Silence.

Quelques bruits d'animaux nocturnes qui, furtivement, grouillent de-ci de-là dans les fourrés.

Silence.

Un bruit de pas étouffé, un peu spongieux. Quelques remous discrets, comme souvent lorsqu'on se déplace au royaume de la Fange Organique sans s'immerger tout à fait. Puis, plus rien. Perdus dans l'obscurité ambiante, deux yeux d'encre observent. Elle est là. Immobile.Tapie soudainement derrière de grosses racines torturées.

Une lueure qui s'avance, zig zag. Disparaît. Un bruit de succion, puis un autre. Des pas. Qui ?

Le corps maigre et blafard se replie encore plus sur lui même alors qu'une main osseuse écarte quelques herbes gênantes. Devant, tu apparais. Tes coups d'oeil aux alentours, nerveux, lui arrachent un sourire tordu. Runaan. Faune, cauchemar, rival et compagnon de toujours. Elle se souvient, oui. Votre dernière rencontre n'est pas si ancienne, en comparaison des âges ancestraux qu'il avait fallu attendre avant que vous ne vous recroisez à la Rivière.

Runaan. Le Faune. Qui avait fuit en panique, aux tentacules maladroits, sous le regard impérial de l'Originelle. Tu l'avais surprise ce soir là, quand elle était partie en vagabondage. Les rôles, aujourd'hui, sont inversés.


C'est chantonné discrètement, mais tu l'entendras.


Non, en efet, il n'y a plus d'été. Et quand bien même la bise n'est pas beaucoup plus tendre, O préfère cela. Le froid l'a toujours moins dérangé que la chaleur. Lentement, l'Originelle se redresse pour te faire face. Non, elle ne se tapit plus derrière les grosses racines qui lui offraient un abris.

Humaine. Sur la terre ferme. Et pourtant, pourtant elle n'est évidemment jamais autre chose qu'elle même, un monstre jors du temps.

Son corps nu est maigre, rachitique presque. Elle ne mange jamais assez, après tout. Ce n'est jamais assez, malgré tout ce qu'elle engloutit avidement. Sa peau blafarde est presque transluscide, maculée ça et là de bourbe et de sang. O a déjà eu à manger ce soir. Ce n'est pas assez. Ce n'est jamais assez, on vous l'a dit. Ses longs cheveux de nuits collent à sa peau en arabesques organiques et éphémères. Ses yeux, oh ! Ses yeux sont toujours du même noir intense qui n'offre rien d'autre que l'encre abyssale. Impossible de savoir où exactement porte son regard. Il est obscur, glouton, aucune lumière n'en réchappe.

Un sourire grimacé, et l'ourlet presque fantôme de ses lèvres laisse entrevoir ses petites dents féroces et acerées.

- Runaan.

Un salut. Un appel.

Une victoire, encore. Celle de ta fuite de la rivière, celle de ton angoisse de proie traquée contre son assurance prédatrice.

Vos deux noms s'entrechoquent. Vos rencontres ont toujours été un savant dosage entre parade et traque. Guerre et respect mutuel. Singeant une révérence des plus maladroites sans te quitter des yeux une seule fois -mais est-ce bien toi qu'elle regarde ?- O s'avance un peu plus vers toi. Satisfaite, et cela se voit.

- Cela faisait bien longtemps, mon ami. Je me demandais ce que tu étais devenu.

Un pas. Deux. Trois. Son regard d'encre t'ausculte avidemment, note tes blessures. Un sifflement agacé lui échappe alors qu'elle s'attarde sur la plaie qui lézarde ton ventre. Que s'est-il passé, ô faune de nuit ? N'es-tu pas un des grands prédateurs de l'île ? Es-tu donc devenu faible à ce point ? Ouvrant grand ses narines, la Doyenne bascule la tête en arrière et inspire de toutes ses forces. Il lui semble sentir l'odeur de la peur, mais ne le rêve-t-elle pas ?

Quand elle se redresse, droite et impériale, O te fixe intensément.

- Comment vas-tu ? J'aurais presque eu l'impression que tu étais nerveux. J'ai du rêver.

Un pas. Deux. Trois. Sans te lâcher du regard. Calme, impassible..

ATTENTION !  

Elle a bondit d'un coup, sans prévenir. N'est plus qu'à quelques centimètres de toi, si tu n'as pas reculé. Et à nouveau, elle hume l'air. De longues inspirations sifflantes comme elle, les yeux mi-clos comme pour mieux ressentir les senteurs que son odorat lui apporte. Une langue sans âge vient lécher lascivement ses lêvres encore maculées de carmin, et ses yeux s'ouvrent à nouveau sur toi.

Un bras se tend vers toi avec langueur. Les ongles abimés font plus office de griffe qu'autre chose, les longs doigts décharnés cherchent ton contact. Si tu es hors de portée, tant pis. Sinon.. Qui sait. Sans doute joueront-ils tranquillement avec tes oreilles, ou bien coureront-ils tendrement le long de tes cornes.

