Le chemin n’avait pas été long jusqu’au Grand Arbre, ce fut plutôt facile de ne pas se faire remarquer. Heureusement que Belladone avait revêtu sa transformation en petit animal. Et le Joker comptait sur elle pour ne pas les mettre dans une mauvaise situation. Le Chef faisait tout de même attention, il voulait éviter de trop se faire remarquer par des Sentinelles.

Bien enfoncé dans sa capuche, le Raccommodeur en chef se dirigeait d’un pas rapide vers la Mercerie. Il ne voulait pas du tout rester trop longtemps à la pluie ou rien qu’à l’humidité, et il ne voulait pas non plus le faire endurer à Belladone. Ce serait dommage pour la fourrure de la chauve-souris.

Enfin à l’intérieur, le Joker prit soin de fermer la porte derrière lui et d’atteindre l’arrière-boutique et de clore l’entrée de cette nouvelle pièce.

Les couleurs des divers déguisements accueillirent les yeux des personnes étant entrées, il y’en avait plein, aussi nombreux que les lubies incessantes de Peter Pan. Pit y gardait aussi quelques confections de robes, il aimait bien coudre de beaux vêtements mais… il ne voyait pas tellement les Garçonnes les porter. Elles pourraient les casser, ou les salir. C’était dommage, mais il en créait quand même avec les tissus en trop. Il ne gaspillait quand même pas. Les murs avaient des marques, celle des signes de jeu de cartes que l’adolescent avait pour signature sur ses œuvres. Une sorte de marque de son passage dans la Mercerie. Ça jouera plus tard, pour son « héritier » qui n’aura évidemment pas mérité le titre de Chef des Raccommodeurs.

- La voie est libre, tu as été parfaite, personne n’a rien vu.

Le Joker lança sa phrase avec un rire amusé. Heureusement que la Vampire avait tenu promesse.

- C’est ici que je garde mes créations.

Il accompagna ses dires d’un large sourire et d’un bras déployé dans la direction des mannequins et des sortes de penderies. Mais Pit ne tint pas longtemps cette « mise en scène » d’intro. Se tenant un peu l’épaule gauche, c’était que les griffes de Belladone étaient aussi réelles que le charme dégagé par la Créature.

Cela ne coupa pas le large sourire de Pit, mais il retira tout de même son manteau. Par souci de ne pas salir le vêtement avec d’éventuelles traces de sang.

Il serait malhonnête de ne pas admettre que le Joker était flatté par la réaction de la Créature de l’Horreur. C’était toujours agréable de savoir son travail apprécié.

Large sourire, il se ferait un plaisir à répondre aux questions du Vampire de bon goût.

- Merci de ces compliments.

Mains confortablement rangées dans les poches, il entreprit de donner réponse à la demande.

- Ouais, c’est surtout des déguisements pour Peter Pan. Mais il y a aussi quelques trucs pour les Garçons Perdus. Mais en général, c’est plutôt de la récup’ pour eux.

Il s’avança désignant la robe que Belladone tenait.

- Mais j’adore créer de beaux vêtements autres que des déguisements, alors je fais aussi des robes comme celle-ci. Malheureusement, personne ne peut les porter. Les filles d’ici ne sont pas vraiment en condition de pouvoir les revêtir.

Il haussa les épaules, il faisait un travail qui ne « servait à rien » lorsqu’il avait du temps libre. Mais ça l’amusait de savoir tout faire, que la couture n’ait aucun secret pour lui. Puis, le Joker observa la Veine avant d’avoir une grande idée. Qui lui donna un grand sourire, sincère, il n’avait pas vraiment besoin de se forcer de toute manière.

- Si tu veux, tu peux en porter. Si ce n’est pas toi, il y a de grandes chances que ces créations ne soient jamais utilisées.

Il se disait que s’il était au Port, sans doute il pourrait déjà laisser valser son imagination concernant les inventions de vêtements. Puisque les femmes, adultes, faisaient peut-être déjà plus attention aux tissus qui les habillaient. Enfin, ce n’était qu’une supposition.

- Je suis un peu limité dans ma créativité ici, on va dire.

Un léger rire.
On ne pouvait pas habiller des filles comme des femmes.

Comment ne pas apprécier que l’on puisse parler d’honneur, concernant les créations que l’on a faites ? Pit adorait entendre ça en tout cas. Voilà pourquoi le large sourire s’était encré sur le faciès du Garçon Perdu, un sourire qui n’était pas calculateur. Mais simplement celui d’un créateur qui ne pouvait pas nier apprécier que l’on reconnaisse son travail à sa juste valeur.

