma une voix connue, dans sa langue natale.

Le vampire sursauta brutalement et tourna un regard vif, déjà trop prédateur, dans la direction du son. C'était une surprise, sans nulle doute, mais elle était loin d'être bonne. Il répondit à son tour en allemand :

"... Amalia. Que faites-vous ici en plein milieu de la nuit ?
- Vous savez que j'aime me balader de nuit. Comment vont vos élèves, depuis le temps ?"

Et ses élèves à elle, pour certains. Amalia Fritz figurait parmi les contacts que Mephistopheles avait réunis dans l'objectif de compléter ses enseignements. Elle était très bonne flûtiste, et un professeur exemplaire. Il se trouvait qu'elle était aussi viennoise, d'une époque bien antérieure à la sienne. Il leur était arrivé d'en parler, la bermudonne se montrant particulièrement curieuse d'entendre à quoi ressemblait sa ville deux siècles auparavant. Mephistopheles trouvait Amalia d'une compagnie agréable. Pourtant, ce qu'il appréciait le plus chez elle en cet instant, c'était l'odeur de son sang.

"Mephistopheles.. ? Quelque chose ne va pas ?"

Il avait perdu sa langue. Il la fixait avec une avidité évidente. Quelques tremblements témoignaient d'une lutte interne vaine, déjà perdue : il avait trop attendu. Interrompu dans sa besogne à un moment où il ne s'y attendait pas, il n'était plus capable du moindre contrôle sur lui-même. Elle reculait. Les respirations inutiles du vampire devenaient plus lourdes. Elle agissait comme une proie et cela ne faisait qu'attiser ses instincts de chasseur.

"... Vous me faites peur, arrêtez..."

L'œil gris de Mephistopheles se teinta lentement de rouge, jusqu'à prendre la même couleur que l'autre. Voyait-on vraiment la différence, dans la nuit ? Ses tremblements cessèrent. Le silence n'était plus coupé que par les souffles effrayés de l'humaine. La dernière chose qu'Amalia vit probablement avant qu'on ne lui saute à la gorge fut un rictus que toute humanité avait quitté.

--

Il baignait dans une satisfaction qui partant de brûlante était devenue tiède, mais qui n'en restait pas moins pleine. Des délices éclataient encore sur sa langue. Le souvenir des torrents exquis coulant dans sa gorge moribonde le contentait à tel point qu'il avait l'impression qu'il n'aurait plus jamais besoin de rien. Le sang ne coulait presque plus, mais ce n'était pas grave. Ses désirs assouvis n'en demandaient pas plus.

L'instant avait été celui d'une brutale félicité. Il n'avait pas su retenir ses gestes. Il n'en avait pas eu l'envie. Des os avaient craqués. Des gerbes rutilantes avaient sauté plus loin qu'elles n'auraient pu. Mephistopheles pourtant toujours bien apprêté était désormais débraillé. Le nœud retenant ses cheveux avait glissé. Son visage dégoulinant se détacha de la gorge de la morte.

Durant quelques instants, il essaya de se rappeler où il était.

Son regard tomba sur le cadavre aux yeux exorbités et soudain, il se souvint. Le rouge redevint anthracite et sans attendre, le calme de l'Eploré s'effrita.

Nausée brutale. Pourtant, il savait que rien de ce qu'il avait absorbé ne ressortirait de lui. L'image du corps mutilé de Stern se superposa brièvement à celle d'Amalia.

Il avait encore recommencé.

"Aaaah... Aaaaaaaah..."

Horrifié au point que ses pleurs ne s'exprimaient plus dans le silence qui les caractérisaient une majeure partie du temps, Mephistopheles observait ses mains souillées et derrière elles, ce qu'il restait d'une femme qu'il avait appréciée.

Elle se balade au Port, la Veine. Vêtue d’une robe moins apprêtée qu’à l’accoutumée, presque déguisée pour ne pas faire tache au milieu des vivants. Elle se promène, apprécie la vie qui a envahi les rues au printemps et pulse comme le sang dans les veines. Il est bruyant le Port, rempli de chaleur et d’odeurs comme si l’Hiver n’y avait jamais regné. Belladone y erre une partie de la soirée avant que les sensations ne saturent trop.
Un peu de calme lui fera du bien.

Près du Port, il y a la plage et ses remous étranges. La Veine préfère le désert, mais n’ira pas se plaindre : l’Île au Printemps est déjà tellement plus belle, tellement plus vivante.

