Dans un premier temps, la question l’amuse. Peut-être qu’elle lui paraît absurde, Just lui-même ne sait pas trop pourquoi il est allé lui demander ça. Peut-être que c’est sa manière à lui d’encourager le changement de sujet.

— C'était un pote qui me les avait fait. Y’a longtemps.

Just reconnaît le ton vague et inspiré qu’il utilise quand il évoque son ancienne vie. Ses allusions au monde ordinaire ont toujours été dans ce style : jamais très certaines, jamais très affirmées. On pourrait croire que c’est parce qu’il n’aime pas en parler ou parce qu’il ne s’en souvient plus très bien.
Le sentinelle n’a jamais cherché à en savoir d’avantage, se sachant pas plus bavard sur le sujet.

Respecter ses silences, c’est une des bases de l’amitié.

— Mais ça ouais, j'me le suis fait moi-même, précise Apache en désignant trois petits points que Justice n’avait pas immédiatement remarqué situés entre le pouce et l’index de sa main gauche. J'ai déjà fait ça à d'autres gens.

Le punk lève sur lui de grands yeux innocents. La Main soutient ce regard, l’air franchement sceptique.

— C'est pas si difficile en fait, lui assure Apache.

— Mouais.

Ces trois points, c’est pas très convaincant pour confier sa peau à quelqu’un d’autres. Mais Just choisit de le croire et s’installe sur le lit, retroussant les manches de sa chemise.
Après tout, si c’est une initiative, il sait peut-être ce qu’il fait.

— Tu sais ce que tu risques si t’en profites un peu trop de tout façon.

Pas besoin de menacer quelqu’un qui vous connaît aussi bien.

Les yeux baissés sur ses mains, le sentinelle secoue la tête, laisse échapper un rire discret. D’ordinaire, ce genre de réactions ne l’aurait pas mis en confiance. Pourtant, il sourit : il préfère le voir comme ça. Ses mains, c’est pas cher payé pour redonner le sourire à un pote.
Le sentinelle observe son camarade rassembler son barda avec un certain amusement. Ça lui fait drôle de se rappeler qu’il y a une dizaine de minutes à peine, l’ambiance était plus aux larmes et aux silences. C’est toujours comme ça, avec lui.
Les montagnes russes.

— J'ai tout ce qu'il nous faut !  déclare Apache.

Just lève mollement le bras en signe de victoire.

— Fais voir ton briquet !

Just lui file l’objet en question sans trop faire le lien avec le tatouage. Son corps se raidit quand il voit son ami s’en servir pour chauffer une longue aiguille.

Qu’est-ce qu’il fout.

Contre toute attente, le punk la laisse de côté et tire un feutre de sa poche. Just esquisse un sourire nerveux mais ne quitte pas l’aiguille des yeux. Apache redessine les mots avec l’application d’un écolier, c’est mignon. Puis il lève la tête, en quête d’approbation :

— Ça te va comme ça ?

— T’as oublié un t.

Justice ricane avant de reporter son attention sur l’aiguille restée plantée dans le pantalon de son ami. Est-ce qu’elle est encore chaude ? Non, sûrement pas.

— Du coup, tu… peux me ce que tu vas faire, en gros ?

Il n’aime pas les surprises.

Apache lui adresse un sourire rassurant :

— C'est simple ! Regarde. J'vais te piquer sous la peau avec ça, et l'encre y restera !

Sous la peau, qu’est-ce que ça veut dire ? Just n’en sait rien mais il réalise que c’était bête de demander. Apache n’est pas très doué pour les explications.

— T'es prêt ?

— Toujours.

C’est un mensonge. Il n’a aucune idée de ce qui va se passer mais il décide de faire confiance au punk.

Avec deux doigts, L’Hérissé étire la peau du dos de sa main. Le sentinelle détourne machinalement le regard pour ne pas assister au massacre. Au bout de quelques minutes, il s’étonne qu’Apache n’ait toujours pas commencé.

En fait, si. Il a même plutôt bien avancé. C’est juste qu’il ne sent presque rien. Justice se met à l’observer, assez étonné par la précision de ses gestes. Apache trace les lettres une à une avec la lente application d’un écolier qui apprend à écrire.

— Ça va ? T'as vu ça fait pas si mal.

Just hausse l’épaule droite, pour éviter de gêner Apache dans son travail. En fait, il commence à sentir quelque chose. Un genre de picotement chaud, qui ne se fait sentir qu’au bout de quelques minutes. C’est largement supportable.

— C’est plutôt cool, il admet.

C’est même assez sympa.

Ça fait sourire Apache. Y’a comme un « Qu’est-ce que je disais » dans son regard qu’il préfère ne pas relever. Le temps passe et les picotements s’intensifient, se change en une douleur chaude qui le crispe. Imperceptiblement, Just se cramponne à ses appuis. Mais c’est gérable. Il connait pire, bien pire que ça.

— Et voilaaa l'travaaaail !! annonce le punk sans caché sa fierté.

Le sentinelle laisse échapper un soupir de soulagement. Soulagement de courte durée. Il ne s’y attendait pas mais le contact du chiffon avec ses marques lui fait l’effet d’une brulure lente et profonde. La morsure de l’aiguille a laissé sa peau rouge et sensible. Cette fois, il ne cache pas une grimace qui vient lui barrer la face.

Apache, lui, il ne remarque rien, trop occupé qu’il est à admirer son chef d’œuvre.

— Qu'est ce que t'en pense ?

Avec tout ça, il n’a pas fait très attention au résultat. Justice accorde enfin son attention à ses nouveaux tatouages. Il le faut bien, non ? C’est lui qui va les garder dans la peau pour le restant de ses jours.

— Pas mal. Pas mal du tout. C’est sincère. Mais je pense que tu peux me lâcher la main, là. Je vais pas m’envoler, tu sais.

C’est plutôt qu’il aimerait bien que le punk arrête d’appuyer sur ses marques.