C'est le milieu de l'après-midi, pour autant qu'on puisse en juger sur une Île où le temps n'est rien d'autre qu'un caprice. Le soleil pourrait taper un peu fort, mais sur la plage le vent quasi constant rend la température agréable. Comme d'habitude, les cheveux de Ink en ont profité pour s'échapper de sa queue de cheval et plusieurs mèches se relaient pour lui tomber dans les yeux. Il les replace derrière ses oreilles machinalement, traverse les quelques mètres de sable le séparant encore du début du Tas et marque une pause.

Ink aime bien la plage, avec son air iodé et son bruit de vagues. C'est calme. Et le Rivage des Objets Échoués est une source de fascination à la fois sans cesse renouvelée et plus facile à encaisser que le reste de l'Île. Il y a quelque chose d'agréable à pouvoir aider l'Arbre en trouvant des objets utiles tout en s'amusant des surprises les plus improbables, et ce ne sont que des objets inertes venus de l'Ordinaire, ce qui a un côté rassurant dans sa familiarité.

Les reflets du soleil sur les vagues sont aveuglants si l'on regarde droit vers le large, mais Ink se satisfait du bruit. On lui a dit de se méfier de l'océan, qui renferme de nombreux dangers, mais il ne s'approche pas trop de la zone où le sable devient humide, et c'est probablement assez, non ? Il est bien trop loin pour se noyer ou se faire attraper par un kraken ou dieu sait quoi d'autre peut exister par ici.

Ink jette un coup d'œil sur sa liste avant de la glisser dans sa poche. Rien de bien inhabituel. Il commence à fouiller dans le monticule dont le contenu change bien trop souvent pour que l'Île ne joue pas encore un de ses tours. Une fourchette, on en a largement assez en ce moment. Une sandale, Ink la jette plus haut sur la plage, il la ramènera s'il trouve sa jumelle. Un tube de mascara, Ink vérifie qu'il n'est pas vide avant de le glisser dans le panier emprunté aux Récolteurs. Il y a suffisamment de personnes qui apprécient le maquillage à l'Arbre pour que ça trouve toujours preneur. Un truc non identifiable en bois, et une fois de plus Ink se demande s'il s'agit d'un objet qu'il ne connaît pas ou d'un morceau de quelque chose de plus grand, abîmé par le sel et le soleil. Un rouleau de corde, les Artisans vont être contents.

Ink relève la tête, repousse encore une mèche. Une petite partie de son cerveau insiste sur le fait que quelque chose a bougé du côté de l'océan, mais... tout bouge, avec les vagues et les reflets changeants. Il baisse les yeux sur ses bras noircis d'encre, et soupire. Il est encore en train de se créer un problème là où tout irait bien sans ses interventions, n'est-ce pas ?

Il se force à se concentrer de nouveau sur les objets autour de lui. Il y aura bien au moins un stylo pour lui remonter un peu le moral ?...

La fin du Givre et le retour du Printemps fait chanter algues, coraux et filles de l’Océan. Dans la Lagune, ses sœurs se languissent à nouveau au soleil ou dans leurs chambres richement décorées. Depuis ses propres quartiers, Houle en observe certaines avec méfiance. Les plus jeunes, toujours, mais aussi les plus glacées. Celles qui ont suivi l’horrible rafiot. Elle est presque heureuse que Flot n’ait pas survécu. La sœur qui peut à ce point tenir à cette chose ne mérite pas d’être considérée comme telle. Elle a déjà décidé de se méfier de celle qui prendra sa chambre. Par principe.

Il ne serait pas étonnant que des indices de la machination du Jolly Roger soient restés dans ces murs de coraux. Parfois, elle a envie de fouiller, mais une angoisse panique l’en empêche dès qu’elle s’approche : et s’il y avait d’autres espionnes, qui la voyaient faire ?! Elle ne peut pas se le permettre.