Dès l’instant où l’agitation du Port laisse place au calme relatif du rivage où s’échouent de curieux objets, Belladone sent qu’elle n’est pas seule. Elle perçoit l’odeur de la mort avant même de voir les silhouettes découpées par la lumière de la lune, entendre les pleurs. Ses pas s’accélèrent, mus par une curiosité mortifère.
Et voit, enfin, le tableau sanglant et pourtant magnifique que forme cette femme qui gît, bétail sans vie.
Et penché sur elle, un être qu’elle reconnaît.

- Oh...

Les pleurs de Mephisto lui fendent le cœur plus efficacement que n’importe quelle supplique humaine. Portant la main à sa poitrine en un geste théâtral mais pourtant sincère, la Vampire s’avance, ignore le sable écarlate sous ses pas.

- Mephistopheles ?

Elle l’appelle doucement, consciente de la détresse de son compagnon. C’est qu’elle sait, la Veine, à quel point l’Éploré n’aime pas tuer. Ça l’a toujours un peu dépassée, mais elle ne lui en a jamais tenu rigueur. Quelque part, elle-même sait bien que les émotions ne sont pas toujours rationnelles...

Sa main se tend, en direction de Mephisto. Et s’arrête à mi-chemin, hésitante. Que faire ? Que dire ? Oh, s’occuper de la morte risque d’être une sinécure mais ils ne peuvent décemment pas la laisser là. Il la voudra sans doute dans son cimetière, comme les autres.
Retenant un soupir peiné, Belladone se surprend à penser que, décidément, certaines amitiés sont plus contraignantes que d’autres.

Plongé dans l'horreur qu'il venait de commettre, Mephistopheles n'avait pas fait attention aux perceptions qui lui provenaient de l'extérieur. Elles frôlaient sa bulle de douleur et de culpabilité sans l'éclater.

Pourtant, quand Belladone l'appela, le vampire leva la tête. Il n'avait plus en lui les ressources d'être surpris par cette apparition, toute inattendue qu'elle fut, car ils étaient tous les deux bien loin d'Halloween. Trouver la Veine à proximité du Port n'avait en soi rien d'étonnant, mais se croiser à un tel moment restait un curieux hasard. Un malheureux hasard, en réalité.

Un malheureux hasard de plus. Amalia n'aurait pas dû être ici. Cette absurde tragédie n'aurait jamais dû survenir.

Mephistopheles regardait Belladone dans les yeux, ses mains ensanglantées toujours levées en coupe sous son visage. Il pleurait inlassablement. L'horreur et la culpabilité furent très vite rejointes par une honte cuisante à l'idée d'être trouvé dans une pareille posture.

Il avait une conscience aigue de l'apparence pitoyable qu'il avait actuellement : son visage, ses mains, ses vêtements froissés et défaits étaient recouverts de sang. Ses cheveux détachés, décoiffés, entouraient tristement son visage, lorsque le vent ne les lui collait pas au travers. Pour Mephistopheles, le paraître avait toujours eu une importance cruciale. Il voulait que l'image qu'il offrait au monde soit parfaite. Il fallait que rien ne dépasse. Il fallait rester sobre, pudique, discret, et ne montrer que les émotions qu'il était convenable d'exprimer devant public.

Ne surtout pas montrer le monstre abject qui sommeillait en lui. Ne pas perdre le contrôle. Ne pas se montrer faible et dépassé par les événements comme il l'était en réalité, sous toutes les couches d'indifférence et de froideur dont il se parait, parfois même devant Belladone, même si elle le connaissait mieux que beaucoup, ne serait-ce que parce qu'elle l'avait connu avant.

Pris en flagrant délit d'échec, de défectuosité, de fragilité, Mephistopheles se sentait démasqué. Il était pathétique. Il avait honte. Il s'en voulait. Il se détestait. Il exécrait l'insuffisance de sa volonté, et son incapacité à se sortir de ce schéma répugnant qu'il ne cessait de reproduire et dont il ne se départirait sans doute jamais.

Mortifié, l'Eploré baissa les yeux sur le sol et leva le bras pour essuyer son visage ensanglanté contre sa manche. Il arrêta ce geste barbare avant de l'avoir accompli jusqu'au bout. Non. Pas ça. S'il faisait ça, de quoi aurait-il l'air ? Ca serait encore pire. Son visage se déforma dans une brève moue haineuse. Démon. Meurtrier. Monstruosité.

