« ...Et c’est pourquoi il faut faire attention où vous mettez les pieds. »

L’adulte observe les papooses baisser aussitôt la tête et lever les pieds, comme pour s’assurer de ne pas heurter les habitants de la forêt. Un éclat de rire amusé s’échappe de sa gorge et une étincelle de douceur illumine son regard sombre.

« Ne vous inquiétez pas, j’ai vérifié au début de la leçon. Mais on peut aller les voir, si vous voulez. »

La légère inquiétude est immédiatement remplacée par un chaos enthousiaste. Élan, lui, sourit toujours. On a l’impression que rien ne peut l’empêcher de sourire. Même lorsque ses sourcils se froncent d’inquiétude, quand le chant du loup s’invite et que sa pupille n’est toujours pas rentrée. Mais il fait confiance, c’est là l’une de ses plus belles qualités.

« C’est loin ? »

On lui prend les mains, les jambes, on essaie même de s’accrocher à son dos. Élan rit encore, calme les ardeurs et répond aux questions, organise et fait des compromis, avec une telle aisance que les enfants ne pensent même pas à le contredire. C’est un autre de ses talents : il s’entend particulièrement bien avec les enfants et sait leur parler, bien plus facilement qu’à leurs parents ou ses aînés. Et les petits le lui rendent bien.

« ...Meika, quelque chose ne va pas ?
-... Non, ça va. »

Il ne dit rien de plus, l’adulte, se contente de plonger son regard aussi sombre que le bois d’ébène dans celui de la fillette. Il n’insistera pas, mais se fait une note mentale de prendre un moment avec l’enfant quand il pourra. Parce qu’il voit bien que quelque chose la tracasse, et il a même une petite idée de ce dont il s’agit. Il n’a volé ni son nom, ni son surnom, le Sensible Soucieux. Il est bien plus observateur qu’on ne le croit, et ses silences sont souvent emprunts d’une réflexion affûtée. C’est aussi pour cela qu’on l’écoute quand il se décide à parler : la sagesse de ses mots est à l’image de la tranquillité de ses traits.

« Allez, venez. »

Et le voilà, un petit sur les épaules et un à chaque main tandis que les derniers s’alignent en file indienne en le tenant par la taille. Heureusement qu’il a un bon équilibre ! L’enfance et l’adolescence passées à grimper aux arbres laissent leurs marques, et bien qu’il ne s’entraîne pas particulièrement, il garde une musculature fine. Trop fine pour un homme, au goût de certains -les mêmes qui trouvent son visage pas assez carré et ses traits trop fins- mais cela lui importe peu. Élan n’a pas de temps à perdre avec les esprits étriqués. Il vit pour lui, pour éduquer les enfants et prendre soin de sa tribu à sa façon, et cela lui convient parfaitement.

Et pour Salamandre Bleue, évidemment.

Il n’avait pas prévu d’être parent, Élan. Pas comme ça, pas maintenant. D’ailleurs, il ne l’est pas vraiment, n’est-ce pas ? Il n’est que celui qui n’a pas voulu se laisser abattre par le chagrin et qui a refusé que la fille de ses amis passe de cadette heureuse à orpheline déchirée. Loyal et protecteur sans pour autant restreindre ses libertés, il laisse à sa pupille l’opportunité de s’épanouir tout en ayant un arbre aux racines solides sur lequel se reposer. Sur lequel grimper et d’où s’envoler un jour, peut-être, qui sait ?

« Nous y voilà. Approchez doucement. Vous pouvez vous allonger là, pour observer de plus près. »

Les enfants obéissent et Élan se met au sol à son tour, après avoir déposé le papoose sur ses épaules à terre. C’est aussi pour ça qu’il se fait se facilement obéir des enfants : sans prétention ni faux-semblant, le Huron se met au niveau de ses apprenants, sans jamais exiger quelque chose qu’il ne fait pas lui-même. Et c’est tant mieux car, au fond, Élan a toujours son âme d’enfant : curieuse et intrépide, prêt à de nouvelles expériences. Elle est cependant contrebalancée par ses devoirs et préoccupations d’adulte, qui font qu’il quitte rarement le camp et la jungle environnante. Il se dit qu’il est un peu lâche, quand même, parfois. Mais il ne bouge pas. Il laisse les pérégrinations constantes à sa pupille, qui a bien assez d’énergie pour deux !