- Je t'ai manqué ?

Un sourire qui aurait pu être charmeur en d'autres temps, sa tête qui s'incine.
Elle s'amuse.

Ta réponse est convenue, et attendue. O incline sa tête, t'observe un instant. Le Temps semble se figer. S'est-il jamais réellement écoulé ?

Quand elle est vers toi, il lui semble percevoir ce léger frémissement. La Doyenne suprême n'est pas certaine réellement,  le doute est juste assez présent pour qu'elle se demande. Mais par égo, elle choisit de ne pas l'écouter. Par égo, elle décide que ce frisson a bel et bien eu lieu. Et cela lui plaît, autant que ça l'agace. Dans votre monde, vous êtes les prédateurs et non les proies. Ce changement dans l'ordre des choses ne lui plaît pas. Il y a quelque chose de malaisant dans ce retournement de situation. Un instant, il lui semble revoir les immenses cages de verre, où ses soeurs étaient captives. L'affaiblissement de celles-ci. L'oregueil et l'infinie arrogance de la proie qui se prend pour le prédateur.

Il est temps que cela cesse.

Un sifflement de mauvais augur se fait entendre, alors que ses deux mains rachitiques se collent à tes joues. O te fixe, intensément. O montre les crocs, s'avance vers toi. Vos visages ne sont plus qu'à un ou deux centimètres l'un de l'autre. Ta question, la Doyenne n'y repondra pas. Ses yeux brûlent d'un éclat nouveau : celui de la colère, de l'indignation. Il est temps que cela cesse, il est temps de remettre l'ordre des choses tel qu'il était, tel qu'il doit être. Jamais poisson ne traquera le requin. Jamais proie n'est autorisée à devenir prédateur.

- Tu es pathétique, Runaan.

Ses mains t'emprisonnent un peu plus, ses doigts griffues t'écorchent peut-être un peu alors qu'elle ferme les poings. Et toujours elle t'observe. Prédatrice encore, tout comme tu devrais l'être toi aussi. Faible et pathétique. Pauvre petite chose, Runaan. Pauvre petit faune. Mais le bouc est un herbivore, après tout. Peut-être n'est-ce pas vraiment de ta faute, au fond, si tu faiblis.

- Tu dois te ressaisir, petit faune. Le Temps n'est plus ton unique ennemi. A te comporter comme de la vulgaire viande, tu t'offres à tout un chacun.

Un claquement de langue, et la sirène s'éloigne de toi d'un mouvement vif. Avec un profond soupir agacé, croisant les bras sur sa poitrine flasque avec un air d'impatience, l'Originelle te fixe à nouveau. L'attitude n'est pas sans rappeler celle d'une mère agacée devant un rejeton en faute.

- Faut-il que je te réapprenne à être qui tu es ? Le gibier a la fâcheuse tendance à vouloir prendre le contrôle, ces temps-ci. N'oublie pas que face à nous, l'essentiel des être sont soit de la famille, soit de la nourriture.

Devra-t-elle réellement te réapprendre à t'approprier les ombres ?
Oh, si tel est le cas, tu seras en dette, Runaan. Une large dette.

L'ombre de toi-même. Ce sont tes mots, tes aveux. Et l'Originelle te regarde de haut, depuis le sommet de la chaîne alimentaire où elle se place sans concession ni compassion. Toi, tu rampes désormais tout en bas. Faible Runaan, pathétique herbivore. N'as-tu pas honte de ce que tu es devenu ? Elle espère que si. Un soupire se fait entendre, qui devient faible sifflement exaspéré. Une moue sceptique froisse son visage alors qu'elle te fixe en inclinant sa tête de côté.

- Pas que les plaies, qui t'affaiblissent. Pas les plaies.

Non. Le sang, la chair malmenée ne devraient pas te faire hésiter. Au contraire : face à la douleur et à l'affront subi, ta toute puissante rage devrait se déverser sur tes ennemis. Mais non. Les biquettes ne savent pas mordre, c'est contre nature.

- Ton esprit est faible, ne te cache pas derrière quelques bobos.

Un sourire, une rictus plutôt vient animer l'Originelle. Ses petites dents acérées n'ont plus leur grâce d'antant, mais elles ont gagné en efficacité. Elle t'écoute, rit silencieusement parfois. Faible, faible que tu es. Et tu lui demandes de l'aide ? Toi ? À elle ? Sais-tu seulement à qui tu causes, pauvre fou ? Elle n'est pas une quelconque mercenaire, ou une bestiole de pacotille. Mais tu le sais, oui. Tu le sais, et pourtant tu oses réclamer son assistance. Ou peut-être est-ce à cause de cela ? Insolent. Ton grand âge n'excuse pas tout. Et lorsque tu finis de parler, que tes mots flottent quelques instants dans l'air..

