A sa question, il hocha lentement la tête.

- Il était perdu dans le Port. Comme toi, précisa-t-il.

L'émotion lui nouait la gorge et lui faisait mal au ventre. Malgré ça, il était soulagé, oh soulagé, Adam, de ne plus ressentir cette terreur affreuse qui était dirigé contre lui. Doucement, dans les yeux de Grenouille, il voyait son veritable reflet. Il avait l'impression de se voir, avant. Quand il était comme lui.

- Pourquoi tu as choisi Adam, comme nom ? Parce que c'était le tout premier homme sur la terre ? Alors il ne pouvait pas avoir de souvenir …

Il sourit un peu, tristement amusé, et baissa la tête. Ses yeux vinrent observer distraitement ses propres mains. Ses mains d'homme.

- On a choisi pour moi. Mais je suppose que tu as raison … C'est plutôt un joli nom. Je ne connaissais pas la vraie histoire, on avait dû me la raconter. Et puis, Adam … C'est français, non ? C'est de là-bas que je viens, comme toi et comme Brother.

Même si ça ne lui évoquait plus grand chose. Il ne savait pas quel miracle il parvenait encore, parfois, sans vraiment qu'il sache pourquoi, à parler cette langue. Il ne savait pas comment il faisait pour réussir à comparer des choses avec ce pays. Il ne savait même pas pourquoi il s'en sentait encore si proche.

- Moi aussi je devrais t'appeler comme ça ?

Il se frotta le visage de sa main gauche, se leva pour aller ramasser la fameuse boîte d'allumettes du perdu et revint vers lui pour lui tendre.

- Je suppose. Je suppose que c'est le nom qui va avec mon nouveau visage.. Que c'est un peu comme un personnage qui me représente, maintenant. 'Sepia' … J'oublie ce mot régulièrement. Je dois me le répéter pleins de fois pour ne pas le faire disparaître de ma mémoire. Je ne sais plus qui j'étais.

Ces derniers mots furent lâchés dans un soupir brisé. Néanmoins, l'Eteint, il se força encore une fois à sourire. Toujours triste, le sourire. La joie, de toute manière, il avait aussi oublié. C'était peut-être une émotion trop forte pour lui et peut-être que, s'il le ressentait un peu trop, il en mourait. Au fond, ce ne serait peut-être pas si mal.

La dernière phrase de Grenouille manquèrent de lui arracher des larmes. À la place, il renifla un coup et papillonna des paupières, avant de rire un peu pour se redonner un peu d'énergie.

- Tous les adultes ne font pas peur, tu vois ? Certains n'ont juste pas eu de chance.

De nouveau, il se mit sur ses jambes et rejoignit son petit bureau. Une boîte métallique, bien rangée au fond, était pleine de victuailles, en cas de faim nocturne. Il l'ouvrit et en sortit un morceau de pain.

- Toi en revanche, tu en as eu … Tu ne sais pas quel genre de monstres se cachent au sein du Port.

La miche fut posé sur les genoux de Grenouille.

- Tu devrais pas venir ici. C'est pas pour les enfants. Peu importe ce qu'ordonne Peter.

Il répond à toutes les questions, Adam, et sa voix est devenue douce et grave comme celle d'un grand-père. Ça lui rappelle même quelqu'un de l'avant, mais Grenouille est trop fatigué pour fouiller. Il est déjà allé bien loin avec Sepia. Adam.
C'est compliqué.

Brother ne lui a rien dit ! Ça le fâche un peu. Il a sûrement voulu le protéger. Brother ne pense qu'à le protéger, c'est énervant parfois. Au fond de son coeur pourtant, comme il est intelligent, Grenouille sait qu'il a de la chance. Que ce serait plus dur sans lui. Qu'il serait mort sans lui.
Finalement il est aussi trop fatigué pour penser à la complexité de ses sentiments pour Brother.

Grenouille attrape la boite d'allumettes d'une main, l'autre n'a pas encore envie de lâcher l'harmonica. Un sourire flotte sur le visage de son vieil ami, et c''est presque exactement le même sourire qu'avant. Un peu plus usé peut-être, comme si on l'avait oublié sous le sable pendant trop longtemps.

— Tous les adultes ne font pas peur, tu vois ? Certains n'ont juste pas eu de chance.

Grenouille le suit du regard.
Grenouille a l'air calme, presque tranquille. Plus tranquille qu'au Grand Arbre, même.

— Toi en revanche, tu en as eu … Tu ne sais pas quel genre de monstres se cachent au sein du Port.

Il contemple la miche de pain.
Il se rend compte qu'il a faim.

— Tu devrais pas venir ici. C'est pas pour les enfants. Peu importe ce qu'ordonne Peter.

Portant le morceau à ses lèvres, Grenouille mastique lentement. C'est devenu un peu plus difficile de manger certains aliments, à cause des dents qui manquent.

— C'est vrai, j'ai eu de la chance. dit-il, et ça le réjouit bizarrement d'y songer. Il a eu de la chance. Il avale un morceau. Tu sais, moi aussi j'ai des secrets. Des choses que personne ne sait, et j'aurais pu mourir. Par exemple... Il hésite, son coeur tambourine, mais ses mots sont déjà au bord de sa bouche. Avec un pirate, on s'est écrit des lettres. Celui qu'ils ont appelé Redskin. C'était mon ami.

Il guette une réaction, mais sa confession l'a plus ébranlé qu'il ne croyait et il détourne vite le regard. Ses doigts tremblent légèrement.