Il ne trouvait pas les mots qu'il aurait voulu dire. Il n'était pas certain qu'il y en avait. Il était déjà appelé par les gestes suivants : ces gestes machinaux, nécessaires, qu'il faisait tout le temps. Il fallait qu'il s'en occupe, même si Belladone était ici, et même s'il détestait son incapacité à réagir mieux que cela à la présence compatissante de son amie.

Il ne méritait pas sa miséricorde.

Toujours sanglotant, Mephistopheles chercha au sol le ruban noir qui avait glissé de ses cheveux. Ce bout de tissu était devenu la plus précieuse de ses possessions. Il en approcha la main avec douceur mais une fois de plus n'alla pas jusqu'au bout de son geste car il était hors de question qu'il salisse l'inestimable relique avec le sang qu'il avait sur les mains. Il chercha dans sa poche un mouchoir avec lequel il entreprit de s'essuyer les doigts. La diligence avec laquelle il s'exécutait avait quelque chose de maniaque. Ce ne fut qu'après qu'il s'autorisa à ramasser le ruban. Il le manipulait avec tendresse et précaution, ainsi qu'il aurait pu le faire avec un oisillon tombé d'un nid.

Là... Ca va aller, Emile. Je te tiens.

L'objet glissé dans la poche intérieure de sa veste, le vampire s'approcha du cadavre d'Amalia. Ses larmes redoublèrent en intensité comme il se penchait sur elle et observait son visage inerte, tordu par une expression de douleur et d'effroi abjecte et dont il était le seul responsable. Les émotions d'Amalia seraient ainsi figées dans l'horreur éternellement. Elle l'avait vu pour ce qu'il était vraiment. Ce moment cristallisé devenait désormais la seule vérité, la seule réalité qui persisterait. La plaie bestiale qui ravageait le cou de la morte n'en était qu'une preuve supplémentaire.

Mephistopheles caressa brièvement la joue de ce qu'il restait de cette pauvre humaine, qui avait été bien mal avisée de ne pas s'être méfiée de lui. Il souleva la main de la flûtiste et posa les yeux sur la bague qu'elle avait à l'annulaire. Il savait que cet objet était important pour elle. La marche à suivre lui paraissait dès lors évidente.

C'est toujours avec une grande douceur qu'il fit glisser l'alliance du doigt du cadavre et qu'il la rangea dans une autre poche. Plus tard, il en garnirait la relique qu'il créerait en la mémoire de sa victime.

Belladone était toujours là. Il avait toujours honte. Ca aurait été plus facile de se taire, de continuer son rituel sans un mot, malgré la conscience aigue qu'il avait de ne pas être seul, et d'être observé tandis qu'il était dans cette situation trop intime. Il faillit ne rien arriver à dire.

"... Je suis désolé que tu aies assisté à ça."

C'était jusqu'à sa voix qui perdait le ton sophistiqué et l'accent guindé qu'elle avait habituellement. Il n'en restait qu'un filet douloureusement authentique. Les faux-semblants ne trouvaient brièvement plus leur place.

La scène à laquelle elle assiste est délicieusement dramatique, pourtant l’empathie de Belladone - dirigée vers son ami, uniquement - l’empêche d’en apprécier le tableau. Tout à coup, la Veine se sent trop proche de la scène, trop voyeuse, comme si elle n’avait rien à faire là. Un malaise glaçant s’insinue dans son esprit, la pousse à tordre ses mains en un geste gracile et presque un peu humain.

- ... Je suis désolé que tu aies assisté à ça.

Que lui dire ? Qu’il était normal de se nourrir ? Qu’immanquablement, lui comme elle étaient condamnés à apaiser leur Soif et qu’il ne servait à rien de lutter contre la nouvelle nature qui leur avait été donné ? Le bon sens de Belladone lutte contre son empathie. Elle finit par se décider pour une réponse en demi-teinte.

- ... ce n’est pas grave.

Un temps. Belladone jette un œil aux lueurs du Port, ils ne sont pas si loin.

- Je ne veux pas te brusquer, mais j’ai besoin de savoir ce que tu comptes faire... d’elle. Son ton est doux, hésitant. Quoi que tu décides, je t’aiderai. Et si tu as besoin de plus de temps... je surveillerais les alentours.

Il faut bien qu’ils se serrent les coudes, entre Horreurs.
Un soupir. Dans l’idéal, la Veine aurait laissé tout l’espace nécessaire à son compagnon, mais les circonstances présentes ne sont pas favorables.

