Le soleil était haut dans le ciel, indiquant l'heure de midi mais Nyctère s'en moquait. En grande partie parce qu'elle ne le voyait pas et qu'il faisait si froid qu'elle ne le sentait pas non plus. Sa journée se finirait dans quelques heures et elle s'affairait encore à ses tâches. La chasse avait été bonne. En guise de viande, elle avait réussi à abattre une belle biche. Un animal bien tendre, qu'elle n'attrapais pas régulièrement. Elle avait également réussi à mettre de côté des restes de courses qu'elle avait effectué dans la semaine comme des légumes, quelques fruits et du miel. Aussi, en ce jour, elle s'était préparé, avait réservé tout un plan de travail autour du feu et s'était mis tôt à l'ouvrage.

L'apprenti du chaman, Capricorne silencieux, était parti comme d'habitude, laissant Boa Nocturne, leur chaman, seul. Et, peut être n'était ce qu'une impression, qu'une pensée erronée mais elle trouvait que l'homme avait l'air triste. Il n'y avait pas spécialement de propos ou de fait qui étayaient cette thèse, juste une sensation qui n'avait fait que gonfler au fur et à mesure qu'elle y pensait pour y devenir une certitude. Oui, Boa Nocturne était triste ces temps ci, probablement, non certainement, à cause de la solitude.

Chose qui n'avait pas aidé à chasser cette idée de la tête, elle en avait même entendu des femmes en parler autour du feu de camp. Le chaman regretterait de n'avoir ni femme ni enfant et lui présenter leur jeunes filles en âge de se marier était une bonne idée. Nyctère n'avait aucune fille en age de se marier mais cela lui avait donné une idée.

Sans qu'on lui demande quoi que ce soit -de toute manière, ce n'était jamais lui qui demandait-, elle s'était attelé aux fourneaux et avait entrepris de lui faire un bon petit plat pour lui remonter le moral. Avec l'amour d'une mère, elle avait fait cuire la biche avec attention, cuisiné les légumes, s'était appliqué sur sa sauce, caraméliser une pommes, rajouter un peu de ci, un peu de ça, pour que le résultat final soit tendre, chaud, rempli, décoré, aussi beau pour les yeux que pour les papilles (ou du moins elle l'espérait) (surtout pour les yeux en fait, car elle était la plus mal placée pour dire ça). Un repas de fête, destiné à réchauffer son coeur et son estomac. Et tout du long, elle avait espéré que cela lui plairait.

Midi sonna et elle se déplaça, prudemment pour ne rien renverser, vers la tente du chaman. Annonçant sa présence, elle vint placer les plats comme à son habitudes. Sauf que ce n'était pas un bol aujourd'hui, mais une assiette, accompagné de deux petits bols/verre de sauce et d'une carafe. Elle organisait cela avec beaucoup d'attention. Puis elle se releva, se pencha vers le chaman et demanda :

-Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?

Elle aurait aimé qu'il lui dise oui, n'importe quoi. Et d'ailleurs, peut être que s'il lui disait non, elle ne partirait pas tout de suite.

Mais surtout, elle espérait qu'il ait remarqué ses efforts.

Nyctère sursauta au contacte de la fourrure contre sa main. Elle l'avait vaguement entendu bouger mais elle n'avait pas remarqué qu'il était si près. Elle palpa légèrement et devina la forme d'une pelisse. Un petit sourire naquit sur ses lèvres.

- Assieds-toi à côté si tu as le temps, Nyctere Flexible. Un tel repas ne se mange pas seul.

Ces mots lui allèrent droit au coeur. Ainsi donc, il n'avait pas été aveugle (sans mauvais jeu de mot) à son attention. Elle n'avait effectivement rien à faire après, à part peut être dormir. Aussi s'assit elle à côté du chaman.

- Parles moi des histoires du camps. Nul ne raconte le quotidien aux vieux chamans comme moi.

Elle ne put s'empêcher d'avoir un petit rire à cette remarque : elle avait deux fois son âge. De fait, de son point de vue, Boa était encore bien jeune et même dans la fleur de l'âge. Mais elle obtempéra, s'enroulant un peu plus dans le manteau :

-Eh bien, le quotidien du village est bien calme en ce moment. Les gens sont heureux que la pluie ait enfin cessée, même si c'est le froid qui lui a succédé.

Ses yeux se firent plus pensifs.

-Mais personne n'est dupe. Ce n'est que le calme avant la prochaine tempête. Qui sera probablement de la neige.

Nyctère n'avait jamais été dupe pour sa part. Elle connaissait l'île depuis trop longtemps pour savoir que tout n'était qu'excès et que les rares périodes modérés n'étaient que transitoires. Cependant ce n'était certainement pas cela que Boa demandait.