Il faut qu’elle parte. De toute façon, l’atmosphère de joie et de renouveau qui règne l’agresse. Après cet Hiver glaçant, le contraste est trop brusque, trop puissant. L’Instable a besoin de s’éloigner pour mieux revenir.

Elle décide d’aller vers le Port. Sa proie y est retournée il y a peu, elle le sait. Son malheur lui fera du bien, peut-être pourra-t-elle même jouer un peu... Voilà qui la mettrait de bien meilleure humeur.

Nageant à bon rythme, elle s’interrompt cependant à proximité du Rivage, emportée par un sentiment étrange. Quelque chose de calme, mais pas serein. Comme une tempête que l’on s’échine à garder sous clé, mais qui finira forcément par s’échapper à un moment ou un autre, laissant place à un naufrage spectaculaire.

Ses préférés.

A distance raisonnable, la sirène passe la tête hors de l’eau. Oh, pas entièrement, non, juste assez pour voir ce qu’il se passe sur le sable. Si le regard ne s’arrête pas, on a simplement l’impression de voir un peu d’algues et de coraux flotter. Mais les yeux d’ambre observent, fixement. Houle distingue une silhouette inconnue. Ou, du moins, elle ne lui dit rien, ce qui n’est pas forcément la même chose. Un enfant, mais pas un petit. Il n’a pas la dégaine proprette de la proie l’ami qu’elle a l’habitude de croiser dans le coin et dégage quelque chose d’un peu similaire. C’est un nouveau, au moins pour elle. Et il semble chercher quelque chose.

Toujours avec prudence, l’Instable s’approche. Il n’y a toujours que le haut de sa tête qui dépasse de l’eau, son regard fixé sur l’humain qu’elle distingue de mieux en mieux. Mimétisme conscient ou non, elle déplace une mèche d’algues roux de devant ses yeux peu après lui. Il y a quelque chose d’intriguant chez ce Perdu, mais elle a du mal à mettre le doigt dessus.

Dans le doute, elle décide de jouer. Comme souvent. Sa tête sort entièrement de l’eau, juste le temps d’une question.

« Qu’est-ce que tu cherches ? »

Elle replonge rapidement, remous à la surface d’une eau autrement calme. Suivant la réponse, elle pourrait presque l’aider. Mais déjà, elle veut se délecter des émotions.

Ink sursaute, et le petit objet métallique qu'il observait et n'a pas eu le temps d'identifier (bijou ? outil ? truc cassé ?) lui glisse des doigts tandis qu'il se tourne brusquement vers l'océan. Rien. Ou plutôt, les mêmes vagues, les mêmes reflets, les taches plus sombres des algues qui s'agitent au gré des courants...

Peut-être que la voix ne venait pas vraiment de l'océan, essaie-t-il de rationaliser. Il parcourt le rivage du regard, mais le sable est désert à droite comme à gauche.

Si quelqu'un voulait se cacher dans le Tas de n'importe quoi pour le surprendre, les cachettes ne manqueraient pas. Les doigts de Ink viennent se resserrer autour de la poignée de son panier, ancre bien pathétique contre la nervosité montante.

Mais la voix avait juste l'air... curieuse, se force-t-il à prendre à compte. Si quelqu'un voulait vraiment lui tendre une embuscade, il ne s'annoncerait pas ainsi, non ?

Sauf qu'il n'y a personne. De visible.

– Il y a quelqu'un ? finit par demander Ink à la cantonnade.

Est-ce qu'il est en train d'inviter un danger invisible à lui tomber dessus ? Ou bien est-ce qu'il a complètement craqué et qu'il a maintenant des hallucinations auditives particulièrement articulées ?

Peut-être qu'il n'a juste pas vu la personne qui a parlé. Ça doit juste être ça. Juste une Garçonne qui lui fait une blague en se cachant. Juste... quelque chose d'explicable, et de pas grave.

Il ne peut pas s'empêcher de jeter de nouveau un coup d'œil nerveux vers l'océan. Il n'y a toujours rien vu, ce n'est que de la paranoïa de sa part... ou peut-être que c'est de ça qu'on l'a (très) (trop) vaguement prévenu de se méfier.