Toujours un peu de méfiance au fond de l’esprit, c’était un vampire qui s’approchait, mais qui se stoppa. Peu à peu, cette méfiance mourait dans la boue au profond de la fosse. Avec le gamin noyé.

Peut-être le charme de la Créature effectuait son œuvre, peut-être que le Joker avait simplement envie d’accorder toute sa confiance en une personne capable de porter et d’apprécier sa créativité. Celle qu’il ne pouvait pas donner à n’importe qui. Elle aimerait sans doute le projet qui marinait tranquillement dans la tête du Chef.

Un léger rire d’abord, en réponse. Puis un sourire un brin désolé.

- Je suis content que quelqu’un puisse essayer une de mes créations plus… raffinées que celles que je peux offrir aux Garçons Perdus. Mais j’aurais pas de corset à te proposer, désolé… J’ai pas de quoi en fabriquer ici. J’ai déjà des tissus précieux qui viennent des Fées, c’est déjà ça.

Un lot de consolation pour tout ce qui ne pourraient pas être créé ici, sans doute. Dans l’esprit du Joker c’était ainsi que ça se présentait en tous cas.

- Mais bref, j’ai quand même des choses à te proposer.

Sur ces mots, Pit prit la direction d’une de ces penderies. Après quelques instants de recherche. Et quelques coups d’œil à Belladone, pour vérifier si ça irait. Il finit par dégoter une robe noire qui, selon le Joker, ferait joliment ressortir la peau pâle de l’Horreur. C’était un vêtement fait d’un de ces tissus que seul Pit avait le droit de manipuler. Du moins, concernant la Mercerie. Trop précieux pour se rater. Il avait réalisé cette robe avec un surplus de matière pour un déguisement de Peter. C’était impensable de ne rien faire avec les restes d’une aussi douce soie.

Il l’apporta à la Vampire, lui désignant sous un pli de l’habit la marque brodée, les quatre signes des cartes.

- Je te propose celle-ci, si elle te plait, tu pourras évidemment la garder. Et ne t’inquiète pas de ça, ces signes brodés sont ma marque. Je fais toujours en sorte à ce que ce soit discret.

Il tendit le vêtement à la Veine.

- C’est de la soie, une des matières précieuses que je dois manipuler avec soin pour la travailler. Je pense que tu peux porter ce genre de chose, c’est trop raffiné et « mature » pour les filles d’ici.

Grand sourire, moins exagéré, juste une expression sûre d’elle. Un créateur fier de sa création.

Un Vampire dans une Mercerie, essayait des créations qui n’auraient jamais pu servir un jour. Et évidemment que le Joker en était ravi. Il y avait toujours cette aura de fascination, de sensation étrange, de contraste entre l’horreur d’un corps mort qui vivait toujours et la beauté bizarre des montres vampiriques. Le charme sans doute, la magie était affreusement fourbe parfois, Pit se réjouissait de ne pas être un plat à manger. Pour le moment du moins, il fallait absolument sceller son « immunité ».

Quand Belladone disparu derrière une porte, le Chef trouva une place où s’asseoir. Une chaise simple, il était satisfait de pouvoir reposer ses jambes. Il avait pas mal marché aujourd’hui après tout, à tel point qu’il s’était éloigné du Grand Arbre et était tombé sur la Veine.

Un temps plus tard, aucune idée de la durée précise mais ça n’avait rien à voir avec l’éternité.

Pit releva la tête qu’il avait découverte de sa capuche lorsqu’il avait laissé son crâne partir en arrière. Pour regarder le plafond, pour être sûr que la pluie n’allait pas le faire tomber. Une fois les yeux d’absinthe sur la Créature des horreurs, le Joker offrit un large sourire.

Il avait failli l’inviter à aller se voir dans un miroir, mais lorsqu’il se leva pour montrer la glace réfléchissante… il s’arrêta. Un vampire ne pouvait pas voir son propre reflet, non ?

Donc forcément, c’était via le regard des autres qu’elle pouvait avoir un avis. Enfin, sur ce qui concernait son apparence qu’elle ne pouvait pas voir en entier.

- C’est parfait ! Rien à redire, on dirait que c’est fait pour toi.

Large sourire, évidemment, et puis bon… Pit le pensait vraiment. Les mesures correspondaient très bien. C’en était même triste que la Veine ne puisse pas se contempler. Le Joker se tourna vers son bureau pour y attraper un crayon et un bloc de feuilles, puis revint vers Belladone.

- Je peux pas te redessiner, mais je peux tenter de te faire un croquis, à peu près ce que ca donne. Les habits mis, je sais retranscrire ça.