-Les chasseurs s'inquiètent un peu. Ils ont peur que les animaux ne se mettent en hibernation, ce qui rendrait la chasse plus compliquée. Ils ont aussi peur pour les mustangs.

Quand elle parlait des chasseurs, elle s'incluait dans le lot. Elle poussa un soupire.

-Et, également, mais cela doit vous paraître bien plus triviale, si le froid s'aggrave, il sera plus compliqué de rester dehors, même auprès du feu. Et de fait, les réunions entre squaws à la tombée de la nuit risquent de ne plus avoir lieu. Elles commencent déjà à diminuer. Elles se réunissent en bien plus petit groupe dans leur tipi.

Sa mine était triste à présent. Les moments de broderie étaient les seuls instants où elle pouvait réellement sociabiliser avec les membres du clan.

-C'est dommage, commenta-t-elle.

Nyctère était celle qui avait fait à manger mais elle touchait à peine à sa nourriture. Elle avait beaucoup parlé et, quand elle s'était arrêté, elle n'avait fait que boire un peu, pour étancher sa soif et calmer sa gorge. Doucement, elle prit un petit bol et mangea un petit bout. C'était bon, elle était contente d'elle. Cependant, elle se sentait un peu mal de manger la part du chaman.

Tout en faisant cela, elle écoutait avec la plus grande attention les propos de Boa. Sa proposition la prit par surprise, elle ne s'attendait pas à ce qu'il prenne cette affaire au sérieux. Ce n'était qu'une réunion de squaw après tout. Certes, cela rythmait la vie du village mais ce n'était pas vital. Il y avait des choses bien plus importantes à s'occuper, comme la chasse, la survie.... Et pourtant, il considérait cela avec le même sérieux, la même importance que tout ce qu'elle avait cité. Elle ne savait pourquoi, mais cela la touchait. Et l'idée de ce grand tipi qui les aiderait en ce temps froid réchauffait un peu son coeur.

- Je peux en parler au chef, si Nyctère Flexible le veut.
-Cela serait gentil de votre part effectivement.

Et en même temps, pour toutes les raisons cités au dessus, elle ne put s'empêcher de rajouter :

-J'ai cependant peur que cela ne soit perçu comme un caprice de squaw. Après tout, il y a bien plus urgent que cela. Je ne m'attendais pas à ce que vous...

Réagissiez ainsi, mais elle ne sait pas comment formuler sa pensée, aussi laissa-t-elle la fin de sa phrase en suspens et baissa la tête. Elle reprit timidement :

-Vous êtes toujours à l'écoute et si soucieux de la vie de notre tribu, nous sommes chanceux d'avoir un chaman tel que vous.

Peut être que le compliment sortait de nul part, en tout les cas, il était sincère. C'était ce que lui inspirait la réponse de Boa. Elle se souvint alors de la raison de sa venue, du fait qu'on l'eut trouvé plus attristé qu'à l'accoutumée, alors elle lâche un petit "Merci", hésite un instant, se tait un autre avant de demander :

-Et vous, n'y a-t-il rien qui ne vous inquiète en ce moment ?

La main du chaman sur son épaule fit sursauter d'abord la vieille dame mais la rassura dans un second temps. Les paroles du chaman était aussi chaude et apaisante qu'une flamme et il réchauffait un peu son âme. Tout ce qu'il disait était censé et sage et cela la laissa songeuse. Pourtant, il ne répondit pas tout de suite à sa question. Il y eut un silence, dans lequel chacun sembla plongé dans ses pensées. Nyctère tentait de repenser tout ce qu'il lui avait dit. Une phrase en particulier l'avait marqué "Mais je ne suis pas le seul à veiller sur la tribu, Nyctère Flexible." C'est vrai, il y avait bien d'autres personnes qui aidaient. Leur chef par exemple, mais aussi tous les guerriers du clan et ceux à venir. Elle aussi, un temps, avait été utile au clan, en tant que squaw, en tant que combattante. Et maintenant, elle avait tellement peur à l'idée de ne plus l'être qu'elle avait tendance à bien trop s'effacer, quitte à ne plus tenir compte d'elle. 
Et puis, des mots lui revinrent en mémoire "N'est pas guerrier que celui qui porte une arme. N'est pas solide que celui dont la haute taille effleure les nuages."  Le chaman avait vraiment les mots justes, les mots rassurants. Peut être qu'avec le temps, Nyctère trouverait dans sa dévotion la force de croire que ces mots pouvaient s'appliquer à elle même. Elle allait reprendre la parole quand le shaman parla :

- Il y a des coeurs oubliés et perdus. Ils deviendront esprits s'ils ne trouvent pas leur chemin. Mais c'est à eux de le construire, et ils ne savent pas toujours comment faire. Ni qu'ils peuvent le faire. 

