L'encyclopédie médicale trouvée sur la plage voilà bien longtemps ne sert, globalement, à rien, outre empêcher son armoire bancale de se casser la figure. Les termes y sont d'un niveau d'Anglais qui laisse Rain plus que perplexe, bien que les schémas, ceux que l'eau de mer n'a pas ravagés, sont parfois pratiques. Surtout dans les moments où iel n'a pas la possibilité d'y avoir accès, comme à cet instant précis où iel a absolument besoin d'analyser la composition des doigts de la main et que le meuble couine faiblement dès qu'iel tente de tirer dessus. Fantastique, Earl s'attend à ce qu'iel soit en bas dans les plus brefs délais—enfin, Rain n'en sait rien, iel se pointe simplement tous les jours pour aider. Et apprendre.

La majorité des jours. Presque tous. Hier, non.

Le sevrage a beau s'être terminé il y a un bon moment—son corps a encore des accès de faiblesse qui laissent Rain dans un état de fatigue peu propice à l'apprentissage. Avec un soin particulier aux gens qui sont déjà en retard et qui n'ont pas que ça à faire, iel tire un peu plus fort pour déloger l'ouvrage.

Ce qui suit est un mélange admirable des lois de l'univers et de la gravité. L'armoire qui penche en avant, ses affaires qui tombent toutes, et pour finir le craquement retentissant lorsque le machin de bois s'étale totalement dans la pièce. Là où Rain se trouvait quelques secondes plus tôt. Son regard passe du livre dans ses mains au piaf de Dive qui est—en train de se foutre de sa gueule, il faut bien le dire.

Abandonnant le champ de bataille, l'Impardonnable se dirige vers le lieu où iel doit retrouver son professeur tout en espérant pour que la pièce soit magiquement intacte à son retour. Ce qui ne se produit jamais, malheureusement. Au passage, iel indique aux gens sur sa route que oui le terrible bruit vient de sa chambre et non iel n'était pas en train d'avoir une partie de jambes en l'air matinale avec qui que ce soit. Son armoire est juste bancale, okay ?

Le petit-déjeuner n'est pas encore ancré dans son esprit, et encore moins son estomac, tandis qu'iel remonte ses lunettes du dos de sa main, traversant le ranch jusqu'à atteindre sa destination.

« Segrave, puis-je entrer ? »

La question est un gros progrès, ce qui le serait encore plus ça serait que Rain ne soit pas déjà en train d'ouvrir la porte en sortant la phrase. Mauvaise habitude.

« Viens seulement. »

La médecine en elle-même, apprendre par cœur des schémas ou ds gestes, lae dérange moins que les interactions avec son enseignant. Rain s'enferme généralement dans un silence un brin oppressant, n'osant pas poser de questions—après tout iel devrait tout comprendre du premier coup—préférant essayer de combler ce qu'il manque avec maladresse.

« J'ignore si tu es à l'heure ou non, mais je n'avais pas fini de manger. Veux-tu te joindre à moi ? »

L'Impardonnable referme la porte, ouvrage fermement serré contre son torse. Iel hésite, le bout de ses doigts peints tapotant la couverture. Est-ce autorisé ? Ah, avant son insolence prenait le dessus, quitte à provoquer le pire. A présent, Rain a l'impression de toujours se tromper quoi qu'iel fasse.

L'ouvrage est posé, avec soin, sur la première surface venue. Tout ce qu'iel doit faire, c'est s'asseoir et attendre que Segrave termine son repas, rien de bien complexe. Iel tire sur une chaise, grimaçant lorsqu'elle émet un bruit de protestation. Genoux sur son menton, Rain se replie immédiatement, son regard inspectant les mets proposés. Oh, iel n'a pas encore offert de réponse vocalisée.

« Une tasse de thé serait plaisante. »

Les manières manquent, trop rouillées lorsqu'elles ne sont pas factices. Se montrer sincère est si épuisant. Où est-ce que l'homme a récupéré autant de nourriture d'ailleurs ? Est-ce ce que les gens mangent, normalement ? Pour Rain, qui peine à se sustenter et à savoir lorsque son corps en a besoin, ça paraît immense.

