– Dire que tu voudrais être rassurante, c'est déjà quelque chose.

Petit geste de la tête de la part d'Heaven, juste une manière un peu plus silencieuse de demander "Tu crois ?" à son collègue. C'est qu'elle avait toujours eu cette tendance de rechercher l'approbation d'autrui. Un peu comme pour s'adapter à chaque individu. Cependant, elle avait bien vite abandonné l'idée d'être conforme aux attentes de tout le monde.
Elle avait essayé, par le passé, pourtant... mais à force de se retrouver face à un mur, de subir des colères aussi violentes que rapides, elle avait fini par abandonner, et avait donc commencé à fuir la source de ses ennuis.
S'enfermer dans sa chambre avec son chat en rentrant, mettre la musique et ne sortir que pour chipper quelque chose dans le réfrigérateur ou dans un placard, sans avoir à supporter son impulsif paternel, c'était tellement plus simple.
Puis, il y eut l'autre femme à éviter ensuite, celle qu'on la forçait déjà à appeler "belle-maman" alors que cela ne faisait que deux jours qu'elle avait emménagé (l'alcool fait dire de ces idioties...). La tâche fut moins aisée, et c'était probablement l'arrivée de cette nouvelle personne, de cet obstacle, de cette épine dans son pied, qui l'avait poussée à rêver de plus en plus fort de s'évader pour ne plus jamais revenir.
Et voilà donc où elle en était aujourd'hui.

Petite demoiselle en recherche constante d'attention, d'amour, pensant mériter plus que les autres parce que les autres n'avaient pas aussi mal vécu qu'elle... parce que les autres ne connaissaient pas l'abandon...
C'est un peu bête, comme raisonnement. Après tout, elle venait d'être témoin d'un cas tout aussi dramatique, et même plus, que le sien. Peut-être devrait elle se concentrer sur autre chose que sa petite personne... c'était quelque chose qu'elle avait décrété il y a un moment, lassé qu'elle était de jouer aux animatrices de centre aéré pour les Perdus les plus jeunes.
Rien ne l'obligeait à s'éloigner de tout le reste du Grand Arbre, finalement... qu'est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête, pour prendre une décision si extrême ?
Et qu'est-ce qui lui passait actuellement par la tête, de se remettre ainsi en question ? Parler ainsi sérieusement avec des collègues d'à peu près son âge la faisait donc mûrir un peu ? Ce serait dangereux. À moins qu'elle n'ait simplement jamais eu l'occasion de mettre en pratique cette maturité apparente, bien cachée dans son esprit ?
Que de questions.

D'ailleurs, pour en revenir au sujet précédent (mieux valait divaguer sur autre chose, cogiter ainsi "sur elle-même" faisait revenir son éternelle migraine), peut-être que Smoke avait lui aussi vécu des événements peu reluisants dans sa vie d'avant, et qu'ils furent si violents, si traumatisants, qu'il les avait allègrement oubliés dès ses premiers jours passés sur l'Île, débutant ainsi sa nouvelle vie de "coquille vide remplie de fumée" ?
S'il était heureux, dans un sens, n'était-ce pas le principal ? Ou du moins, "heureux" est un bien grand mot. Disons, s'il se "complaisait" ainsi, ce serait tout aussi bien.

- Franchement, si l'Oubli suivait des règles claires, beaucoup de choses seraient sans doute plus simples... Je ne serais pas surpris que ton impression soit correcte.

Laquelle, d'impression, exactement ? La Mésange semblait fonctionner au ralenti.
Était-ce l'impression de se dire qu'elle n'était réellement pas venue seule sur ces terres...
Ou celle de se demander pourquoi l'Île lui faisait imaginer la présence de quelqu'un qui fut à ses côtés alors que ce n'était pas le cas ?

- Pas pour moi, je crois. Et l’Oubli est—parfois je me souviens, parfois non. Je pensais avoir oublié l’hôpital. Hôpitaux.

La remarque de leur Tête la fit se recentrer sur la situation actuelle. Au final, il était plutôt question de découvrir l'identité de cette mystérieuse personne - si elle existe réellement - plutôt que de chercher à découvrir comment le mécanisme d'Oubli devait, plus ou moins, fonctionner.
Le Cryptique, lui, se souvenait bien de la,personne avec laquelle il était arrivé sur l'Île - ça alors, il n'était donc pas fils unique. Ça n'avait pas l'air de vraiment le réjouir, d'ailleurs. Mais ça lui donnait une piste, à Heaven : peut-être bien que, si elle était bien venue en compagnie de quelqu'un, cette personne avait disparu ou avait changé de camp.
"Loin des yeux, loin du cœur" était une expression qui prenait tout son sens dans un lieu tel que Neverland, où l'Oubli avec un grand "O" vous atteint plus vite que vous ne le pensez si vous ne côtoyez pas quotidiennement une personne... et, a contrario, le souvenir d'autres reste gravé dans votre mémoire pendant un temps si long que vous décidez d'arrêter de compter.
Tout ça n'a aucun sens.

