Apache le fixe dans le blanc des yeux comme dans l’attente de ce moment où Justice baisserait les bras en lui riant au nez dans un : non, bien sûr que non. Mais non, Just attend, bras tendus, et il commence à se sentir bien con. Ça ne dure pas bien longtemps.

Les bras du sentinelle se referment sur le corps du punk. Sa main lui caresse le dos dans un geste réconfortant. Just a pourtant l’étrange impression que c’est lui qui se calme à ce contact.

— Merci, Just.

L’intéresse reste silencieux. Il n’a pas remarqué qu’Apache vient de reposer le couvre-chef à sa juste place. Il décide de rester comme ça, juste un moment.

—  Comment tu comptes t’y prendre, il demande simplement.

Le doute a déserté sa voix.

— Pit.

Pit ? Just ne sait pas ce que le chef des raccomodeurs peut bien avoir à faire là-dedans mais il pressens que ça va bientôt tomber. Et ça s’annonce lourd.

— J'en ai appris quelques bonnes sur ce pourri, du genre vraiment moches à gerber ses tripes sur le tapis. Et le pire, c'est que l'empereur est au courant et qu'apparemment, il s'en fout.

Justice n’est pas surpris. Pas besoin de bien connaître Pit pour se douter qu’il trempe dans des affaires louches. Le sentinelle ne s’y est jamais intéressé mais les mots d’Apache réveille en lui un genre de curiosité.

— Mais c'est pas l'problème, au contraire. Ça n'a rien d'étonnant, reprend le punk. Alors j'ai décidé que j'allais décrypter le langage de ce putain de tordu de bouffon, en savoir plus. Un maximum sur ses agissements et sur la merde qu'il a dans sa tête de connard. J'crois que cette enflure m'aime bien. Quand j'en saurais assez, j'irai voir Lace et j'lui balancerai tout dans la gueule. On verra si comme ça elle aura toujours envie de participer à ce putain de système de merde. On verra si elle a toujours envie d’être cheffe. Être chef comme Pit.

A la fin de cette tirade, Just s’écarte un peu d’Apache et le dévisage avec un air franchement surpris :

— C’est… drôlement prudent. Venant de toi, je veux dire.

Mettre le nez dans les affaires de quelqu’un d’influent et dangereux, c’est peut-être du suicide. Mais pour la première fois, Apache lui propose un plan assez diplomatique qui n’inclue pas d’agresser quelqu’un ou lui crier ses quatre vérités. Le sentinelle le prend par les épaules de son ami, un sourire éclatant lui barre le visage :

— Mais très honnêtement… je crois pas trop en tes chances. En fait, je pense même que tu vas te prendre un gros vent et c’est tout ce que tu mérites.

Just n’a pas pour habitude de dire tout haut ce qu’il pense avec aussi peu de délicatesse, mais c’est le punk lui-même qui lui avait enseigné l’efficacité de ce genre de discours.

— Après, ça coûte rien d’essayer. Je suis même prêt à te filer un coup de main.

La Main reprend un peu son sérieux en ajoutant d’un ton grave :

— Mais il faut que tu me dises ce que tu sais, Apache. Il t’a rien fait, espère.

Justice n’en croit pas ses yeux. Le punk prend le temps d’y réfléchir et cette hésitation lui fait froid dans le dos

— Non non... Pas à moi.

Le sentinelle laisse échapper un soupir de soulagement. Merde, il commençait à le faire flipper, là !

— Ce gros dégueu m'a juste smacké une fois juste pour m'emmerder mais rien de si important, lui confie l’Hérissé.

Détail sans important. Just hausse les épaules, pressé d’entendre la suite.

— Nan c'est surtout à Nasty que cette merde s'en est prit... Elle était vraiment pas bien. Ce mec.. Ce mec c'est vraiment... Le pire j'crois bien.

Nasty… Ah oui ! La nouvelle ! Il n’a pas encore saisi l’occasion pour lui parler mais sa réputation la précède.

— C'est là qu'elle m'a dit que Pit s'amusait à peler de l'enfant perdu pour s'en faire des fringues.