Sans attendre de savoir s'iel peut se servir, ses yeux cherchent la théière, ainsi qu'une tasse—est-ce que le vieil homme a rapporté sa collection saugrenue avec lui ?

Servir le thé représente un art à part entière ; parvenir à soulever la théière sans rien renverser, faire en sorte que son poignet ne touche pas la céramique—iel pourrait aggraver sa brûlure, ce qui serait pitoyable—et ensuite répéter le tout dans l'ordre inverse pour la reposer sur la table. Rain y apporte un soin particulier, prenant son temps pour répéter des gestes qu'iel connaît par cœur. Segrave s'efface au milieu de la pièce, devenant un autre morceau d'une toile vivante qui a du mal à capter son attention. La boisson est délicieuse, néanmoins, après avoir soufflé dessus à plusieurs reprises. Bien se placer leur demande un moment, un seul genou replié cette fois, tasse posée sur ce dernier, tenue uniquement par sa main droite. L'art du thé est si complexe.

Des tas de détails le sont, pour Rain.
Iel l'oublie parfois, enfermé-e dans une routine si souvent bousculée.

« Je vois que tu as ramené de la lecture. »

Lae jeune pirate émet un son pour prouver son écoute, s'offrant une pause avant de répondre.

« Une encyclopédie médicale, elle traînait dans ma boutique depuis longtemps. J'ignore pourquoi j'ai tenu à l'amener. »

Pour servir à maintenir l'armoire en place ? Non, ça ne peut pas être la véritable réponse. Rain ignorait l'état de sa future chambre après tout. Le thé forme une légère brume sur ses lunettes, l'obligeant à reculer un peu la tête.

« Que veux-tu apprendre aujourd'hui ? »

La chirurgie. Trop complexe—inachevable ! Ils manquent de matériel, de formation—L'impardonnable n'a pas le courage d'avouer une telle vérité.

« Comment aider les os à se réparer, ceux de la main—si on les brise—et qu'ils guérissent mal, qu'est-ce qu'on peut faire ?  Ah—juste les fractures, ça serait déjà bien, vu mon niveau. »

Outre la couture et les bandages, Rain n'a pas forcément de compétences qu'iel maîtrise. Et Segrave ? Lae pirate ignore jusqu'à quel point son aîné est en mesure de réparer les corps. Il y a juste cette promesse inavouée qu'il puisse faire des miracles—celle que Rain se refuse à croire en vérité, parce que ces derniers n'existent probablement pas sous une telle forme.

« La médecine est effrayante, n'est-ce pas ? Impossible de tout apprendre en une seule vie—j'aurais voulu pouvoir le comprendre plus tôt. »

Son regard abandonne la tasse fumante pour se poser sur l'adulte, fébrilement fixé sur son cou plutôt que le visage. Oh, iel a oublié les bases, encore.

« Merci pour le thé. »

Si Rain est sensé-e prêter main forte pour aider à débarrasser la table, iel occulte totalement cette partie de son apprentissage—voir ses manières mais encore faudrait-il que l'Impardonnable soit plus qu'un-e gamin-e insupportable pour ça—préférant rester dans une position jugée confortable sur sa chaise. Pour beaucoup, ce repli un peu étrange dont iel se contente serait douloureux ou peu approprié, mais c'est ainsi qu'iel est à l'aise. La tasse se vide lentement, gorgées avalées l'une après l'autre.

« ... c’est une question complexe, que tu me poses. Commençons par le début, tu veux ? »

L'histoire derrière la question l'est toute autant, détail que Rain se garde bien de partager.

« Ah, parfait ! »

L'encyclopédie aura une utilité, au moins. Cela valait le coup de pratiquement passer de vie à trépas pour la récupérer. En un sens, Rain est soulagé-e que ce qui lui manque soit noté quelque part sur papier, c'est réconfortant pour lae pirate, d'avoir quelque chose de concret. Bien que plus la conversation—ou plutôt le cours d'Earl—se poursuit, plus le sujet devient obscur. Bien sûr, apprendre les schémas par cœur ne serait pas spécialement difficile, bien au contraire. C'est le passage vers des notions plus abstraites, le grand tout qui leur échappe. Et ça glisse entre ses doigts contre son gré, le fil de la conversation s'effilochant jusqu'à ce qu'il ne reste pratiquement rien.