Un bref regard vers ses bras lui rappelle que dans le doute, les problèmes viennent de lui. Il doit arrêter de se faire du cinéma.

– Montrez-vous ? S'il vous plaît ? demande-t-il, essayant de cacher le malaise sous la politesse.

L’objet qui retombe sur le tas ne l’atteint pas. La surprise teintée d’inquiétude, par contre, déferle comme une vague. Rien de très fort, mais assez présente pour que l’Instable sente les coraux se dresser sur sa tête. Son visage se fend d’un sourire aux dents plus pointues que l’humain moyen alors qu’elle continue, sous l’eau, de fixer le rivage où se trouve le Perdu déboussolé. Patiente, joueuse, elle attend, se régalant de ces émotions qui montent, tout doucement.

A la question du jeune homme, elle répond depuis la mer.

« Il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un. »

Écho sous-marin qu’elle n’est même pas certaine qu’il entende. Mais cela n’a pas vraiment d’importance, n’est-ce pas ? Silencieusement, la sirène s’approche. Peut-être que les coraux qui partagent sa chevelure sont légèrement visibles, à présent. La pente est douce entre l’Océan et le Rivage des Objets Échoués, sinon ces derniers resteraient en profondeur. Si elle continue d’avancer ainsi, Houle ne pourra plus se cacher. A moins de trouver un rocher.

Mais le veut-elle vraiment ? La nervosité de l’enfant est palpable, ses mains palmées tremblent en réponse. C’est ce qu’elle est venue chercher. Mais après cet Hiver si froid, si rude, si désert... C’est presque trop d’un coup. Si elle continue, elle va se laisser envahir. Et alors, Il aura gagné. Et il en est hors de question.

C’est pourquoi, lorsque la voix du farfouilleur se fait entendre à nouveau, elle décide d’obtempérer. Sans lui donner la véritable raison, par contre.

« Tu es poli. C’est rare. »

Elle dit cela comme si elle l’était elle-même. La tête hors de l’eau, juste à peine, assez pour être entendue, Houle observe l’humain près du tas de choses sur le Rivage.

Est-il possible qu’elle puisse trouver des objets pour ses propres collections, là-dedans ?

« Mais tu n’as pas répondu à ma question. »

Le ton est plus intrigué que véritablement menaçant. Ink a de la chance, la sirène est curieuse, pas affamée.

Pas encore.

« Tu es poli. C’est rare. »

Ink sursaute. De nouveau. (Quelque part, il ne s'attendait pas vraiment à une réponse.) Et même s'il ne comprend pas, il est de plus en plus certain que la voix vient bien de l'océan...

Entre les reflets aveuglants, un visage humain, encadré d'eau et de coraux. L'apparition est si inattendue, si brutale, malgré les paroles qui ont attiré l'attention de Ink, qu'il a une bouffée de panique instinctive, viscérale, avant que la perspective lui revienne et que son esprit accepte qu'il ne s'agit pas d'une tête coupée immobile malgré le ressac mais simplement de la partie émergée d'une femme.

D'une... femme ?...

« Mais tu n’as pas répondu à ma question. »

Ink réalise d'un coup qu'il est en train de dévisager sa mystérieuse interlocutrice, yeux écarquillés, et que c'est l'exact opposé de la politesse qu'elle lui a si généreusement prêté. Il se sent rougir de honte, baisse les yeux sur le sable, ses bras, son panier, puis les ramène avec hésitation vers la femme. Car ne pas la regarder du tout en lui parlant ne serait pas poli non plus.

– Je, euh, je suis désolé... bafouille Ink, espérant qu'une seule excuse globale couvrira toutes ses bourdes s'il fait preuve de bonne volonté par ailleurs. Je...

Ink a un instant d'arrêt. C'était quoi, déjà, la question ?