Le visage d’Apache se tord de dégoût. De son côté, Just déglutit. Ce Pit, il a des idées complètement tordues. Les chasseurs ne manquent pourtant pas de cuir.

— Ce taré m'a confirmé l'histoire, et c'est lui qu'a ajouté le truc de comme quoi le tyran était déjà au courant et que ça lui faisait rien. reprend Apache. Tu te rend compte, c'est... immonde. J'peux pas digérer ça. On peut pas laisser faire ça. Faire comme si on savait pas, comme si de rien. Lacerate pourra pas non plus...

— Calme-toi.

Le sentinelle lui adresse un sourire qui se veut rassurant mais son regard se fait plus grave lorsqu’il ajoute :

—On va pas le laisser s’en tirer comme ça. Il s’en est pris à une des nôtres.

S’attaquer à un gros bonnet pour des histoires d’intégrité, ça ne fait pas vraiment partie de ses priorités. Mais si Pit commence à marcher sur ses plates-bandes, hors de question de le laisser faire.

— Il lui a fait quoi, au juste ? Il la fait chanter ?

Il essaye de ne pas penser à cette idée qui lui trotte dans la tête : la possibilité que d’autres membres de la hiérarchie soient dans le secret, que Lace soit impliquée. Cela voudrait dire qu’elle le laisse faire à contrecoeur ou qu’elle s’est mise en tête de changer le système de l’intérieur.
Dans tous les cas, Apache allait très mal le prendre. Cette fois, ça ne se finirait peut-être pas avec un séjour à l’Infirmerie.

Apache raconte son l’histoire mais ça lui arrache les pires grimaces comme s’il revivait choses, comme si ça avait été lui la victime. Ça lui ressemble bien de se mettre dans un état pareil pour quelqu’un d’autre. Just se retient pourtant de l’interrompre, pas même pour le calmer. Quelque chose lui dit qu’il n’a pas encore entendu le meilleur.

— Tout de suite après qu'elle m'ait raconté ça, on est allé le chopper ensemble, histoire de lui faire comprendre qu'il avait pas le droit de faire ça, ni à Nasty, ni à personne d'autre.

Bingo. Le sentinelle se détourne de son pote pour ne pas lui montrer la colère qui point légèrement sur ses traits. Tout ça, c’est tellement Apache et pourtant ça le prend toujours de court. Comment est-ce qu’il a pu lui faire un coup pareil ? Agir aussi impulsivement et sans même le consulter !

— Mais ce type... On dirait que rien ne l'atteint. Il a pas peur de souffrir, il a pas peur de mourir. Il se sent au dessus de tout. Il a aucune limite, bordel. On en a rien tiré.

Evidemment. Just secoue la tête, il n’en croit pas un mot. Personne n’est comme ça. Apache divague complètement, sûrement l’émotion.

Quoiqu’il en soit, s’ils ont cette conversation c’est que Pit n’a pas jugé utile de le dénoncer Apache. Just se demande s’il y a une raison concrète qui devrait les inquiéter mais la seule idée qui lui vient est que le Joker tente de faire chanter son pote. Mais ça, c’est pas très crédible. Apache n’a pas vraiment le profil idéal pour ce genre de plan, il a la tête beaucoup trop dure. En plus, n’importe qui pourrait le faire enfermé sur un faux témoignage, avec cette réputation de fouteur de merde. Alors, pourquoi ? Peut-être qu’il n’y a pas de raison logique derrière tout ça. Pit est un excentrique.

Apache reprend :

— Je sais pas si c'est par ce que comme j'te disais il m'aime bien ou s'il fait ça avec tout le monde, mais... Il a cette tendance à... je sais pas… A répondre à mes questions quand je lui en pose, mais c'est jamais clair. C'est comme des énigmes. Comme un jeu en fait. Et au final, j'crois que j'ai accroché une piste. C'est un peu comme s'il avait envie que j'le comprenne, comme s'il voulait que je saches.