Rain doit se faire violence—tasse reposée sur la table pour éviter de la renverser sur ses jambes par accident—pour ne pas simplement se lever et quitter la pièce. Ne pas réussir—ne pas comprendre du premier coup c'est impardonnable. Rain n'ose jamais questionner, même envers Kaze il leur est difficile d'admettre une quelconque idiotie—tout du moins c'est ainsi qu'iel juge de ne pas posséder une connaissance qui semble évidente. Les souvenirs reviennent par vague, souvent la nuit, lae prenant au dépourvu. Là, c'est plus amer, moins brutal et iel se contente de s'avachir un peu plus, une main pressée contre l'oreille.

Est-ce que leur incompréhension se voit sur leur traits ? Probablement.
L'Impardonnable n'en a pas conscience. Tout comme leur seconde main, celle qui tire sur leur jupe de manière presque compulsive, leur échappe.

« D'accord. Merci. »

A quoi servent les nerfs ? Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas les recoudre s'ils se déplacent ? Est-ce que ce qui maintient les os entre eux peut être remplacé ? Non non, on ne suit pas l'ordre exact du schéma, je ne comprends plus rien—

Rain a envie de pleurer d'un seul coup, la sensation brûlant son regard et rendant sa bouche bien trop sèche. Qui se met dans des états pareils pour une simple leçon ?

Les causes, Rain voudrait clamer haut et fort qu'iel n'en a rien à faire ; ce n'est pas le cas. Si quelqu'un en vient à perdre toute notion de ce qui l'entoure uniquement parce qu'une notion lui paraît trop abstraite, impossible à relier au reste, alors c'est que le schéma qui représente son esprit doit manquer de multiple données—effacées pour rendre le tout plus complexe, sans qu'on leur ait demandé un quelconque avis.

Mains agrippées à ses vêtements pour s'empêcher de perdre le contrôle de ça aussi, d'avoir l'air d'une personne à qui l'on ne doit rien enseigner par jugement, parce qu'être différent-e signifie qu'on ne mérite rien, Rain manque ce qui suit. Des paroles qui s'égarent, qu'iel doit entendre sans parvenir à les retenir. Pourtant, l'Impardonnable le sait, que ça n'arrange rien de se contenir, de se traiter comme un problème à résoudre. Que faire d'autre, c'est comme si les autres solutions—celles qui soulagent, qui aident—avaient disparu pour toujours.

« Ta question serait-elle inspirée d'un cas réel ? »

Ah, la ruine se pointe à l'horizon emplie d'innocence—de bonté presque—quel dommage.

« Si tu me donnes plus de détails, je pourrais te répondre avec précision. Qu’entends-tu par ”guérir mal” ? »

Est-ce qu'il y aura un après ? Un quelconque pardon possible ? Non, que Segrave leur pardonne ou non, Rain n'en a que faire. Seul l'avis de Kaze importe. Et sa réponse, Rain la connaît depuis un moment déjà.

Ses doigts, avant d'abîmer sa tenue, se pressent vers le haut de sa tête, défaisant son chignon d'un coup sec. Une fois ses cheveux retombés contre ses omoplates, l'Impardonnable peut y accrocher ses doigts, songer à ce que l'empathie signifie. C'est—qu'est-ce que Kaze a dit pour l'expliquer déjà—se mettre à la place des autres. Segrave, qui soigne et qui protège, Segrave qui prend des enfants à ses côtés, qui ramène tout ce qu'il trouve qui respire encore pour en prendre soin—il ne veut pas être à la place de quelqu'un comme Rain.

« Mon petit frère, » et les paroles fusent, voix trop grave qui résonne dans leur tête et malheureusement aussi dans la pièce, « nous étions Soigneurs ensemble. J'ai connu un bannissement, puis—il y a eu un accident en mon absence, et j'ai trouvé son cadavre un jour. Sauf qu'il n'était pas mort, juste entre—entre les deux, quand on respire mais qu'on ne peut pas revenir—et il avait ce stupide— »

Des mèches arrachées se retrouvent dans leur paume et Rain les observe, s'étonnant qu'elles ne soient pas bleues, comme ce jour-là.