Il tourna autour de la Vampire, c’était comme il avait imaginé la robe sur une personne. Ce serait facile de refaire un croquis plus précis.

- Comment tu fais d’habitude pour te voir ?

Des descriptions, par d’autres, évidemment. Comment pourrait-elle s’en charger sans reflet ? Elle ne pouvait sans doute se voir que pas l’imaginaire, ou des portraits. Ce devait être une bonne idée, faire un dessin fidèle de la Vampire. Mais le Joker n’avait pas les doigts des maîtres peintre de la Renaissance. C’était la création, la couture, qui jouait avec ses mains.

- Logique.

Il dessina un nouveau trait, avant de tourner le cahier de croquis pour que la Veine puisse voir le résultat. Il présentait une silhouette, avec le vêtement assez bien détaillé. Pit savait bien esquisser les habits, mais les corps, il avait un peu plus de peine de rejoindre parfaitement la réalité. On reconnaissait plutôt bien la chevelure de l’Horreur, les proportions semblaient justes, mais il n’y avait pas l’entièreté des détails.

- C’est vraiment une sorte d’esquisse, je ne peux malheureusement pas te faire un portrait réaliste au grain de beauté près.

C’était dommage, mais il ne connaissait pas de grand artiste dans les alentours, du moins dans la peinture ou le dessin.

Mais le Joker était satisfait du résultat de la robe sur Belladone, c’était parfait.

- Ce dont je suis sûr, c’est que cette robe est faite pour toi, comme je l’ai déjà dit. J’en suis le créateur, je suis sûr de ce que je dis.

Grand sourire.

- Je me demande si un chapeau complèterait encore mieux… Mah, on s’en occupe pas, j’ai pas de quoi en créer. Des fois oui, des fois non.

Il devait parfois en faire pour les déguisements de Peter, mais il en faisait très rarement pour des vêtements de « mode ». Le procédé n’était pas le même.

- Tu peux définitivement la garder.

Le Joker dû reculé d’un pas pour éviter une chute lorsque la Créature nocturne lui sauta au cou. Pas pour mordre heureusement. Il se contenta de rire un peu. Impossible de rester de glace quand on pouvait constater à quel point les œuvres étaient aimées. À leur juste valeur.

Évidemment, Belladone était une personne parfaite pour porter ses créations. Tout comme Dino, elle n’était pas du genre à détruire, à salir facilement. Non ? À moins que le sang puisse parfois couler un peu trop près des vêtements. Voilà qui serait fort dommage. Mais… difficile de le reprocher à un vampire.

Libéré de l’étreinte de joie glacée de la morte-vivante, il constata que son talent de couture rendait avide de possession textile sa nouvelle « cliente ». La question posée avait parfaitement lieu d’être, logique dans une telle situation. D’un large sourire, il sourit et acquiesça. Il ne pouvait pas empêcher ses créations trop sophistiquées pour les filles perdues, d’être portées par un être parfaitement distingué.

- Avec plaisir, Belladone. Tant que tu te fais aussi discrète que la jolie chauve-souris que tu as été pour venir ici.

Il alla s’enquérir de quelques autres modèles trop adultes pour les adolescentes et enfants, puis les disposa doucement sur une table pour les laisser en exposition afin de laisser la Vampire admirer.

Il attendit un instant, puis, le Joker se souvint de la récompense qu’il avait promise, celle de parler du chef d’œuvre à venir.

- Tu m’as l’air d’être une personne de confiance distinguée, et je t’avais promis de te parler de mon grand projet. Celui de la matière interdite, un médium sophistiqué.

Et le sourire ne disparaissait pas, mais se fit plus fin. Un autre genre, celui du Joueur qui descendait sur la terre du Jeu pour parler du Projet. Pit arrangeait distraitement les robes présentées, que du tissu de qualité trop élevée pour les enfants, ou du tissu en trop pour les costumes fastes de Peter Pan.

- Tu veux savoir ce secret ? Mais pour ça, évidemment, il faudra que tu continues à être aussi parfaite dans ton comportement. Je dois me faire discret sur cette œuvre. Tu pourrais peut-être même être la première à porter un vêtement fait de cette matière interdite jusqu’à ce que je décide qu’elle ne le soit plus pour nous autres, fins connaisseurs du paraître.

Joueur et Pion n’étaient pas tout à fait les mêmes. La nuance demeurait subtile, mais présente. Plus aiguisée, moins « bon vivant » peut-être.

Quoi qu’il en soit, Pit imaginait bien Belladone porter son œuvre. Création du Jeu.