- Tu voudrais retrouver cette personne, si tu pouvais ?

Silence.

C'est vrai, ça. Voulait-elle retrouver cette personne ?
La Mésange vivait avec ce souvenir fantôme comme une altération de sa mémoire, et dans un sens, l'absence de cette mystérieuse personne n'affectait pas des moindres sa vie actuelle. Par conséquent, à quoi cela lui servirait-il, concrètement, de la retrouver ?
Cependant, savoir cette ombre planer dans son esprit la dérangeait; elle ne pouvait pas toujoirs l'ignorer, en particulier dans certains moments, certains lieux. Le Parc d'Attraction, surtout. Peut-être avaient-ils l'habitude de passer du temps ici avant, peut-être s'était-il passé quelque chose de dramatique en ce lieu, à moins qu'il ne soit le dernier que cette personne ait visité avant de s'évanouir dans la nature.
Tant de possibilités...

- Je n'en suis pas sûre. Son absence ne me pèse pas, mais j'ai toujours des impressions bizarres liées à cette fameuse personne inconnue. Ça me fait me sentir bizarre... mais je m'y accommode, donc je ne sais pas vraiment ce que j'ai envie de faire à ce propos.

Petit haussement d'épaules pour ponctuer sa phrase avant de refaire silence un petit temps.

- Ma mère, ton père, et plus rien pour Smoke—quel trio.

- Tu l'as dit. Je ne pensais pas qu'on avait de tels "cas" chez les Récolteurs - c'est pas péjoratif. J'ai toujours trouvé que c'était un groupe de gosses... Enfin, nous sommes tous des "gosses", mais j'entends par là, des "petits", quoi.

Il n'y a pas à dire, quand Heaven parlait, elle ne voulait plus s'arrêter, et embrayait sur un nouveau sujet dès que l'occasion y était propice. Elle ne voyait même plus le temps passer, finalement.
Les membres engourdis, par contre, lui rappelaient qu'elle était immobile dans le froid depuis un moment un tantinet trop longtemps. Pour récupérer un semblant de chaleur, elle se dandina un peu, puis s'étira pour mieux passer ses mains sous ses aisselles, les bras croisés de façon étrange.

- Il fut un temps où il y avait vraiment beaucoup de jeunes, mais l'âge moyen du groupe a fini par augmenter - l'instinct de survie inexistant des marmots a dû leur jouer des tours. Du coup, je me suis jamais trop intéressée à mes collègues, comme je faisais partie de ceux qui attiraient les petits comme des mouches sans réussir à s'en défaire.

Elle avait l'impression que ce temps remontait à si loin. Pourtant, d'autres étaient sur l'Île depuis bien plus longtemps qu'elle... et finalement, c'est comme si sa propre patience était bien moins grande que celle d'autres avant elle.

- Au départ, je m'amusais à jouer avec eux, mais j'ai fini par me lasser, quoi. Après, je n'ai pas vraiment cherché à me rapprocher d'autres collègues. Je me suis contentée de ce que j'avais et que je pensais suffisant.

Pit, quoi.
Cependant, se limiter à une seule et unique personne n'est pas franchement sain pour l'extravertie qu'avait toujours été Heaven, mais aussi, c'était si simple de perdre cette seule et unique personne... et ensuite, à qui donc se rattacherait-elle ?
Smoke avait raison, au final.

- Du coup, merci de m'avoir fait me rendre compte que j'ai besoin de gens autour de moi pour me sentir bien. Parce que là, je me sens clairement mieux, même malgré la situation actuelle, le froid, et j'en passe. J'avais besoin de parler, et même si les sujets qu'on a abordés sont pas forcément des plus joyeux, ça m'a fait plaisir de pouvoir en discuter avec vous.

Une telle déclaration fait legèrement rougir la jeune fille, qui a plutôt l'habitude de se faire complimenter que de donner, elle-même, des compliments à atrui - elle ne se trouve pas forcément convaincante.
Au moins, se changement de couleur sur son visage sera caché par les rougeurs dues au froid.