– Je cherche... en fait je ne cherche pas vraiment un objet spécifique, explique-t-il finalement. J'ai une liste d'objets qui seraient utiles si je les trouve, mais j'improvise aussi vu que c'est difficile d'anticiper tout ce qu'on peut trouver ici... C'est tout, madame.

Une hésitation. La peur d'avoir gaffé.

– Euh... est-ce que c'est correct de vous appeler "madame" ?

La vague de panique déferle comme la tempête sur les flots. C’est dangereux, délicieux. Le visage de la sirène s’agrémente d’un sourire plus troublant qu’agréable, qui n’est pas sans augmenter la terreur ambiante.

Elle aurait presque faim.

Et puis, soudain, tout s’arrête. L’enfant s’est calmé. Comment ? Pourquoi ? Houle n’en a pas la moindre idée. Rien n’a changé, et pourtant tout est différent. Ce serait presque affolant si sa concentration n’était pas ailleurs. Pour le moment, sa paranoïa n’est pas la sienne. C’est bien.

C’est aussi parce qu’elle se raisonne : ici, Il ne peut pas venir. C’est bien trop proche du rivage. N’est-ce pas ? Soudain, son regard rouge s’agrandit et elle fait un mouvement brusque en direction du large. Non, rien. C’est bien ce qu’elle pensait. Tant mieux.

Son attention revient donc vers le jeune humain en bord de plage et leur discussion. Elle note qu’il ne lui répond pas. Peut-être n’est-il pas aussi poli qu’il semble... C’est dommage.

Mais finalement, il s’excuse et finit par reprendre le fil de la conversation. L’Instable en tire un sourire satisfait, s’approche un peu, tâchant tout de même de rester le plus possible dans l’eau. C’est là qu’elle est la plus à l’aise, après tout.

Le Perdu s’exprime et la sirène écoute, toujours curieuse. Oh, il ne cherche rien de particulier ? Mais il a pourtant une liste de choses. Un peu comme elle, finalement, non ?

« Tu collectionnes, alors ? Intéressant... »

Elle sait bien que certains humains collectionnent (elle le voit bien sur les bateaux, ils ont toujours un tas de choses en plusieurs exemplaires, comme ces tonneaux de bois, qu’elle ne voit pas servir à autre chose) mais elle est toujours intriguée par les détails. C’est un sujet qui lui parle, bien évidemment.

« Tu collectionnes pour ton Arbre uniquement, ou tu as des collections personnelles ? »

La sirène s’est redressé, le port plus droit, le buste finalement fièrement dressé hors de l’eau. C’est qu’il y a quelque chose de grisant à se faire appeler « Madame », à entendre tant de respect (et de crainte) dans la voix de son interlocuteur. Elle passe une main dans ses coraux, qu’elle caresse du bout des doigts sans les casser, pour une fois, replaçant quelques mèches de cheveux mêlés d’algues.

« Correct ? C’est très acceptable. » Elle ne va quand même pas lui dire que c’est plaisant, non ? Même si cela doit se voir sur son visage, plus tranquille depuis quelques instants. « Mais Père Océan m’a donné le nom de Houle, il y a bien longtemps. » Elle penche la tête sur le côté, fixant le jeune homme, avant de continuer. « Et toi ? Quel nom le petit musicien volant t’a-t-il donné ? »

Pas qu’il vienne à Houle l’idée de manquer de respect à Peter Pan, mais c’est essentiellement cette facette du personnage qu’elle connaît et apprécie. Ça, et le fait qu’il cherche à se débarrasser de ce bateau avec presque autant de vigueur qu’elle, bien entendu.

Une fraction de seconde de blanc mental sur "musicien volant", puis Ink comprend.

– Ink. Je m'appelle Ink, madame. Houle.

Dans l'Ordinaire, Ink a connu les histoires qui entourent Peter Pan, presque plus un personnage de mythe que de littérature. Et effectivement, Peter Pan y jouait souvent de la musique.

Ink ne croit pas avoir vu Peter jouer de la musique une seule fois depuis qu'il est sur l'Île.