Heureusement qu’elle l’a trouvé, finit-elle par se dire. Méphistophélès était doux, trop doux pour la vindicte de Pirates revigorés par le Dégivre.

- ... ce n’est pas grave.

Les mots résonnèrent dans le vide longuement, sans parvenir à vraiment atteindre Méphistophélès. Tout était grave, quoiqu'en dise Belladone pour l'apaiser. La mort d'Amalia était grave. Le crime qu'il avait commis aussi. Se montrer dans cet état face à une amie ? L'obliger bon gré mal gré à partager un fardeau qui n'aurait dû être que le sien propre ?

C'était très grave, bien au contraire. La Veine pensait-elle réellement ce qu'elle venait de dire, où cherchait-elle juste à lui épargner la vérité ? Le regard du vampire ne croisa celui de Belladone que timidement avant qu'il ne le détourne. Elle avait peut-être pu y lire une forme d'incrédulité mêlée de fatalisme.

Retour sur Amalia, ou ce qu'il en restait. Oh... Sa pauvre Amalia. Son corps ravagé. Son esprit qui s'était éteint alors qu'elle expérimentait ce qui avait sans nul doute été le plus effroyable moment de son existence. Avait-elle souffert ? Méphistophélès n'avait plus le souvenir exact de ce qu'il avait fait, mais le visage torturé de l'humaine en donnait l'impression. L'Éploré aurait préféré l'avoir tuée sur le coup.

Les larmes coulaient à grand flot sur ses joues mais désormais, le vampire était silencieux. Assommé. Il frissonna quand la voix de Belladone brisa le silence.

"Je ne veux pas te brusquer, mais j’ai besoin de savoir ce que tu comptes faire... d’elle. Quoi que tu décides, je t’aiderai. Et si tu as besoin de plus de temps... je surveillerais les alentours."

La réponse ne se fit pas attendre. La voix de Méphistophélès paraissait lointaine, comme s'il n'avait pas été entièrement présent, mais son timbre avait légèrement pris en assurance. Ce qu'il devait fait maintenant, l'Éploré en avait l'idée exacte. Il n'en était bien malheureusement pas à sa première fois.

"... Non. Rien ne sert d'attendre. J'ai pris ce qu'il fallait... Je dois désormais l'amener vers les autres." Dans son cimetière, donc, où il pourrait achever son rituel avec tout le respect que méritait la morte.

"Je te remercie pour ta sollicitude, mais rien ne t'oblige à rester... C'est mon œuvre. C'est à moi de m'en occuper." ajouta t-il tandis qu'il essayait de prendre Amalia délicatement dans ses bras. Il se rendit vite compte qu'il n'allait pas aller bien loin s'il cherchait à faire preuve de douceur avec le corps de la morte. Halloween était à l'autre bout de l'Île, et il lui serait impossible de se transformer pour y retourner à vol d'oiseau tandis qu'il la porterait. Il n'avait d'autre choix que de privilégier une solution plus froide, plus pratique.

Un soupir de dépit lui échappa puis, ouvertement dégoûté par lui-même, il se résigna. Il chargea la morte sur son épaule, faisant peu de cas du sang qui s'écoulait sur ses vêtements au point de les rendre humides et collants. Lugubre, Méphistophélès se mit debout sans lâcher son bagage sordide. Il était un monstre, un démon, autant agir comme tel. A quoi bon faire semblant ?

La voix de l’Eploré revient de loin et résonne - éteinte - dans l’air marin.

- ... Non. Rien ne sert d'attendre. J'ai pris ce qu'il fallait... Je dois désormais l'amener vers les autres.

Au soulagement que Belladone ressent s’ajoute une pointe de culpabilité. Ils n’ont pas le temps de se lamenter davantage, ils sont trop près des humains et trop vulnérables, avec leur bagage supplémentaire.

- Je te remercie pour ta sollicitude, mais rien ne t'oblige à rester... C'est mon œuvre. C'est à moi de m'en occuper.

Un bref instant, l’esprit de Belladone s’abandonne à la tentation, imaginant son corps se transformer et quitter la scène. Mais sa loyauté envers son ami la retient. D’un geste gracile, l’horreur fait mine d’écarter la protestation de son comparse.

- Je vais rester. Un sourire timide, mâtiné d’une pointe de cruauté apparue il y a des années et qui ne s’effacera jamais.