Eliminer les témoins en cas d’erreur. Quelle jolie idée, on pouvait faire une petite illusion, effacer l’erreur. Et le Joker ne doutait pas du tout du talent du Vampire sur ce terrain. Il s’agissait d’un prédateur après tout. Loin d’être proche aux humains, seule la forme donnait cette ressemblance. Seule l’enveloppe paraissait humaine, et encore, plus semblable aux morts qu’aux vivants. Pit avait toujours préféré les morts. Ce ne sont pas eux qui font du mal. La preuve, Belladone effacerait des témoins si besoin. Punition méritée.

Le Raccommodeur en Chef était presque fier de voir toute l’attention que portait la Créature pour ses créations. L’adolescent ne cherchait plus à comprendre la fascination, celle qui l’empêchait de détourner les yeux. Et puis, de toute façon, il lui semblait qu’il était parvenu à se faire important vivant.

C’était amusant, de voir ces attitudes étranges des Vampires, toujours dans la grâce. Toujours sensuels. Mais comment leur en vouloir ? Ils étaient dans la beauté, il fallait donc l’utiliser, la souligner. La Veine la soulignait très bien d’ailleurs, c’était parfait pour un créateur. Un parfait modèle. Il nota d’ailleurs l’attitude un peu changeante, plus… séduisante peut-être ? Il ne bougea pas d’un pouce lorsque Belladone prit ses mains, son esprit compara aux corps morts la température des doigts pâles de l’Horreur. Le sourire s’en élargit à cette pensée qui était si agréable.

Et la question vint, la réponse à cette attitude. Sans doute.

- Tu veux savoir, hein ?

Il ricana.

- Tu ne t’es jamais demandée si ce n’était pas du gâchis ? Laisser des corps morts. Pourtant, lorsque l’on tue un animal, on prend sa viande, on prend ses os, on prend sa peau.

Sur ces mots, Pit leva l’une de ses mains en gardant celle du Vampire, à la hauteur des yeux de Belladone. Pour qu’elle observe l’épiderme humain, pour illustrer l’origine de la matière.

- Ce que je veux faire, ce sont des créations inédites. MA marque. Et pour cela, je veux utiliser la peau humaine. L’utiliser comme du cuir, comme du tissu. Les cheveux en fourrure soyeuse, l’épiderme pour recouvrir d’autres peaux.

Large sourire, mais son ton était infiniment calme. Sûr. Convaincu. Il coupa un gloussement, pour éviter un fou rire.

- J’en ferai des robes, des manteaux, des blousons, des accessoires… Et toi, si tu es sage, je peux faire de toi la première à avoir l’une de ces œuvres. J’en ferai d’autres évidemment, tant qu’il y aura des humains.

Il termina sa tirade en un baisemain avant de reprendre son sourire jovial.

Parfait, l’idée plaisait à ceux qui savaient voir l’intérêt de la mode, de la création. À Belladone donc.

Elle sera sage, elle le disait donc elle fera au moins l’effort. Non ? En réalité, Pit ne mettait pas trop d’espoir à ce qu’elle se tienne à carreau, on parlait d’un Vampire après tout. Tout ce qu’il voulait, c’était de ne pas se faire prendre. Pour le moment. Que les gens ne remarquent pas la présence actuel d’une Horreur. En général, ce n’était pas vraiment une bonne idée de ramener des dangers. Bon, elle avait pu entrer, elle avait pu voir le Grand Arbre. C’était que la volonté demeurait présente au moins.

- Ouais je préviendrai. Tu pourrais peut-être même m’aider un peu - ?

Il fut coupé par un bruit qui venait de gêner la discussion, un son qui ajouta une question à la bouche de la Veine. Pit se contenta de répondre d’un hochement de tête.

Large sourire, toujours, les cartes de hasards mettaient peut-être la ronde des Sentinelles sur place.

- Vaudrait mieux devenir une jolie chauvesouris à nouveau.

Yeux fixés sur la porte, il avait parlé à voix-basse. Au cas où. Il avait bien l’excuse de vouloir poursuivre un peu un déguisement pour Peter Pan, mais pas d’excuse pour la présence d’une créature d’Halloween.

- Si tu trouves que certaines de tes proies ont une belle peau, et que tu veux que je te fasse quelque chose avec, mah on pourra regarder ça.

Finalement, il tourna à nouveau ses iris sur Belladone.

- Toujours un plaisir de faire de belles créations pour quelqu’un qui a du goût.

Il parlait doucement au cas où, conscient qu’il devait sans doute bientôt rejoindre la maison sous terre.