Le silence de O les écrase. Sans concession ni compassion.

Une seconde. Deux. Trois. Ça devient inconfortable ? Quatre. Cinq..

O s'avance à nouveau, et te fixe comme la proie que tu es devenue. À nouveau elle est tout prêt de toi, te renifle, te scrute. Sa tête s'incline, et l'appel de son père tiraille quelque peu sa conscience, de loin. Poisson. Père. Ses lèvres se retroussent un bref instant, mais déjà elle a bougé. Et si tu n'esquives pas, sa main se plaque d'un coup sur une de tes plaies de toute sa vitesse, alors qu'elle ne te quitte pas du regard. Et quelle que soit ta réaction, sa voix se fait rauque lorsqu'elle te répond. Chaque mot est soigneusement ar-ti-cu-lé.

- Tu ne chasses plus, Runaan. Tu ne sais plus. Ce sera ma chasse, mon travail pour que tu puisses retrouver une presque dignité.

Un nouveau feulement. O elle-même ne sait pas si elle veut te mordre ou pas, et peut-être le sens-tu. Que tu aies bougé ou non, elle recule de quelques pas et te fixe. Dans son regard, danse une drôle de lueur. T'a-t-elle touché ? Si tel est le cas, l'Originelle passe avec langueur sa langue devenue rêche sur cette poisseur qui macule sa peau blafarde.

Dans tous les cas.. Vois, Runaan. Admire. Voilà ce que c'est que d'être un prédateur.

- Tu es à moi, maintenant. Sache le.

Elle ne te laisse même plus le choix.

Sa main, quand elle te frappe, ne rencontre que l'écorce. Déception ? Non. Un éclat fugace dans son regard d'encre, et la Doyenne continue son manège. Elle joue. Elle joue, et quel qu'en soit le résultat, celui lui conviendra et la frustrera à la fois. Que tu te soumettes, et elle sera ravie d'un nouvel esclave, désolé de se savoir la dernière ancestrale debout. Que tu te redresses enfin, ta docilité lui manquera mais le plaisir de retrouver enfin son compagnon et rival de toujours compensera pour cette perte. Alors quand tu te redresse, enfin. Que tu réponds, te rebiffe, oh !

Un sourire dément anime ses traits, alors qu'elle t'écoute en silence. Ses yeux ne te quittent pas. Elle te voit, toi, redevenir qui tu étais un peu plus pour lui résister. O se délecte de cette réaction. Il lui semble que c'est grâce à elle, à ses provocations, à force qu'elle te repousse dans tes retranchements qu'enfin tu cesses de jouer la victime et de te rouler dans tes faiblesses. Sans doute ne l'admettras-tu jamais, et peut-être que ce n'est même pas vrai. Mais c'est ainsi qu'elle l'interprête.

O aime trop le pouvoir pour pouvoir se retenir de dominer les faibles. Savoir que tu lui résistes même aujourd'hui lui procure un plaisir violent et brutal. Une bouffée de fierté, la joie de savoir qu'elle n'est pas la dernière prédatrice de l'île, même si bien entendue la sirène se considère comme la plus terrible malgré tout.

- Runaan, Runaan, Runaan...

C'est sussurée avec tendresse, ses yeux d'ombre te caressent alors qu'elle s'avance à nouveau. Son sourire n'est pas plus rassurant, ses crocs pas moins acérés. Pourtant, c'est bien de la fierté et de l'affection qu'elle montre, quand à nouveau elle se rapproche de toi. Sa main te caresse doucement, avec langueur. Jamais O ne cessera d'être séductrice et prédatrice. C'est ancré dans son essence, au plus profond d'elle. Mais ça n'empêche ni la fierté, ni la douceur : il suffit de la voir avec ses soeurs.

- Je suis heureuse de te revoir ainsi. Ca te va mieux au teint, et j'avais peur que tu ne sois qu'agneau comme tu le dis si bien. Le tonnerre de ta voix, je le pensais perdu.

Un léger rire, O joue de la légerté pour apaiser ton courroux indigné. Pourtant, c'est bien elle qui l'a déclenché, à te piétiner sans vergogne. Mais la sirène préfère te savoir ainsi plutôt que soumis. Votre dualité, votre équilibre est par tintégrante de l'île. Tout herbivore que tu es, Runaan, tu es  egalement un des rares ou peut-être même le seul à qui elle accorde ce pied d'égalité en terme de prestance, et d'âge.

- Nous chasserons donc ensemble, mon ami. Et l'île toute entière devra trembler, nous reconnaître, nous respecter. Il faut remettre l'ordre des choses en place.

Un pas en arrière, deux. Dualité, même ici.

O te fixe avec son sourire déviant et carnasiser.
Océane te mime une révérence, pour saluer ton retour.