En ce soir de représentation, la salle commune était bondée. Récupérer des instruments de musique de qualité et de variété valable n'avait pas été une mince affaire. Remplacer les musiciens que le Givre leur avait volé non plus. Cependant, leurs efforts avaient fini par payer : Maëlle avait sorti ses tenues de scènes des placards. Au grand dam de sa rivale, Quartz, elle était fin prête à reprendre ses numéros.

C'était une bouffée d'air frais pour les rebelles. Le labeur quotidien et les restrictions draconiennes dont chacun était victime en ces temps de guerre minait le moral des pirates. L'atmosphère ici était lourde, anxiogène : ils avaient désespérément besoin qu'on leur change les idées; qu'on apporte un peu de couleur à leur quotidien.

Et, bien sûr, les courbes voluptueuses de la sirène leur avait manquées. La voilà donc qui se tenait prête à en suggérer les secrets, à les dévoiler à mi-mots... A réveiller l'envie dans ces regards éteints. A la provoquer, jusqu'à friser l'indécence.

Au gré des échanges animés du public, les cuivres bavassaient gaiement. Les premières notes coulèrent sur le piano sans que personne ne semble remarquer leur cascade argentine. Indolente, assurée, la walking basse vint se coucher sous le filet mélodique. Anodine et pourtant impitoyable, elle avançait, entraînant Maëlle dans son sillage.

"Stars shining bright above you.... Night breezes seem to whisper "I love you"

La silhouette de Maëlle apparut tandis qu'elle sortait de la pièce voisine. Sans rideaux de théâtre, il fallait improviser des solutions de fortune. Un bras, toucher éthéré, contre le chambranle de la porte. Elle se décala jusqu'à se rendre entièrement visible, de sa gorge pigeonnante au bout de ses talons hauts, en passant par le mouvement sensuel d'une hanche, d'une cuisse, d'une jambe, échappée de la fente de sa robe.

Un silence épais accompagne désormais sa voix. Tous les yeux sont rivés sur elle. Ses lèvres affichent une esquisse de sourire, puis le chant s'étire plus avant. Elle s'avance jusqu'à rejoindre le centre de la scène. Ses doigts s'égarent dans la nuque du pianiste, autour duquel elle tourne pour faire face au public.

"Birds singing in the sycamore tree... Dream a little dream of me"

Le bout de son talon remonte contre sa jambe, retrousse le tissu et dévoile le porte-jarretelle caché dessous. Sa main gonfle ses cheveux puis retombe passivement. Elle s'attarde sur les courbes de son buste avant de retourner à sa place naturelle. Sensuelle et ronronnante, Maëlle laisse pourtant sa voix prendre en hauteur et en puissance tandis qu'elle gravit d'occasionnels sommets expressifs.

Elle avance désormais entre les tables, elle se laisse espérer. Des bulles d'espoir éclatent sans autre forme de procès alors qu'elle jette son dévolu sur deux pirates. Lascivement, elle s'installe au milieu de leurs affaires.

"Say "Night-ie night" and kiss me..."

Une main baladeuse cherche à toucher sa cuisse. Joueuse, mais intraitable, Maëlle tape sur les doigts de la canaille puis se tourne plutôt vers son compagnon, dont elle enlace le visage. Elle s'approche, si près que leurs nez se touchent presque.

"...Just hold me tight and tell me you'll miss me."

Ses ongles griffent doucement le menton du pirate. Presque aussitôt elle se rétracte, laissant à sa victime un probable goût d'inachevé. La danseuse dresse ses jambes sur la table. Osé, le geste provoque quelques sifflements. Par une élégante rotation, elle rejoint le sol et s'éloigne, sans quitter sa démarche chaloupée caractéristique.

"While I'm alone and blue as can be... Dream a little dream of me"

Quel serait l'objet de ses futures préoccupations ? Une autre table ? Ses propres vêtements, dont elle pourrait vouloir se départir partiellement ? Cette chaise laissée libre à l'avant, sur laquelle elle pourrait se laisser aller à l'une des chorégraphies burlesques par lesquelles elle s'était fait connaître sur le Port ? On ne le saurait pas immédiatement, car sa voix venait de décoller. Pour une strophe, ou peut-être deux, elle était entièrement offerte à la musique.

"Stars fading, but I linger on, dear
Still craving your kiss
I'm longing to linger till dawn, dear
Just saying this"

Sa présence à elle seule susurrait des promesses torrides aux yeux et aux oreilles de ses proies potentielles... De ceux, aussi, qui lui appartenaient déjà.

La salle était bondée. Les gens s’y entassaient, faisant presque cuire l’endroit par leur chaleur. Il y faisait moite, chaud, éthéré. Tout cela convenait à Claudia. Assise sur son mouton arc-en-ciel pour mieux voir, collée à un coin de la pièce à cause du monde, la bergère se laissait presque tomber contre le mur. Si elle fermait les yeux, elle aurait pu se croire de retour au port. Elle aurait pu s’imaginer être au cabaret, à attendre une belle jeune femme sur scène. Mais ce n’était pas le cas. Ils n’étaient plus au port et l’endroit était bien trop rustique pour être un lieu de spectacle. Pourtant, cela lui allait.
Juste pour un soir, juste pour faire semblant et se laisser porter par la musique. Les yeux clos, elle laissait ce piano et ces cuivres la faire vibrer de l’intérieur. On aurait pu la croire endormie – que nenni. Elle n’avait jamais été aussi éveillée et attentive depuis des semaines.