« Élan, regarde ! Elle porte les morceaux de bois comme tu as dit ! C’est vrai qu’elle est forte !
-Et celle-là, elle pousse la terre pour finir sa galerie comme tu expliques ! On dirait qu’elle joue au ballon...
-Et celle-ci, elle fait quoi ?
-...Ah, tiens... Je ne sais pas. »

Il n’a pas peur d’avouer son ignorance, même aux enfants qu’il éduque. Au contraire, il trouve ça sain, d’admettre et d’apprendre aux enfants que les adultes ne savent pas toujours tout et qu’il est toujours bon de poser des questions.

« Peut-être que si vous parvenez à maîtriser votre vision, vous pourrez observer de l’intérieur et comprendre. »

Car c’est bien là son objectif premier : entraîner ces jeunes âmes à la méditation et leur faire réaliser leur potentiel. Lui-même est loin d’être mauvais dans le domaine, mais ce n’est pas quelque chose qu’il va crier sur tous les toits. Humble de nature, il n’expose pas ses capacités à outrance ni ne dénigre celles des autres. Chacun a sa place et son rôle dans la Nature, les choses sont ce qu’elles sont pour une raison.

« On peut les ramener ?!
-Non. Leur place est ici.
-Mais...
-C’est non, Imala. »

L’enfant fait la moue mais n’insiste pas plus. Elle le sait, comme tous les autres : Élan n’aime pas interdire ou donner des ordres. De fait, il est très ouvert à la discussion et au compromis, mais s’il décide ou demande quelque chose, c’est avec fermeté qu’il s’y tient.

Il n’y a bien que Salamandre, pour s’opposer encore et toujours à son autorité.
(Et finir par céder quand il s’est éloigné.)

« Maintenant que vous avez une meilleure compréhension de la vie des fourmis, et de cette fourmilière en particulier, retournons aux Pierres Sacrées pour méditer. »

Pédagogue dans l’âme, Élan aime que les enfants comprennent. Ce qu’il dit, pourquoi il le dit, ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Tout est connecté, tout a une fonction et il est bien plus facile d’accepter quelque chose lorsque l’on comprend. Doté d’une grande patience, il peut expliquer autant de fois qu’il le faut, répondre à toutes les questions du monde, donner des millions d’exemples et parcourir autant d’hypothèses (farfelues ou non) avec les enfants pour qu’ils acceptent l’enseignement qu’il leur prodigue.

« Pensez à faire attention où vous mettez les pieds. »

-Il avait -et a toujours- le profil pour devenir apprenti chaman, mais cela n’a jamais semblé l’intéresser. La rumeur dit qu’avec le départ de Loutre Sage, le rôle peut lui être reproposé, en quête d’une réponse différente.

-Il a du mal à communiquer correctement avec les personnes de son âge ou plus âgées. On le trouve tour à tour sarcastique, condescendant ou donneur de leçons, et toujours très emprunté.

-De fait, il est un peu de tout cela, surtout quand on touche à des sujets qu’il maîtrise.

-Pudique et secret par nature, il est devenu taiseux par la force des choses. Il s’ouvre beaucoup plus facilement avec les enfants, mais ne refuse jamais de répondre aux questions, d’où qu’elles viennent.

-Très peu conflictuel, il aura tendance à rester silencieux lorsque le ton monte, voire à éviter la confrontation en premier lieu -quitte à s’éloigner en plein milieu d’une conversation. Sauf si on l’attaque sur ses valeurs profondes ou quelqu’un à qui il tient vraiment. A cause de cela, on peut parfois le penser faux, froid, ou même faible.

-Quand il ne s’occupe pas des enfants, il aime passer du temps auprès des animaux et créatures qui vivent près du clan et prendre soin d’elleux. Il se sent rasséréné par leur absence de jugement.

-Il est sa plus sévère critique : conscient de ses défauts qu’il voit comme irrémédiables et impardonnables, il juge chacun de ses faux-pas (qu’il qualifierait d’erreurs d’apprentissage chez n’importe qui d’autre) comme autant de fautes graves. S’il pardonne facilement aux autres, il a beaucoup plus de mal à le faire lui-même. Son auto-critique passerait presque pour de l’auto-apitoiement... s’il s’autorisait à la montrer.

-Il a beaucoup de mal avec les parents qui ne s’intéressent pas à ce que leurs enfants peuvent avoir à raconter : pour lui, l’écoute est fondamentale d’une bonne relation intra-familiale... mais comme on le lui rétorque parfois : il n’a pas de famille à proprement parler, alors qui est-il pour juger.