« Stupide, stupide bracelet de perles que je voulais. Parce qu'il était à moi, que c'était mon frère et que comme ça je ne pourrais jamais l'oublier. Que je suis comme ça, que je l'ai toujours été. Et il a survécu, adopté par les natifs, qu'il m'a retrouvé et qu'il a frappé ma main sans la briser, parce qu'il a été plus généreux. Et moi, je dois trouver un moyen de—c'est mon petit frère, et il m'aime encore et tout ce que j'ai fait c'est de briser sa main. »

Si Rain avait moins de naïveté restante, iel aurait inventé un mensonge quelconque. Au lieu de confier quelque chose qui risque bien de leur coûter leur place auprès d'Earl. Qui veut d'un-e apprenti-e qui veut se faire pardonner plus que d'aider les gens ? « Il est devenu Orbleu, et ça non plus je ne savais pas que je pouvais l'empêcher. »

Lae pirate n'a pas le courage de se lever et de disparaître, d'aller se cacher quelque part. Il leur est plus simple de fixer le vide, de ne plus sentir ni corps ni esprit, doigts arrachant des mèches sombres qui ne manqueront pas. Leur santé est déjà ruinée de toute façon.

Earl va lae renvoyer, leur dire de ne plus jamais revenir et ça sera comme tout le reste ; de leur faute.

« Tout le monde fait des erreurs. Se morfondre dessus ne t'aidera pas à avancer, mais je suis heureux que tu te sois confié-e à moi. Merci. »

Ses doigts cessent leur danse, arrachement méticuleux de noir autrefois bleu—pourquoi est-ce qu’iel voulait tant qu’on remarque son existence, si c’était uniquement pour mieux la mettre en pièces—incompréhension tracée dans son regard. Ah, qu’est-ce que Segrave est insupportable—bon, le cœur fort malgré son âge avancé, les lignes qui s’ancrent sur son visage comme les marins qui s’égarent dans le Port—et cette bonté, Rain ne peut s’empêcher de s’en méfier, de vouloir hurler que ce n’est pas la solution. Iel s’est niché-e soigneusement au sein de sa propre souffrance il y a une éternité de cela, faisant de ses erreurs un masque si parfait, sourires moqueurs et voix chantonnant des horreurs.

« Lorsque le Givre disparaîtra, il faudra que tu me le présentes. »

Appeler l’espoir, c’est un coup à provoquer le mauvais sort. Bien sûr, Kaze reviendra—Rain ne peut pas envisager une autre possibilité. Peur du changement, égoïsme, certainement les deux à la fois. Et le médecin assis à ses côtés, celui qui parle de guérir et de réparer, quelle est sa raison pour croire à ce point ? Il faut bien que quelqu’un s’y colle, certes. Rain ne parvient pas à faire plus que de cligner les yeux—plusieurs fois, jusqu’à ce que la brume qui s’y était installée accepte de se retirer.

« Mes erreurs sont un peu plus dramatiques que celles de la plupart des gens. Un peu comme moi, » iel ravale les larmes, les noyant sous le tremblement qui agite ses mains. Qu’en faire, iel se demande en contemplant les quelques mèches qui ont terminé sur le sol. Ah, ses cheveux sont bien assez solides pour endurer un tel traitement. « Kaze est un véritable médecin—guérisseur, il préfère dire ça, c’est un Delaware qui joue aux pirates—et si je le deviens moi-aussi, peut-être que... »

Iel n’ose pas se déplier, se lever et parcourir la pièce jusqu’à trouver les bons mots. L’effort est impossible, iel préfère rester là un moment, son regard glissant vers Earl. Earl qui est immuable, un vieil arbre qui refuse d’être coupé. Est-ce que grandir est encore étrange, malgré l’âge adulte ? Bien sûr. Dix-neuf ans, c’est encore—Rain ne voulait pas trop grandir, parce qu’au bout d’un moment, les erreurs s’ancrent, deviennent habitudes.