Peut-être y repensera-t-il plus tard, ou peut-être oubliera-t-il. Ce qui est certain, ce que ce n'est pas le moment de focaliser là-dessus. Son interlocutrice est bien plus importante. Une sirène, pas une femme qui pour une raison absurde se baignerait dans le coin. (Ink aurait sans doute dû tiquer dès le début, mais c'est la première fois qu'il croise une sirène. Même si maintenant qu'il a compris, ça paraît si évident. La voix invisible portée par l'eau, ces coraux qui semblent faire partie d'elle, "Père Océan", et cetera...) (Ou peut-être que Ink avait simplement besoin que quelque chose lui remémore le mythe qu'il a connu dans une autre vie.)

Houle est partiellement sortie de l'eau, et Ink lutte contre la tentation de baisser les yeux pour éviter de la dévisager, car à présent baisser les yeux serait potentiellement... offensant. Il est sans doute plus prudent de se concentrer sur la conversation.

– Je collectionne principalement pour l'Arbre, mais j'ai une collection personnelle, admet Ink.

Il est presque surpris d'à quel point l'aveu est facile. Bien évidemment tout le monde à l'Arbre sait, ou presque (ceux qui ne le connaissent pas du tout ne comptent pas), mais aborder le sujet comme ça avec une étrangère... Mais Houle... Il ne sait pas. Elle lui a fait peur, bien sûr, mais à présent qu'elle s'est montrée, il y a quelque chose de... oui, de facile dans le fait de lui parler. Même s'il a toujours peur de gaffer.

– Je collectionne les stylos, explique Ink.

Et de sa main libre il tire de sa poche l'un des deux qu'il a sur lui aujourd'hui pour illustrer son propos.

« Ink... » Houle répète, fait rouler le nom sur ses lèvres, insistant sur la consonne finale, faisant sonner le tout avec probablement plus de rudesse que nécessaire. Un sourire étire ses lèvres, révélant des dents pointues plus dignes d’un carnivore que d’un humanoïde.

C’est un nom intéressant. Pourtant, il n’a rien d’une seiche, mais peut-être est-il plus que ce qu’il semble être... Beaucoup d’apparences sont trompeuses sur cette île, après tout.

L’Instable essaie de retenir les noms qu’on lui donne. N’y arrive pas toujours, mais il est très important de savoir qui sont ses ennemis, et qui peut se retourner contre elle au dernier moment. Ne pas se laisser surprendre.

L’adolescent émet quelque chose que la sirène apparente à de la gêne, sans trop s’en préoccuper. Ce sentiment là, elle l’éprouve depuis bien assez longtemps et de manière bien assez étendue pour savoir qu’il n’est pas menaçant. Cela a souvent été le cas chez les adolescents qu’elle a pu rencontrer, seule ou avec ses sœurs. C’est amusant. Ce n’est pas la même chose avec les plus jeunes, dont émane plus souvent une admiration pure proche de l’affection, ni avec les adultes, dont la vague de désir est souvent flagrante. C’est une émotion que Houle aime bien : elle donne faim. Presque autant que le désespoir.

La sirène s’avance vers le rivage, serpentant entre le sable et l’eau qui diminue. Elle n’a pas envie de quitter l’océan, agréable et protecteur, mais la montagne d’objets échoués l’intéresse. Elle se demande s’il y a là de quoi agrandir ses propres collections. Une figure de proue qui se serait échouée ici plutôt qu’ailleurs...

La réponse du Gribouillé ramène l’attention sur lui et le regard rouge de la sirène passe de la petite pyramide à l’adolescent timide. Il collectionne donc lui aussi, pas seulement pour le compte du petit musicien volant. Elle s’apprête à lui demander quoi quand il précise de lui-même. Le sourire calme de l’Instable s’étend : elle aime qu’on anticipe ses besoins.