-Il apprécie très peu qu’on lui rappelle que Salamandre Bleue et lui n’ont aucun lien de sang. C’est l’une des rares choses qui peut lui faire perdre son sang-froid. Car bien qu’il soit extrêmement pudique à ce sujet, il tient évidemment bien plus à la gamine qu’un simple « ami de la famille ».

-Il garde énormément de tristesse en lui depuis la mort des parents de Salamandre et refuse d’en parler avec quiconque d’autre que la petite, lorsqu’elle lui en fait la demande.

-Il parcourt parfois le Monde Spirituel dans l’espoir de les y rencontrer et leur parler de leur fille. A défaut de les trouver, il lui arrive de parler aux étoiles comme s’il s’agissait du couple.

-Quand il le peut, il utilise son don de vision pour parcourir l’île et essayer de trouver l’aîné de la fratrie. Jusqu’à présent, ses recherches n’ont rien donné, ce qui le rend plutôt pessimiste.

-Lorsque Salamandre lui offre des cadeaux, il ne peut souvent pas la remercier directement (c’est que la gamine est pudique dans son affection). Aussi fait-il toujours en sorte de porter aussitôt ce qui peut l’être, que cela implique d’ajouter des fleurs ou des plumes dans sa longue chevelure sombre ou de se vêtir de manière dépareillée.

-Il se contente très souvent d’un pantalon de toile pour seul vêtement (même s’il lui arrive d’enfiler un haut de temps en temps) et est systématiquement pieds nus. Porter des chaussures lors du Givre (et plus encore, convaincre sa pupille de faire de même) a été une véritable épreuve qu’il est plus qu’heureux de savoir terminée.

-Quand il veut être tranquille, il va dans la jungle et grimpe à un arbre. Il n’est plus aussi agile que dans son adolescence et écope très régulièrement de griffures sur son torse et dans son dos, trop peu souvent protégés, mais il se débrouille encore relativement bien.

-Il s’inquiète bien plus qu’il ne le montre pour Salamandre, mais se réfrène fortement, tenant à ce que la Tenace garde son indépendance. Même si ses dernières expéditions ont été très rudes pour l’une comme pour l’autre.

L’Île est sa maison, l’a toujours été. Il y est né et c’est ici qu’il s’éteindra, avant de continuer dans le Monde Spirituel. Il n’a aucune attente particulière, si ce n’est celle de voir Salamandre s’épanouir sans se brûler les ailes. Il apprécie sa tribu et le rôle qu’il joue dans ce cercle de la vie et bien qu’il éprouve parfois des regrets, ce n’est pas au point de lui faire souhaiter d’être ailleurs.

S’il avait le temps d’y réfléchir, l’Ordinaire l’intriguerait grandement. Mais entre les leçons des enfants et le reste de la vie quotidienne au Clan, il n’a pas vraiment l’espace mental pour y penser plus que cela. Il se dit que ça ne doit pas tant l’intéresser que cela, au bout du compte. Mais peut-être qu’il prendra le temps de questionner ses camarades de clan venus d’ailleurs, un jour. Ou de demander à Salamandre, maintenant qu’elle y a fait une excursion.

Élan a beaucoup de respect et d’affection pour Peter Pan, mais il reste très convaincu que tout magique qu’il soit, il est avant tout un enfant. Et qu’un enfant a besoin d’être guidé, suivi, encouragé. Pour lui, les intempéries de l’Île sont la conséquence directe de ce manque d’écoute et de guidance. Mais il n’est qu’un humble Peau-Rouge, un adulte qui plus est, alors rien de ce qu’il peut dire n’aurait le moindre poids à son sens. Mais si, un jour, Peter Pan a envie de parler, il l’écoutera.

De là où il se trouve, Hook n’a que peu d’incidence sur sa vie. C’est ce qu’il avait toujours pensé, et s’était donc contenté de reconnaître son autorité sur son bateau, puis au Port, sans s’en soucier plus que cela. Depuis le Givre cependant, Élan reconnaît que le Capitaine a la capacité être beaucoup plus que ce que l’on pense, et qu’il serait bon de faire un peu plus attention à lui...

Né avant les intrigues, Élan aurait pu participer aux différents événements qui ont construit la vie de l’Île. De mémoire, pourtant, il ne lui semble pas l’avoir fait. Sans doute par confort, un peu par lâcheté. De toute façon, que sait-il faire, qui serait utile dans une telle situation ? Il ne sait pas se battre comme un Picaninny, n’a pas les pouvoirs d’une Fée, et encore moins l’ingéniosité et la débrouillardise d’Enfants Perdus. Mais il sait prendre soin des enfants restés au sol. C’est donc ce qu’il fait.