— Alors tu vois, je le sais que tous les adultes ne font pas peur. Certains enfants font plus peur qu'eux, d'ailleurs. Et les monstres... Il y en a des gentils, j'en connais. Je ne fais pas qu'obéir à Peter.

Cette drôle, l'importance que prend sa volonté de prouver qu'il est libre. C'est un peu nouveau.

— Brother, il reviendra plus non plus ? S'il vient, pourquoi pas moi...? Je suis un Éclaireur, j'ai plus l'habitude que lui d'aller dans les endroits interdits.

Il n'a pas envie de partir. Et si prochaine fois qu'il revoyait Sepia, celui-ci était plus encore vieux qu'un mort ? Et si la prochaine fois, il y avait même plus de Sepia ?
Il commence vraiment à sentir comme il n'a pas envie de partir.

— Je peux rester jusqu'à ce que mes chaussettes soient sèches ?

Si ça se trouve, elles le sont déjà, mais si ça se trouve, Adam vérifiera pas.

Le sourire d'Adam se fit plus sincère. Oui, Grenouille avait eu de la chance. Et, au fond de lui, l'Eteint ressentait cette petite fierté : un nouvel enfant avait été sauvé grâce à lui, il n'était pas si inutile qu'il le pensait. Peut-être même avait-il trouvé son but.
L'enfant perdu lui confia l'un de ses secrets. Il lui parla d'un échange de lettres avec un pirate. Un certain Redskin. Ce nom n'évoquait rien à Adam, malgré les efforts qu'il mettait à se rafraîchir la mémoire. En tant qu'employé de la fumerie, il voyait passer beaucoup de monde. Mais il ne connaissait pas leur identité, sauf quand on lui disait. Peut-être avait-il déjà croisé cet autre pirate qui ne souhaitait pas la mort à tous les garçons perdus. Au final, il n'était pas tout seul, Adam, à ne pas être mauvais.

- Je suppose qu'il n'a pas fait exprès de grandir, lui non plus … murmura-t-il en penchant un peu la tête, attentif aux réactions du garçon.

Et ça lui faisait mal, à Grenouille. Il n'y avait pas besoin d'être un grand empathe pour s'en rendre compte. Le sourire du pirate se teinta de tristesse. Sur cette Île censée être merveilleuse, tout le monde souffrait, sans exception. Et les enfants soit-disant naïfs étaient les premiers à avoir mal.

- Moi j'ai toujours obéi à Peter, avoua-t-il après que son regard se soit perdu dans le vide. Ça ne m'a pas vraiment aidé.

C'était vrai, Adam avait toujours fait parti des plus grands fidèles du petit Roi. Peut-être même que s'il n'avait pas été autant effacé, à cette époque, aurait-il pu faire parti de ses plus 'proches' alliés. Au final … au final, l'Île s'était joué de l'Eteint. Il s'était perdu, et personne n'était venu le chercher. Peter Pan avait dû l'oublier à la seconde même où il s'était volatisé. Triste ? Adam n'en ressentait à ce jour qu'un vide immense. Il le disait et le disait encore : ce n'était plus sa vie. Il n'était plus la même personne.

- Brother, il reviendra pas non plus ? S'il vient, pourquoi pas moi … ? Je suis un Eclaireur, j'ai plus l'habitude que lui d'aller dans les endroits interdits.

Il se mordilla la lèvre inférieure et vint s'asseoir à côté du garçon.

- Brother ne doit pas revenir. Et toi non plus.

Ça lui coûtait tellement de dire cela. Il se força encore à sourire, mais la commissure de ses lèvres ployaient légèrement vers le bas.

- C'est dangereux. Trop dangereux, même pour des habitués du danger comme toi.

Son indexe vint toucher affectueusement l'épaule du perdu.

- Et je n'ai pas envie que vous vous mettiez en danger pour moi. Il ne faut pas que vous vous attachiez au passé.

Sa main vint se glisser dans la tignasse de Grenouille. Il lui ébouriffa un peu les cheveux, dans l'espoir d'apporter un peu de légereté à ses propos.

- Tu peux rester, Grenouille. Tant que tu le souhaite. Et quand viendra le moment de quitter le Port, je t'aiderai. Mais il ne faudra pas revenir me voir … Il ne faut pas.

Il hocha la tête et ravala ses larmes.

hrp:

— Brother ne doit pas revenir. Et toi non plus.

L'implacabilité des mots de Brother jure terriblement avec l'amitié qui enrobait sa voix quelques secondes auparavant. Grenouille en a le souffle légèrement coupé, sans rien en laisser paraitre. Sa bouche se tort négligemment en un rictus contracté, déçu.
Il ne dit rien, remue à peine.

— C'est dangereux. Trop dangereux, même pour des habitués du danger comme toi.

Grenouille sourit vaguement au contact timide du pirate, mais son sourire est comme un courant d'air, brusque, furtif, vite passé. Adam ne flanchera pas. Adam est aussi buté que Sepia.

— Je comprends, répond Grenouille au bout d'un long moment, la voix étouffée, comme sous un oreiller.

Il se lève, quitte le lit, et s'approche de ses chaussettes étendues sur le dossier d'une chaise. Elles sont sèches.

— Il ne reste que les orteils, ment-il, de cette même voix engourdie. Mais... Il se retourne, plante son regard dans celui du pirate. Mais je n'ai pas d'affaires de rechange. Est-ce que tu peux me prêter quelque chose pour le retour ? Quelque chose de chaud.

Un peu précipitemment mais avec un applomb nécessaire, il ajoute :

— Je viendrai le déposer dans l'endroit que tu voudras, pour que tu les récupères.

Dans son esprit d'enfant de neuf ans, sa ruse semble assez élaborée.