- Vous êtes chics.

Et quand tout sera fini, que l'Hiver partira et qu'ils retourneront chez eux au Grand Arbre, elle fera en sorte de voir du monde. Peut-être même de rassembler le plus de monde possible pour partager des moments de convivialité entre Perdus. Qui sait, il y a probablement au Grand Arbre d'autres enfants dans son cas qui n'ont pas encore réalisé que la présence d'autrui est une chose qu'ils recherchent.
C'est seulement une idée qui germe dans son esprit, et qui prendra sans aucun doute tout son sens un peu plus tard...

« Je n'en suis pas sûre. Son absence ne me pèse pas, mais j'ai toujours des impressions bizarres liées à cette fameuse personne inconnue. Ça me fait me sentir bizarre... mais je m'y accommode, donc je ne sais pas vraiment ce que j'ai envie de faire à ce propos. »

Sur l’île dénuée de temps, le danger omniprésent c’est l’Oubli, qu’on croise la personne qu’on cherche sans la reconnaître. Hm, il lui arrive de souhaiter envoyer valser son lien avec son frère—Hollow et lui ne s’entendront jamais, et ce n’est pas tant un problème que Creepy oublie systématiquement tous les autres, qu’il ne reste que cette relation là. Insupportable. Peut-être que Heaven parviendra à récolter quelques bouts de mémoire—il y a un puits pour ça, non ?

« Tu l'as dit. Je ne pensais pas qu'on avait de tels "cas" chez les Récolteurs - c'est pas péjoratif. J'ai toujours trouvé que c'était un groupe de gosses... Enfin, nous sommes tous des "gosses", mais j'entends par là, des "petits", quoi. »

Clumsy était l’un des petits—Creepy songe en premier à lui, au milieu de la masse d’enfants disparus qui, pour la plupart, n’ont plus ni visage ni nom. « Je crois que je suis le plus jeune, de nous trois, » qu’il murmure, entre deux phrases d’Heaven, « j’avais tout juste seize ans en arrivant. » Bien sûr, son âge est resté le même, sans qu’il ne se rappelle de sa date de naissance ni de grand-chose d’autre que l’âge en lui-même.

Hm, être le bébé du trio n’est guère amusant, et ça l’ennuie visiblement un brin, d’en être arrivé à cette conclusion.

« Il fut un temps où il y avait vraiment beaucoup de jeunes, mais l'âge moyen du groupe a fini par augmenter - l'instinct de survie inexistant des marmots a dû leur jouer des tours. Du coup, je me suis jamais trop intéressée à mes collègues, comme je faisais partie de ceux qui attiraient les petits comme des mouches sans réussir à s'en défaire. »

Le Givre n’aide en rien, décimant les gamins qui sont persuadés que ce n’est qu’un très grand jeu qui s’éternise. Creepy sait parfaitement qu’ils seront moins à leur retour à l’Arbre, qu’il lui faudra effectuer un grand inventaire des troupes—ses paumes pressent l’une contre l’autre tandis qu’il ravale un soupir. Heaven continue sur sa lancée malgré tout, animée par une énergie qui a un truc de réconfortant.

« …ça m'a fait plaisir de pouvoir en discuter avec vous. Vous êtes chics. »

C’est son rôle, d’écouter les Récolteurs, de leur prêter l’attention dont ils ont besoin. Creepy n’a pas l’opportunité de le dire immédiatement, coupé dans son élan par Smoke.

« C'est fou, quand on y pense... Il nous a fallu tellement de temps pour se parler… » Une pause, la voix qui se fait plus basse. «… Et on ne devrait pas attendre aussi longtemps pour recommencer. »

Alors quoi, réunions près du feu pour tout le groupe ? Pas un plan si nul que ça—le Cryptique peut tenter d’implanter quelque chose, de réunir assez d’idées pour en former une suffisamment bien.

« Je ne m’étais pas rendu compte—je n’ai pas réalisé que je ne parlais pas assez, avec vous. Avec le groupe. Je n’écoutais pas, j’étais occupé à vouloir bien faire. » Pour ne rien faire de bien, à la fin. Lentement, il se déplie, se levant doucement, mains qui quittent ses poches pour repousser quelques mèches logées devant ses yeux. Sa chevelure est un cauchemar en ce moment, malgré les tresses qu’il va quémander aux mères qui ont le temps.

« Merci. Je vous promets de mieux faire. De parler et d’écouter. Tout le monde, » il se penche, ébouriffant leurs cheveux, une main par tête, « plus de grève. Okay ? »