Il a évidemment rejoint le reste des réfugiés dans le Canyon Rouge, lorsque le Givre s’est fait impardonnable. Il a aidé à sa façon : il a pris soin des animaux et des créatures blessées, il s’est occupé des enfants. Il a continué à instruire, a ouvert ses leçons à toute personne qui souhaitait la suivre, quel que soit son âge ou sa faction d’origine. Il a été présent. Il est resté.

Il reste.

Inlassable, Élan entame un nouveau tour de garde.

Pourtant, il n’est pas Sentinelle. Ne l’a jamais été. Mais tous sont devenus plus ou moins que leur rang depuis que le Givre a envahi l’Île de Jamais. Incapable de se battre, il n’est bon qu’à donner l’alerte, mais apparemment cela suffit aux vrais guerriers présents. Ils ne rechignent pas sur une nouvelle paire de jambes solides et d’yeux acérés cette nuit.

Et Élan a besoin de s’occuper les pensées.

Salamandre est partie. Ce n’est ni étonnant, ni inattendu, la Tenace ne saurait tenir sur place. Même dans un endroit si large, si fascinant de différences, si grouillant de vie. Rien ne peut la retenir. Pas même lui.

Il le sait bien. Il s’y est habitué, depuis le temps. Même si ça le chagrine toujours un peu, il tait ses pensées égoïstes et laisse la tempête rousse s’éloigner puis revenir au gré des marées. Jamais il n’empêchera sa protégée de voler. Plus que quiconque, elle mérite de rester libre et sincère, de courir avec le vent et de s’enfuir avec les oiseaux.

C’est ce qu’il se répète, chaque fois qu’il s’inquiète. Chaque fois qu’il trouve ses départs trop lointains, ses aventures trop longues. Il l’a vue partir à la suite de Hérisson Chanteur, l’un des fils d’Abeille Vigilante, bien plus tôt dans la journée. Ils ont presque le même âge, sont toujours fourrés ensemble. Étaient trois, avant que Porc-Épic Impétueux ne décide de partir à son tour. Auraient pu être quatre, si l’aîné de la petite était encore là. Élan regarde au loin et laisse échapper un soupir. Elle reviendra. Elle finit toujours par revenir.

Et si elle ne revient pas, cette fois ?

Le précepteur secoue la tête, pour que la pensée s’envole comme les lucioles qui passent autour de lui. Il ne peut pas se dire ça. S’il commence comme ça, il sait très bien ce qui va arriver, les pensées qui vont l’assaillir en rafale. Ce qu’il s’est passé les fois précédentes, chaque fois qu’elle est revenue abîmée, bleuie ou vacillante, qu’il a senti son cœur louper un battement avant qu’elle ne lui offre ce sourire solaire rassurant et se précipite pour lui conter ses aventures...

Et si elle ne sourit pas, cette fois ?

L’Île de Jamais est dangereuse au quotidien mais mille fois pire depuis que le Givre a envahi le cœur des êtres vivants qui la peuplent. Ce n’est plus le même danger. Il le lui a dit. Il espère qu’elle le sait. Qu’elle l’écoutera, même si elle fait comme de rien. Qu’elle ne se montrera pas aussi imprudente que d’ordinaire, qu’elle aura une pensée pour lui...

On ne peut pas enchaîner le vent. Il le sait, s’efforce de ne pas le faire. Mais c’est chaque fois un peu plus compliqué. Quand elle était plus jeune, il pensait qu’avec le temps cette peur qui lui noue l’estomac et s’infiltre dans sa gorge s’estomperait. Que plus elle grandirait et deviendrait cette superbe tempête impétueuse que personne ne peut contrôler, moins il aurait d’inquiétude à son sujet.

Ah, comme il se trompait.

Son regard sombre se lève vers les étoiles. Il en fixe une, au hasard, et lui sourit avec mélancolie mais également avec une douce ironie.

« Je suis certain que vous trouvez ça hilarant, tous les deux. »

Ses amis lui manquent terriblement, parfois. Il se dit qu’ils s’y seraient forcément mieux pris que lui, que Salamandre aurait été plus heureuse et épanouie avec eux. Mais elle n’a que lui. Lui et cet espoir qu’il ne s’explique pas mais qu’il ne pourra jamais brider même s’il le voulait. Alors il fait au mieux, comme il peut.

Et il espère de tout son cœur que cela suffit.