Pour le moment, la crise est trop loin pour qu’elle se demande comment le Perdu peut avoir accès à ses pensées comme cela. La curiosité de son peuple -commun à d’autres sur cette île- l’emporte sur ses déboires personnels. Elle observe le stylo qu’on lui montre, son regard passe par le bras gribouillé d’encre avant de remonter sur le visage d’Ink.

« Intéressant...» qu’elle répète, sans le quitter des yeux. « Qu’est-ce qui t’attire, dans cette collection ? »

A voir ses bras, Houle a déjà une petite idée. Il y a quelque chose chez cet humain qui lui plaît, lui parle. Il lui rappelle certaines de ses proies, qui s’infligent à elles-mêmes des dégâts qu’ils ne contrôlent pas toujours. La sirène passe sa langue sur ses lèvres.

C’est appétissant.

Houle s'approche du rivage, pas assez pour réellement sortir de l'eau (est-ce qu'une sirène peut sortir de l'eau, d'ailleurs ? Ink n'en sait rien), mais assez pour révéler l'esquisse de nageoires et d'écailles au bas de son torse. Ça, plus le fait qu'elle n'ait visiblement aucune pudeur quand à son absence de vêtements, aide Ink à relativiser sa gêne sur le sujet : elle n'est pas humaine, pourquoi donc s'embarrasserait-elle de coutumes et de hontes toutes humaines ? Et au vu du sourire qu'elle lance à Ink, elle n'a vraiment aucun souci avec la situation. C'est rassurant.

Puis, fatalement, le calme reflue, comme l'écume sur le sable. La question de Houle, Ink n'a pas envie d'y répondre. S'il était au Grand Arbre, il esquiverait avec une demi-vérité, je prends beaucoup de notes pour bien gérer mes tâches, et ça ne serait pas un mensonge en soi, juste pas le cœur du problème. Mais... la question de Houle, Ink a quand même quelque part envie d'y répondre. Il ne sait pas trop pourquoi, mais quelque chose en elle le met en confiance.

Bien évidemment, c'est alors qu'il décide de se jeter à l'eau qu'il réalise qu'il ne sait pas comment formuler sa réponse. C'est qu'il n'a jamais vraiment tenté d'expliquer.

– Je... j'utilise beaucoup de stylos, madame, commence-t-il.

Ce n'est pas faux. Pas suffisant, mais un début.

– Je m'en sers pour écrire, beaucoup, mais... mais aussi...

Ink baisse les yeux sur ses bras. S'imagine –se souvient– lacérer un nouveau trait sur sa peau. Et les mots lui viennent comme un ras-de-marée.

– Je fais beaucoup trop d'erreurs, tout le temps, dans mes paroles, dans mes gestes, dans ma vie, et je n'arrive pas à juste apprendre, il me faut un rappel. Alors je trace des rappels sur mes bras, et ce n'est que de l'encre donc je suis "seulement" bizarre et tout le monde s'en fiche ou se moque, mais personne ne me crée encore plus de soucis. La première fois que j'ai fait ça, j'ai imaginé que c'était un couteau et pas un stylo, mais je savais très bien que je ne pouvais pas me permettre de vraiment me faire du mal parce qu'après ça allait juste être encore une erreur de plus à rattraper, encore quelque chose qui serait uniquement de ma faute et pour lequel je devrais faire tous les efforts, et je n'ai pas cette force. Si je frappe assez fort avec les stylos, ça fait un peu mal quand même, comme une petite brûlure pendant quelques minutes, et après je garde la marque pendant quelques jours, comme une cicatrice temporaire. Ça me rappelle que j'ai tort. Parce que je veux juste être une meilleure personne, mais c'est impossible. J'ai tort, tout le temps. Et je ne dois pas l'oublier.

Même si ça lui serre le cœur et lui coupe tout appétit, parfois. Même s'il en pleure. Reconnaître ses torts, c'est la première étape pour progresser, non ? Alors... il doit le faire. N'est-ce pas ?