Son regard délaisse Mephisto, observant les alentours en quête d’une éventuelle nuisance. Une fois rassurée, Belladone revient à l’Eploré. Ce dernier a fini par charger la femme sur son épaule, sans grâce aucune mais d’une manière qui leur permettra d’avancer. La Veine ouvre la bouche et se ravise : il ne la laissera sans doute pas se charger du corps. Une légère pression sur l’autre épaule de son compagnon alors que la vampire lance, doucement :

- Allons-y.

Mieux vaut quitter au plus vite la plage et son sable souillé d’écarlate.

Alors qu’ils se mettent en route, quittant les lieux du crime, la Veine s’interroge : doit-elle tenter de le distraire ou se taire, lui offrant ainsi un silence solennel mais également dangereux ? Quelques secondes passent avant qu’elle ne tranche, reprenant :

- La mort fait partie de nous, Mephistopheles. Difficile de percevoir, sous la prudence de son ton, une émotion quelconque. Pourtant avec l’empathie vient une forme de souffrance, qu’il sentira peut-être, ou non. - Je sais que mes mots ne valent pas grand chose, mais toutefois... je regrette que cela soit tombé sur elle.

Que dire, que faire, comment trouver les mots qui sauront apaiser une âme torturée ? A nouveau, Belladone se rend compte à quel point sa soirée - leurs soirées - se sont affreusement compliquées.

"Je vais rester."

Une pointe de gratitude mêlée à de la honte, et encore beaucoup de culpabilité. Méphistophélès appréciait la sollicitude de son amie. Avoir de l'aide alors qu'il se trouvait dans cette situation délicate était plus soulageant qu'il ne méritait d'être soulagé. Cependant, il détestait qu'elle le voie comme ça. Rustre, monstrueux, couvert de sang, sans élégance. Mais il devait l'assumer. N'était-ce pas sa véritable nature, après tout ?

Il était une fraude. Une imposture. Son alter ego révérencieux, sophistiqué, n'était qu'une trompeuse façade.

"Si c'est ce que tu souhaites... Merci."

Belladone donna le départ. Les voilà donc, marchant, prêts à traverser l'île malgré le lourd fardeau que l'Éploré s'infligeait. Il espérait que le jour ne se lèverait pas avant qu'ils arrivent à destination, sans quoi il allait falloir abandonner le corps d'Amalia dans la nature jusqu'au lendemain. Le soleil ne ferait aucune exception. L'importance de leur mission ne les empêcherait pas de brûler.

"La mort fait partie de nous, Méphistophélès."

Regard en coin sur son amie. Perturbé, le vampire hésitait sur sa réponse. Dans le fond, il savait bien qu'elle avait raison. Il était pourtant incapable d'accepter cette réalité. Il ne voulait pas tuer. Il ne pouvait se résoudre à pratiquer la chasse de façon volontaire. Ni même à boire du sang - cette substance abjecte et délicieuse - de son plein gré.

Et parce qu'il manquait du courage d'agir comme l'Horreur qu'il incarnait, tout était encore pire. Perte de contrôle. Trahison. Meurtre d'une jeune femme dont il se sentait pourtant proche, et qui avait fait l'erreur d'avoir confiance en lui.

Pourquoi se bornait-il à reproduire les mêmes schémas ? Pourquoi changer lui paraissait-il si compliqué ? Pour une bien rare fois, la perspective effleura l'esprit du vampire, qui la caressa en pensée plutôt que d'en rejeter brutalement toutes les facettes.

Ne deviendrait-il pas meilleur en acceptant d'être mauvais ?

"Je regrette que cela soit tombé sur elle."
Les mots de Belladone faisaient écho à sa réflexion.

"... Moi aussi, Belladone. Je regrette terriblement..."

Il ne causèrent sans doute que bien peu durant ce long trajet. Le cœur de Mephisto était lourd et le poids du corps à porter tout autant, de plus en plus à mesure qu'ils s'approchaient d'Halloween et que ses muscles et ses articulations fatiguaient, tous morts qu'il furent, soit théoriquement moins prompts à subir l'effort. Il fallait avancer. Être efficace.

Sur la petite colline qui ne recevait que rarement des visiteurs, Mephisto invita Belladone à ne pas déranger les cailloux qui faisaient office de frontière. Creuser la terre avec ses griffes ne prit guère trop de temps, qu'il fut aidé ou non. Le plus dur était fait.

Bientôt, un cadavre de plus dormait sous cette motte de terre maudite qui, dès le lendemain, vibrerait encore au son du violoncelle.

"Belladone, merci encore."