Les fêtes, les danses, enchaînement frénétique. Difficile même de savoir s'ils célébraient la vie, le retour de la pluie, pleuraient la mort de ceux qui n'avaient pas survécu, la renaissance de l'île. Pluvier l'ignorait, mais en réalité, peu lui importait. Il ne réfléchissait pas. Il ne le faisait jamais, dans ces instants. Des jours passés à confectionner ses parures, ses vêtements, ramage et plumage à l'unisson, loin du terne brun de la terre brûlée et de son oiseau, loin de sa peau caramélisée par le soleil incessant. Ses pieds nus glissant dans le sol redevenu meuble, il dansait, les mouvements, joyeux et sensuels, sensoriels, s'enchaînaient avec la fluidité gracieuse de l'eau. Ses cheveux tressés, grandement décorés, tintinnabulaient à chaque extension. Son corps épuisé tirait, se tendait, se courbait, jusqu'à ne plus tenir. Il se connaissait suffisamment pour savoir que tant que sa jambe ne lâcherait pas sous lui, il ne s'arrêterait pas. Mais elle le fit, bien trop tôt à son goût, le contraignant à sortir du cercle, le souffle court et les membres brûlants sous la pluie qui noyait sa transpiration.

Douloureux, les pas s'enchaînèrent jusqu'au buffet, où il prit quelques aliments, et surtout un peu d'eau, tentant de reconstruire les réserves vidées de son corps. Il savait aussi, d'expérience, que s'il se figeait après un tel effort, ses muscles, et surtout celui abîmé, se figeraient, qu'il finirait par ne plus pouvoir bouger. Or, pour lui, et surtout depuis la fin de la sécheresse qui l'avait contraint à rester au village, ne plus bouger signifiait étouffer. L'étau sur sa poitrine, né de ses propres incertitudes, et du regard qui étaient portés sur lui, moralisateurs, pleins de jugement, commençait déjà à se resserrer. Bientôt, il le savait, il reprendrait la route.

Mais en attendant, il marchait, arpentant le camp. Il ne faisait pas le travail des Sentinelles, certainement pas, il n'aurait même osé l'imaginer. Il n'était pas versé dans leur art, et n'avait aucun intérêt à le faire. Il n'aimait pas la possibilité de la violence. Oh, il n'était pas naïf, et n'avait pas toujours fait que de bonnes rencontres, mais il n'avait pas cette fibre, simplement. Il marchait pour délasser ses muscles sollicités, s'étirant en buvant lentement, à petites gorgées. Il s'était peu à peu éloigné du centre névralgique de la fête, malgré que le son des tambours se fasse entendre jusque dans la plaine des Bisons. Ce fut certainement ainsi qu'il put voir une silhouette recroquevillée entre deux tentes. Ne plus entendre pour voir. C'était affaire de distraction.

Il se rapprocha, fronçant les sourcils en voyant cette étrange position. Une pointe s'enfonce dans son cœur, cruelle morsure du souvenir. Sans grande discrétion, ce qui ne voulait pas dire grand-chose lorsque l'on ne portait pas de chaussures et que la musique était forte, il vint s'accroupir devant la personne, puis s'asseoir, pour ne pas forcer sur sa jambe. Il ne regardait ni s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme, ni s'il s'agissait vraiment d'un Delaware ou d'un invité. Tout ce qui importait était de distraire ces larmes, pour qu'elles empruntent un autre chemin. Il lui tendit sa gourde d'eau, puisqu'il n'avait rien de plus fort, et sourit doucement.

"Il pleut vraiment fort, en ce moment, c'est fou. Mais on doit quand même boire pour ne pas se dessécher. C'est étrange, non?"

Les larmes du ciel qui ne cachaient pas celles sur les joues du jeune homme. Pluvier avait l'habitude qu'on le trouve incohérent, mais si cela pouvait distraire une personne en souffrance, en détresse, ce serait gagné. Il n'en avait ni la compétence ni l'habitude. Il vivait comme il l'entendait, souvent seul, mais par choix. Et il n'en souffrait presque pas. Son sourire s'accentua, invite silencieuse à partager sa boisson.

Le pluvier a été confronté à de multiples réactions, dans son propre clan. De la colère, de la honte, de la gêne, de la joie. Il a même déjà croisé cette douleur, mais jamais aussi à nu, jamais chez un inconnu. Il semblait le connaître, alors que le jeune Delaware n'avait aucune idée de qui lui parlait. C'était une situation inconfortable, mais habituelle. Il y avait de nombreuses personnes de par l'île, et ses voyages l'avaient sociabilisé. Pourtant, une telle réaction, si elle ne le blessait pas, car il fallait bien plus que cela, le prenait un peu au dépourvu.

Il ne pouvait imaginer ce que ça pouvait être de perdre la personne qu'on aimait. Oh, bien entendu, il aurait été défait de perdre cet homme qu'il avait aimé, mais qui l'avait déjà blessé au-delà de toute rédemption. Non, de perdre une personne avec laquelle on était heureux. Il n'arrivait pas à le concevoir, comme il ne pouvait songer à ce que ça pouvait être d'atteindre cela avec quelqu'un. Il baissa les yeux sur la paume qui se remplissait d'eau. Il était le pluvier comme la pluie, oui. Il l'aimait aussi, oui, bien entendu. Sel des larmes, larmes du ciel. Et pas que. La complexité de l'organisation météorologique de l'île lui échappait parfois. Il regarda Panache, en quête d'une réponse, mais l'esprit se contenta de voleter bas et de venir s'enrouler autour du jeune inconnu. Si l'esprit était bien une chose, c'était compatissant.

"Les esprits savent et comprennent bien mieux que les vivants. Pardonnez Panache s'il vous incommode, il était certainement très tactile avant, et aide toujours autant essayer de prendre les gens dans ses bras pour les réconforter."

Se donner un peu de temps pour réfléchir. Sauf qu'il n'avait rien d'autre à offrir. La pluie avait sauvé beaucoup plus qu'elle n'en avait tué, ou au moins il lui semblait. Mais il ne savait pas, il ne savait rien. Il leva les yeux vers le ciel, laissa la pluie dévaler sur son visage. Chacun ressentait les choses différemment.

"Je n'ai pas de mots à offrir à votre souffrance, car je ne saurais la comprendre. Mais si parler vous soulage, je vous écouterai." Il eut un petit sourire qui illumina son beau visage. "J'objecterai peut-être si vous souhaitez me frapper pour vous soulager, cependant."

Mais ce n'était même pas certain. Il avait suffisamment de folie auto-destructrice en lui pour le laisser faire. Il chercha ses poches pendant un instant et fronça les sourcils en sentant une petite flasque. Sa mère, certainement. Elle savait que sa jambe le faisait souffrir quand il dansait autant, mais elle n'avait pas encore compris qu'il aimait le sentiment. Pas qu'il lui ait jamais expliqué. Il la tendit au jeune homme.

"Si vous voulez changer un peu de l'eau. C'est un peu fort, cependant."

Si c'était bien ce qu'elle lui conseillait habituellement, tout du moins. Il n'offrait aucune réponse, aucun réconfort, et pourtant, il ne se sentait pas de le laisser seul. Tenace et incapable de lire les indices. Pluvier de bout en bout.