Concentrée sur les explications de l’humain, Houle le fixe sans cligner des yeux. Elle écoute, elle ressent. Il y a quelque chose de sombre qui bouillonne au fond de cette bouteille d’encre. Pas contre le monde, non, contre lui-même. C’est quelque chose que l’Instable ne comprend pas tout à fait. Et ce qu’elle ne comprend pas l’intrigue toujours énormément. Alors elle pique. Titille. Cherche à faire déborder ce qui frissonne doucement au fond du Gribouillé afin de s’en repaître comme il se doit.

« Mais aussi... ? »

Sa voix est douce quand elle questionne. Chantante. Presque enivrante. Elle pousse à la confidence, elle demande le partage d’un secret qui, bien entendu, restera entre eux. Oui, Ink peut lui faire confiance... Ce n’est pas elle qui ira partager ses faiblesses au vieux bateau et ses habitants.

Comme une tempête, les mots déferlent. Certains sont plus impactants que d’autres, qui se heurtent aux premiers rochers sans même éclabousser la coque du navire. Le flot est ininterrompu, comme si l’enfant n’avait parlé de cela à personne tout en attendant de l’avouer à quelqu’un. A lui-même, peut-être, avant tout. Houle se délecte des ressentis, de cette volonté de faire mal, de ce mal-être qui déborde par toutes les pores de son interlocuteur. Mais son esprit disloqué se rebelle également, pris par cette envie de se faire mal à soi-même, ce désespoir qui lui parle autant qu’il l’effraie. Les frontières se brouillent face à l’aveu : est-ce bien à lui, qu’il en veut ?

...Ou à elle ?

La main de la sirène fouille dans ses cheveux, tire sur les algues et les coraux sans aller jusqu’à la coupe. Le mouvement, conjoint aux paroles, suffit pour empêcher l’Instable de passer de l’autre côté du miroir. Ce n’est pas elle. Elle n’a pas tort, elle le sait. L’ennemi est là, tapi, attendant son heure. Son regard rose-orangé fixe le Perdu qui finit ses aveux. En effet : lui non plus ne doit pas l’oublier.

« En es-tu certain, Ink ? » Décidément, la couleur de ce nom sur ses lèvres lui plaît. Peut-être un rappel lointain d’une sœur pas encore revenue. « Pourquoi serais-tu en faute, tout le temps ? Les autres ne sont pas ceux qui te poussent à l’erreur ? C’est leur faute, pas la tienne. »

Les pensées de l’Instable s’égarent dans un passé oublié plein de souvenirs qui se mélangent et de ceux inventés par son ennemi juré.

« Peut-être que tu ne fais pas de faute, qu’ils t’y poussent... Comme lui. » Houle secoue la tête puis s’arrête brutalement, tournant le visage vers l’horizon. Non. Le bateau n’est pas là. Ce n’est pas lui, pour cette fois. Son regard revient lentement vers le Gribouillé, qu’elle fixe avec un sourire qui découvre des dents bien trop pointues pour être humaines. « Tu devrais les marquer eux. »

Les ennemis. Pour qu’ils apprennent, eux aussi, qu’ils ne sont pas à l’abri. Que personne n’oublie. Faire bouillonner l'encre.

C'est la première fois que Ink déballe ainsi tout ce qu'il a sur le cœur, d'un bloc, comme s'il avait percé un abcès qui avait attendu trop longtemps. Pourquoi Houle ? Parce que... parce que Houle. Il n'a pas de meilleure explication, elle inspire juste... est-ce que c'est de la confiance ? Peut-être. En tout cas il y a quelque chose de naturel à lui avouer tous ses secrets.

Ce qui n'empêche pas Ink de se tendre dès qu'il réalise l'ampleur de ce qu'il vient de dire. Cela lui prend quelques secondes, mais il ne peut que s'attendre à de la moquerie ou du désintérêt. C'est tout ? entend-il déjà Houle répondre, déçue qu'il soit aussi pitoyable.

Sauf que... ce n'est pas ce qui se passe. Pas du tout.