« Que je pourrais me rattraper. C’est un peu tard pour dire que ce n’était pas de ma faute, que j’ai enduré mes propres horreurs. Tout le monde s’en fiche, et moi je ne veux pas en parler. Vous savez, Segrave, vous êtes terrifiant, à votre manière. »

Une expression confuse, désabusée, apparaît sur ses traits. Rain fixe un point invisible, souvenir peint devant son regard, fugace et voué à s’effacer.

« J’ai vécu avec des récompenses par sacrifice, donner jusqu'à ne rien garder, uniquement pour faire de même avec les autres, pas des compliments ou à l’attention que vous offrez. Il m’arrive de me dire que c’est pour ça qu’une telle lenteur m’habite avec vous, pour mon apprentissage, par manque de terreur, à cause de votre calme. »

Hésitants, ses doigts s’écartent, se lèvent suivi par ses poignets et bras. Rain s’étire, chassant ses pensées qui s’entrechoquent avec fracas. Sa cicatrice ne le dégoûte plus tant que ça, étrangement, lorsque la manche glisse. Peut-être qu’au final, tout restera toujours horrible dans sa tête qu’importe ses progrès. Ou bien que le malheur qui l’accompagne partout finira par lui foutre la paix. Rain n’y croit pas—Rain n’a jamais été très doué-e pour s’écouter non plus.

« C’est de ma faute. C’est de la faute des autres. Est-ce que les deux vérités peuvent être commune au même cas ?
Je pensais que vous alliez me foutre dehors après cette conversation. Visiblement non.
Je ne comprends pas grand-chose, hein ? »

A quel moment est-ce qu’on est supposé guérir ? Est-ce qu’il y a un signal, un réveil un peu trop brutal un matin, membres empêtrés dans les couvertures et bouche trop sèche, est-ce qu’au contraire on ne réalise pas que ça va mieux parce que c’est si long, que chaque seconde est une fraction d’espoir ? Rain ne veut pas être en vie, pourtant les gens qui l’entourent souhaitent certainement le contraire ; contradiction qui lae hante qu’importe ses choix. Peut-être qu’iel finira par comprendre cette étrange balance, ce besoin de résister, de rester, de regarder les saisons passer sans se dire ‘pourquoi est-ce que je suis encore là’. Canicule, Pluie, Givre. Et après, et après ? Il faut vivre, c’est comme ça. Jusqu’à ce que Kaze rentre. Puis ça sera jusqu’à ce qu’il aille bien—Rain s’inventera une autre raison pour tenir un peu plus longtemps une fois les autres épuisées.

« Je ne vois pas pourquoi je t’aurais mis-e dehors, Rain. Tout le monde perd son calme, de temps à autre. Moi aussi, ça m’arrive. »

Aucun son n’a le temps de passer ses lèvres—la main sur la table, paume ancrée contre le bois pour retenir le corps, l’empêcher de chavirer. L’Impardonnable ignore la conclusion du geste, encore moins ce qui en découle. Ses propres démons s’accrochent, tirent sur ses cheveux, sur ses pensées, jusqu’à ne rien laisser de réel—est-ce le même trouble ? A quoi bon s’interroger, Rain n’a pas la capacité d’associer ses sentiments à ceux des gens qui l’entourent sans un effort surhumain qu’iel n’est pas en état de fournir.

« On ne décide pas de notre cœur, de ce qu’il veut, des gens qu’il aime, on ne parvient pas à désirer ce qui est bon pour nous si notre cœur veut l’inverse, s’il court après des inconnus dans l’espoir qu’on le réduira en morceaux, s’il croit que c’est là tout ce qu’il mérite, qu’il se persuade que c’est là tout ce qu’il est. » ses bras retombent, son regard glissant vers sa cicatrice. S’iel apprend la médecine, peut-être que ça aussi, ça pourra être arrangé un jour, « Peut-être que ce n’est qu’une excuse supplémentaire. Mes colères sont caprices, ou bien cette peur qui vivra en moi pour toujours. J’ignore de quoi les vôtres sont faites, et je préfère l’ignorer, je crois. »

Ne me faites pas confiance, Rain semble sous-entendre, glissant un peu sur la chaise. S’affaisser et disparaître, qu’est-ce que ça l’arrangerait, après une telle conversation.