Et puis, la voix de la chanteuse se fit entendre. Doucement, la bergère ouvrit les yeux pour mieux voir cette apparition. Ce n’était pas Quartz, c’était l’autre… Maëlle, non ? Claudia avait toujours eu un faible pour la première mais elle n’allait pas faire la fine bouche. Et puis, elle fut surprise par combien la femme lui sembla soudainement séduisante, comme si elle la voyait pour la première fois. Tout, de sa voix sensuelle à son corps, la fit trembler. Elle en garder les yeux ouverts pour ne rien rater. Sa peau, ses lèvres, ses cheveux, ses jambes, sa robe… Tout lui donnait envie de la posséder.
Oh fuck, elle était vraiment en chienne ce soir. La faute à la proximité permanente, probablement.

Elle la suivait – la dévorait – des yeux, la regardant recaler les lourds qui tentaient de la toucher. D’un côté, elle les comprenait : elle aussi aurait voulu glisser sa main sur sa jambe nue. Et de l’autre… de l’autre, ils agissaient comme des rustres – mais peut-on attendre autre chose des marins ? Non, si Claudia voulait avoir une chance d’approcher la belle, voir même plus, il faudrait qu’elle se montre moins rustre, plus rusée. Elle aurait voulu avoir une fleur, juste pour pouvoir la lancer à ses pieds mais elle se déplaçait bien trop et le risque que la trajectoire fasse un flop était trop élevée. Envoyer Anatole aurait également pu être une idée amusante. Elle voyait déjà la tête du mouton arc-en-ciel, apportant une fleur au pied de la scène. Nul doute que cela ferait sensation mais, d’une part Anatole aurait été totalement capable de manger la plante, d’autre part cela lui aurait volé l’attention. Elle eut toutefois un rire, peut-être un peu trop fort, même si ce n’était clairement pas au point de se faire entendre dans toute la salle, juste de la table d’à côté, et reporta son attention sur la chanteuse.

Dès qu’elle aurait fini sa chanson, se promit-elle. Dès qu’elle partirait en pause, la bergère viendrait ratisser sa beauté.

Prolongeant son avancée sinueuse dans une direction qui la rapprochait inconsciemment de Claudia, Maëlle laissa retomber l'intensité du pic mélodique. C'était un nouveau refrain qui démarrait et qui la propulsait dans un autre univers chorégraphique. Son regard de soie parcourait l'assemblée. Peut-être passa t-il brièvement sur la Bergère. Peut-être donna t-il même l'impression de s'attarder sur elle un instant. Peut-être cette impression avait-elle été partagée par l'intégralité des pirates installés dans ce coin de la salle.

Sweet dreams till sunbeams find you
Sweet dreams that leave all worries behind you
But in your dreams whatever they be
Dream a little dream of me

Ses doigts tendus vers les spectateurs subjugués, l'Envoûtante caressa quelques joues, redressa quelques mentons. Son chemin forma finalement un arc de cercle par lequel elle revint à cette chaise positionnée en avant de la scène improvisée. Elle glissa une main sur le dossier, et quelques habitués poussèrent des exclamations enthousiastes : ils savaient ce qui venait ensuite.

A l'instant où débutait un solo de piano raffiné, Maelström tira sur sa robe conçue pour être facile à enlever. Le vêtement dévoila ce qui se trouvait au-dessous. Le body corset et le porte-jarretelle révélés mettaient en valeur chaque courbe de son corps. La sirène tourna autour de la chaise avant de s'y installer. Le moment instrumental lui permettait de s'offrir à une danse burlesque langoureuse. Les vitres barrées par d'épais rideaux de fortune, les bougies allumées à quelques endroits stratégiques, tout avait été fait pour reproduire une ambiance tamisée qui aidait la chanteuse à mieux hypnotiser son public.

Au moment où le chant s'apprêtait à reprendre, Maelström qui avait basculé et dont les jambes évoluaient élégamment en l'air se redressa. Elle visa son public et ne se sépara que bien lentement de son perchoir. Elle usait de chaque appui pour dévoiler des charmes supplémentaires. Jamais trop, jamais trop peu.

Désormais dos à la chaise, ses deux mains sur le dossier, Maëlle laissa un pied glisser lascivement contre la jambe opposée. C'était l'instant d'un nouveau sommet vocal, qui serait aussi le dernier.

Stars fading but I linger on, dear
Still craving your kiss
I'm longing to linger till dawn, dear
Just saying this

La chanteuse revint sur ses jambes pour de bon. Comme elle approchait d'une table elle décida de rendre son regard à l'un des hommes qui la dévorait des yeux. Elle lui accorda un sourire ouvertement aguicheur, dans lequel il était impossible de lire la moindre trace d'innocence. Les espoirs du pirate furent déçus (à moins qu'il s'attende à être récompensé plus tard ?). Cette fois, Maëlle fit le choix de passer devant la table sans s'arrêter, sans engager le moindre contact physique.

Sweet dreams till sunbeams find you
Sweet dreams that leave all worries behind you
But in your dreams whatever they be
Dream a little dream of me

La dernière ligne de texte fut répétée à plusieurs reprises en guise de conclusion, chaque fois différente et chaque fois plus éthérée. Elle s'évanouit comme un songe au réveil, de la même manière que Maelström disparaissait par la porte dont elle était arrivée, avec une promesse ambiguë dans les yeux.