« En es-tu certain, Ink ? »

Uh ? Bien sûr qu'il est certain de ce qu'il dit, toute sa vie n'a fait que démontrer, encore et encore, qu'il n'y a pas d'autre possibilité...

Houle continue. Ink écoute, fasciné, confus, et par dessus tout absolument incapable d'absorber le sens de ce que Houle lui suggère.

(Il est tellement occupé à tenter d'obliger tout ça à avoir du sens qu'il ne réalise même pas l'aparté de Houle adressé à l'horizon.)

– Je... je ne comprends pas ? finit-il par admettre, totalement perdu. Comment est-ce que ça pourrait ne pas être ma faute ? Je veux dire, si encore c'était juste un groupe précis, mais non, tout le monde a toujours agi de la même manière face à moi, même ceux qui n'ont rien à voir, ne se sont jamais croisés... donc ça doit bien être moi le souci, non ? Si je suis le seul point commun...

Sa voix manque d'assurance, non pas parce qu'il ne croit pas à ce qu'il dit, mais parce que c'est Houle en face et qu'il n'arrive pas à concevoir qu'elle puisse totalement avoir tort non plus. Sauf que ce n'est pas compatible.

(Sauf, bien sûr, s'il a encore compris de travers. Ce qui ne ferait que renforcer la vérité de sa vie.)

La sirène se repaît des émotions qu’elle déclenche. Surprise, fascination, incompréhension... autant de sentiments qu’elle absorbe avec un plaisir qui se fond dans le tout. Ce n’est pas ce qu’elle cherche le plus -bien que la sensation de ne rien comprendre de ce qu’il se passe lui est habituelle, quand elle joue avec la plupart de ses repas- mais elle doit reconnaître qu’elle est loin d’être mécontente de l’effet qu’elle produit. Son sourire s’agrandit toujours plus, dévoilant ses dents acérées et la voilà même qui se surprend à vouloir se redresser au point de changer de position pour s’asseoir sur le sable mouillé, la queue en arabesque et le buste bien droit. Il y a bien peu d’eau là où elle se trouve, mais cela lui suffit. Ses doigts jouent avec la surface, la tapotent gentiment tandis qu’elle laisse l’enfant faire son propre chemin.

Je... je ne comprends pas ? L’Instable fixe son regard sur le jeune homme, penche la tête sur le côté, comme cherchant ce qu’il peut ne pas comprendre. N’est-ce pas évident ?

Pourtant, elle l’écoute, sans rien dire ou montrer de plus, sans rien laisser passer. Elle laisse couler le doute et l’anxiété, les questions rhétoriques qui suivent le cours de l’incertitude du Gribouillé. Et pourtant, il semble si persuadé d’être en faute et d’avoir raison de l’être... S’il était l’une de ses sœurs, Houle ferait son possible pour l’en dissuader, par compassion.

Ici, elle a juste envie de jouer.

« Tout le monde, dis-tu... Même moi ? » La sirène feint l’innocence : elle ne lui sied guère, entre ses dents pointues et ses siècles d’expérience, mais rien ne l’empêche d’essayer. « Je ne pense pas que tu aies tort ou que tu fasses mal, Ink. »

Le temps d’une pause, effet dramatique, l’Instable se penche dans la direction de l’adolescent, sans quitter l’eau.

« Je te crois, moi. » Sa main cesse de taquiner le petits poissons multicolores qui naviguent en bord de rive pour remonter se poser sur sa poitrine. La tête sur le côté, elle prend un air qui se veut inquiet.

« Tu ne me fais pas confiance, Ink ? » Elle laisse à nouveau rouler le prénom sur sa langue. Elle a remarqué que les enfants qu’elle côtoie aiment ça, pour la plupart. « Pourquoi eux, et pas moi ? »

Un autre silence, avant que son sourire se fasse un peu plus menaçant. Ce n’est pas dirigé vers lui, cependant.

« Pourquoi ne pas te faire confiance à toi-même, pour une fois ? »

Après tout, il n’y a bien que soi-même qu’on ne trahit pas. N’est-ce pas ?