Elle ne savait pas à qui s'appliquait ces mots en particulier, il y avait tant de personnes à qui cela pouvait faire référence et elle ne connaissait pas tous les détails de la vie de Boa. Cependant, cela semblait vraiment le troubler, le tracasser. Elle avait donc "vu" juste sur ce point (même si une jeune fille à marier n'était du coup pas la bonne solution à ce sujet). Elle tenta donc de trouver elle aussi les bon mots : 

— Mais ne pouvez vous rien y faire ? Vous qui semblez toujours trouver les bonnes paroles pour éduquer les coeurs, ne pouvez vous pas les y aider ?

Ce n'était probablement pas les bonnes paroles. Pas vraiment.  Et même elle dû s'en rendre compte car elle enchaîna directement :

— Enfin, je me doute qu'il y a des âmes qui... qui n'entendent à rien aux conseils d'autrui, aussi sages soient ils. Elles sont tellement perdues qu'on ne peut les atteindre. Mais je pense qu'elles finiront toujours par retrouver leur chemin...

Et là elle marqua un arrêt car ses mots lui rappelèrent sa propre expérience, sinueuse, longue, douloureuse. Elle ressentit comme un pincement au coeur. Elle hésita et finit par murmurer : 

— C'est juste que parfois, le chemin que l'on croyait prendre et celui que l'on a finalement pris sont très différents.

Il y a des gens qui se perdent dans l'obscurité. Nyctère s'était perdue dans la lumière et pourtant elle ne cesserait jamais de porter le noir. 

Si le chaman considérait que la parole de la vieillarde était sage, cette dernière pouvait lui retourner le compliment. Elle écouta, avec le même respect religieux qu’elle avait toujours envers lui et les hommes de sa profession.
La deuxième partie la laissa songeuse. Cette idée que les chemins de nos désirs d’être façonnait les gens tout autant que ceux du passé. Elle n’y avait jamais pensé. Elle se demanda alors ce qu’elle voulait être. Et même plus, qu’avait-elle, jadis, voulu être ? Que penserait la flamboyante jeune fille qu’elle avait été en la voyant désormais ? Et la mère aimante, l’épouse dévouée, la guerrière intrépide ? Toutes ces facettes qui avaient été elles, qu’en penseraient-elles ? Ah, ça oui, elle ne devait pas vraiment être ce à quoi elles s’attendraient. Elle en avait fait du chemin, n’aurait probablement jamais songé à cela.
Un petit rire triste et amer sortit de sa bouche à cette pensée. Ouais, clairement, elle en avait chié.

— Nyctère Flexible, comment sens-tu ton chemin ?

Cette phrase la prit par surprise. Elle bredouilla quelque chose d’incompréhensible avant de se recentrer. Son chemin ? Elle tenta une réponse, à moitié sur le ton de la plaisanterie :

— Eh bien, comme beaucoup de choses en ce monde, je le vois lumineux avec des tâches multicolores.

Ce n’était pas une réponse à donner à un chaman, elle s’en rendu compte au moment où elle finissait de prononcer ces mots et s’en sentit honteuse. Cependant, ce sujet la mettait tellement mal à l’aise. Elle soupira et répondit, plus sérieusement :

— Jusque-là, mon chemin a été tortueux et rempli d’embûches et de pertes. Je ne me fais pas d’illusions sur mon sort futur : il sera pareil. Seules les épreuves et les douleurs m’attendent, jusqu’à ce que j’aille rejoindre mon mari et mes enfants. D’ici ce moment, tant que je serais vivante, je me plierais à cette loi et accepterais tout ce qui m’arrivera. Avec la bravoure d’une fière picaninny, je résisterais et demeurerais digne devant l’adversité et je saurais me montrer reconnaissante envers les accalmies et joies du quotidien car ils ne seront que trêve avant la tempêter.

Haussant les épaules et soupirant de nouveau, elle conclut :

— Voilà, ô grand chaman, à quoi ressemble le chemin d’une vieillarde comme moi.

Puis, presque hésitante, elle ne put s’empêcher de demander :

— Puis-je vous retourner la question, si cela ne vous offense pas ?

— Ton courage et ta résilience ne sont plus à démontrer, Nyctère Flexible. Tu es un exemple pour beaucoup, moi y compris.