Justice ouvre la bouche mais aucun son n’en sort. Les mots se bousculent dans sa tête alors il ne sait pas vraiment par où commencer. Il pourrait d’abord lui dire à quel point son initiative était complètement conne et dangereuse ou que son plan est finalement le plus pourri qu’il ait jamais pondu. Peut-être qu’il vaudrait mieux commencer par le traiter de gros naïf pour penser que Pit répondrait gentiment à son interrogatoire sans avoir quelque chose derrière la tête.

Puis, la Main se rappelle qu’il a accepté ce plan sans même en connaître les détails. Ça ne lui ressemble pas, ça. Apache a l’air de déteindre sur lui et ce n’est pas bon du tout. D’un autre, côté, ça l’embête de revenir sur sa parole. Avec quelqu’un d’autre, il ne s’en priverait pas. Mais là, c’est Apache. C’est important qu’ils puissent se faire confiance.
Le sentinelle serre les dents en se demandant comment il va pouvoir se tirer de là.

Là pour l’instant, il a besoin d’y réfléchir.

Just lève la tête quand il entend quelqu’un faire irruption dans la pièce. Il devine à son pas tranquille et à la tronche qu’il fait en découvrant Apache qu’il n’a rien entendu de leur conversation.

— Qu’est-ce que tu fiches là, toi ?!

— T’as oublié quelque chose, Right ? intervient Justice.

Le grand blond lance un regard hésitant vers ce collègue envers qui ses impressions sont de plus en plus conflictuelles.

— Seulement, ma veste.

Mais au lieu d’aller la chercher, Righteousness reste planté devant l’entrée en toisant Apache comme s’il pouvait le désintégrer du regard.

Il y a un long silence avant que l’intrus ne reprenne vie sous leurs yeux. Son sourire et la lueur mauvaise dans ses yeux ne laissent présager rien de bon.

— Bah alors Patchi ? l’interpelle Righteousness. T'as l'air en forme ! Tu t'es vite remis !

Puis, se tournant vers Justice, il ajoute :

— Il t'as pas raconté comment il s'est fait tringler dans la foret ? On sait juste pas si c'est Lace qui l'a fait crier comme une chienne ou si c'est le grand méchant loup ! HEIN ? Patchiii ?

Abasourdi, Justice ne lui répond pas. Il a du mal à croire qu’on ait osé lui dire ces mots-là. Apache, lui, ne perd pas une seconde mais sa colère le rend prévisible dans ses gestes : Right a tôt fait de le maîtriser. A côté, Just se lève et s’éloigne de la scène. Tout ça lui paraît tellement surréaliste, il nage en plein délire.

Le sentinelle s’arrête devant un lit, le lit de Right. Parmi les fringues qui le recouvrent, il y a une veste dont le sentinelle s’en empare. Il y décoche un crachat discret.
Quand il se retourne pour jeter un coup d’œil du côté d’Apache, il voit Right qui se marre et continue à lui déballer toute sorte de saloperies.

Just relève la tête, il éclate de rire.

Righteousness lui glisse un regard complice et l’imite, conforté dans son hilarité. Sauf que Just n’en finit plus de se gondoler et Right ne sait plus trop comment le prendre. Son sourire se fait hésitant.

— … Quoi ?

— T’es… un p’tit comique.

Il ne rit plus. Si Just n’avait pas ce regard-là, Right aurait accepté le compliment mais là, il flaire l’hostilité. Son collègue se rapproche de lui et lui enfonce la veste dans les bras.

— Tire-toi.

Right ouvre la bouche pour protester.

— Tire-toi ou je te jure que je te tue.

Le regard de Righteousness passe du punk au cowboy, du cowboy au punk. Il ne comprend pas ce qui se joue devant lui. On est de la racaille ou un gentil. On est blanc, on est noir, honnête ou bon à jeter. Pas de compromis possible.
Just n’est pas de la racaille.
Apache n’est quelqu’un de bien.
Mais Just défend Apache.
C’est à n’y rien comprendre.

Il ne peut pas comprendre.