« Tant que tu souhaites apprendre, mon cabinet t’est ouvert. »

« Je n’aurais jamais la passion de mon frère—et j’ai endommagé mon cerveau avec l’opium—néanmoins, je compte bien continuer jusqu’à faire quelque chose de bien. Même si ce n’est qu’une seule fois, je voudrais que mon existence ne soit pas liée à—c’est de l’égoïsme, n’est-ce pas ? » Un ricanement, son informel qui étrangle sa gorge, « apprenez moi tout ce que je peux retenir, faites de moi quelque chose d’humain, de vivant—non, qui voudrait vivre, qu’importe que je reste une créature démoniaque ou je ne sais quoi—s’il vous plaît. »

Trop de politesse. Lentement, s’attendant à ce que le monde s’écroule et refuse de renaître, Rain retire ses lunettes d’une main, les posant sur la table pour passer ses doigts contre des paupières fatiguées par les émotions qui ploient sur son corps.

« Tu es si dramatique, Rain. »

Bel euphémisme. Malgré les émotions contraires qui tentent de l’étrangler, doigts pressés contre son front pour protéger ses yeux d’une lumière qui lui est intolérable d’un coup, Rain trouve le moyen de laisser une sorte de ricanement lui échapper. Un machin un peu bancal, qui sonne telle une moquerie. Le commentaire est des plus justes, iel n’ira pas le nier.

« Je ne suis pas un magicien. Je peux te montrer le chemin vers une forme de guérison et je peux t’encourager... mais je ne peux pas marcher à ta place. »

Tant mieux. Rain ne souhaite pas spécialement à qui que ce soit, outre à ce visage perdu d’un autre temps, de se mettre dans une telle situation. Et encore moins de devoir s’en relever sans flancher. Pour ellui, c’est un voyage qui lui paraît dénué de fin, tant il y a à faire. Avec un soupire, iel essuie quelques larmes qui brûlaient le coin de ses yeux, et qui attendaient sagement qu’on vienne les empêcher de se répandre ; au contraire de sa voix qui est incapable de ne pas partir en vrille.

« Je vais m’en sortir, malgré les soucis que je cause, et mon côté enfant terrible, » iel tente un sourire, expression avortée en chemin parce qu’iel n’a pas spécialement envie d’afficher ce genre de choses à cet instant, « Merci. »

« Je ne suis plus tout jeune... cette discussion m’a fatigué. Je te propose que l’on arrête la leçon, sauf si tu te sens de continuer. »

Non, pas spécialement. Rain ne réalise pas qu’il y a plus que ce que les paroles offrent, peu doué-e avec ces détails. A la place, iel accepte la proposition, remettant rapidement ses lunettes, peut-être pour atténuer la fatigue de son regard. L’encyclopédie n’est pas immédiatement récupérée, Rain prenant d’abord le temps de se relever.

Une hésitation lae traverse. Le geste qu’iel va offrir n’aura guère de sens pour le vieil homme—alors à quoi bon s’embêter ? Ah, iel doit cesser d’être juste un-e sale gosse. Ses paumes trouvent ses genoux, s’appuyant juste au-dessus, et iel s’incline bien plus que les autres jours, que la vague inclinaison de tête offerte d’habitude. C’est un salut silencieux qui a toute son importance, pour Rain. Ajoutant un simple ‘merci’ qui fait écho au premier, iel récupère son ouvrage, se dépêchant de quitter la pièce. Le besoin de s’enfermer dans sa chambre et de s’écrouler prime sur le reste.

Dans l’embrasure de la porte, néanmoins, lae pirate s’arrête, juste quelques secondes.

« Un jour, j’espère—comprendre vos paroles, au lieu de simplement m’y accrocher. Pouvoir écouter à mon tour. Vous n’êtes pas seul. Au revoir. »

Et c’est tout.