Ah. Certes, le shaman l’avait beaucoup complimenté lors de cette conversation – et l’humilité de la vieillarde l’empêchait de considérer cela comme vrai. Mais là, ça la frappait droit au cœur. Dans tous les sens du terme. Elle le fixa (ou du moins tenta) avec des yeux ronds. Comment ça, elle, la balafrée, la vieillarde inutile, la toujours-sur-la-sellette, celle qui n’avait plus de place, qui était défigurée et infirme, indigne du rang de femme pour beaucoup. Comment ça, ELLE, pouvait être un exemple pour lui ? C’était… incompréhensible. Contre les lois de la nature (ou au moins de son clan). Elle en resta sans voix. Elle murmura, d’une voix si rauque et si petite :


— Vous vous moquez.


Mais probablement qu’il ne l’entendait plus, perdu dans ses contemplations et ses pensées. Elle attendit, patiemment, qu’il finisse par réponse et une fois de plus, ce qui franchit ses lèvres la laissa perplexe :


- Mon chemin est trouble. Il semble aller à plusieurs endroits différents en même temps. Un Boa Nocturne du passé ne se serait contenté que d'une voie. J'oscille entre deux horizons que j'aimerais combiner.


Ah. Même le shaman semblait douter, en somme. Nyctère songea qu’ils étaient vraiment dans la…. Elle tenta tout de même de se reconstituer une face à peu près présentable quand il se tourna vers elle.


- Le temps des certitudes est révolu, Nyctère Flexible. As-tu déjà du affronter un passé qui se rappelle à toi ?


Ce fut au tour de Nyctère de pousser un « hum » de réflexion.


— Sans vouloir vous offenser, ô grand sage, pour qu’un passé puisse revenir à vous, il faut qu’il vous ait à un moment quitté et, euh… Je n’ai jamais vraiment eu ce luxe. Mon passé m’accompagne en permanence dans mes blessures. Je ne crains de ne pouvoir vous aider à ce sujet.


Cependant, elle tenta de réfléchir pour en donner une réponse plus… utile ? Maladroitement, elle tenta :


— J’imagine qu’il faut apprendre à accepter et être en paix avec lui pour pouvoir le repousser. Quoi que, cela dépend de la nature de la réminiscence. Est-ce quelque chose de positif ou de négatif ou complètement neutre ? La réponse différera en fonction. Ou encore, si c’est une conséquence… Eh bien, il me semble qu’un brave doit toujours accepter de prendre ses responsabilités car il en va de son honneur.


Un poil décousu comme discours. Elle soupira en s’en rendant compte elle-même.


— Je suis navrée, je ne dois pas vraiment vous aider.


Une partie d’elle toutefois était curieuse à propos du passé du chaman. Elle se demanda un instant s’il n’avait pas mis quelque squaw enceinte pour avoir ce genre de doute mais chassa vite cette idée de sa tête et se contenta d’écouter. 

— Merci de tes mots et de tes efforts. J'y ait trouvé un début de réponse, je crois.

Une fois de plus, les paroles du chaman la laissent songeuse. Elle avait du mal à voir en quoi elle avait pu l’aider, ce n’étaient que des paroles simples, qu’un enfant aurait pu prononcer. Des paroles que chaque membre de la tribu devraient savoir, non ? Mais peut-être est-ce mauvaise langue que de penser cela alors que le si grand shaman le dit. Ses pensées sont confuses en ce moment.

— Tu es toujours à veiller sur tout le monde.

La vieille dame a un petit rire triste.

— C’est le rôle d’une tribu de veiller les uns sur les autres et chacun doit faire sa part. Je me contente simplement de faire la mienne.

Il y avait en Nyctère comme une drôle d’impression, comme si une conversation importante avait eu lieu — et probablement qu’elle l’était — importante et même philosophique, fondamentale. Comme quand deux braves partent à la chasse et rapportent un beau gibier. Le gibier a été trouvé, chassé, cuit mais maintenant, elle ne sait plus de quoi parler. Nyctère n’a jamais été douée pour les conversations, et elle s’en rend bien compte maintenant. Elle devrait probablement rajouter autre chose, mais elle ne sait pas quoi. Alors elle sort la première chose qui lui passe par la tête :

— Avez vous besoin d’autre ch… Oh, j’ai oublié l’eau, je m’en vais la chercher.

Et elle se lève si brusquement, avec la carrafe. Trop brusquement. Si bien qu’au bout de cinq pas, son genou fait bzzz, et même crac et même

— Aïe, laissa-t-elle s’échapper malgré elle, dans un gémissement plaintif.

Ca faisait mal, ca pincait et ca brulait, non comme du feu mais comme une étrange piqure. Elle y était habituée — elle aurait du l’être. Mais la douleur était toujours présente et elle n’arrivait plus à plier sa jambe. Son membre n’était plus désormais que source de douleur et elle s’en voulait de se montrer si vulnérable devant le grand shaman.

Oh oui, elle s’en voulait vraiment.