Au terme d’un long échange de regard, le grand sentinelle décide de lâcher l’affaire. Un instant, il essaye de se justifier mais il n’y a plus rien à ajouter. C’est en silence qu’il  les quitte. Just le regarde faire. Il a comme l’impression de rester sur sa faim mais il sait, tout à fond, que c’est mieux pour tout le monde que ça se finisse ainsi. Il devrait être soulagé.
Il ne l’est pas.

— C’est réussi. T’as déconné, souffle Justice, fixant toujours l’endroit où se tenait Right un peu plus tôt d’un air absent.

Puis, son regard se reporte sur Apache. Il peste, il enrage bruyamment et c’est censé le rassurer. Mais en fait, pas du tout, il a surtout l’impression qu’Apache essaye de recouvrir sa blessure sous ses râleries.

— Putain... Quel con ce mec... J'arrive pas à croire qu'on puisse être aussi...

— Ouais.

Apache sort un joint et se met à farfouiller à la recherche de quoi l’allumer. Just le regarde faire et se dit que ce n’est peut-être pas bon de laisser son pote se reposer sur ce truc pour trouver le réconfort dont il a besoin. Il devrait lui dire quelque chose. Mais tout ce qu’il trouve, c’est de tirer son briquet de la poche de son jean. Il fait rouler le silex sous son pouce, et allume le joint déjà planté entre les lèvres du punk.

Il le regarde tirer sa première bouffée.
Puis la deuxième.

— T’es mon meilleur ami.

Il sort ça sans le regarder parce que c’est un peu con de sortir ça comme ça. Mais sur le coup, il ne trouve rien de mieux que de le lui rappeler.

En temps normal, la réaction d’Apache l’aurait amusé. Y’a des moments comme ça où tout semble devenir un enchaînement de vieux gags qui n’amusent que parce qu’on ne s’attend plus à ce que quelqu’un a le culot de les dépoussiérer. Le coup de la cigarette. Just a glissé un regard furtif vers son pote mais l’a aussitôt rebraqué ailleurs comme pour se faire oublier. Il vient de lui faire le vieux coup de la cigarette. Et le pire, c’est qu’il n’a pas l’air d’avoir fait exprès.

— T'arrive pas à t'en souvenir, hein ?

Just le dévisage sans comprendre où il veut en venir mais la lumière se fait quand le punk désigne les mains légendées du cowboy : Right, Left, pas des repères de trop pour un garçon perdu.

— Tu t'écris ça dessus tout les matins ?

Le sentinelle le fixe toujours et se demande pourquoi il met ça sur le tapis. Puis, il comprend que c’est un genre de diversion. Son regard se nuance, plus… reconnaissant.

— Si tu veux j'te les grave pour de bon, tu sais.

Le punk transpire la sincérité. Justice devine qu’à ses yeux, c’est un geste qui a du sens. Il a juste pas le dictionnaire pour comprendre exactement ce que ça signifie pour lui.

— Tu sais la scarification… c’est pas mon truc.

Il y a ce moment de gêne, vite éclipsé par des sourires complices. L’ambiance s’allège entre eux et ça se sent.

— Moi non plus, répond finalement l’Hérissé.

Malgré cette réponse, le sourire de Justice se fige un instant : il est prêt à parier qu’Apache n’a pas manqué d’essayer avant de se faire une opinion. Il ne sait pas trop s’il doit le respecter ou le trouver un peu bizarre. Peut-être un mélange des deux.

— Mais je pensais plutôt à du tatouage.

Le mot graver prend un sens plus subtil. Just pousse un ah de celui qui comprend enfin de quoi on parle.

Son pote lui présente ces deux mains et lui présente ses tatouages. Le cowboy prend l’une d’entre elle dans les siennes et redessine du bout des doigts les courbes des lettres.

— Dead, il lit à voix haute.

Ça sonne vilainement prophétique à ses oreilles.

— C’est toi qui les as fait ?

Pour un peu, il serait impressionné.
Il relâche sa main et rajoute sans vraiment lui laisser le temps de répondre à la première :

— Comment t’as fait pour la main droite ?

C’est plutôt qu’il se demande en fait. Il a pas souvenir qu’Apache soit ambidextre.