T’es en retard, lui souffle Mud, goguenarde, alors qu’il trace son chemin vers la cabane des livreurs.
Au Grand Arbre ça ne veut rien dire, être en retard, mais il arrive à l’être quand même. Trop de trucs à faire, de gens qui lui demandent son avis sur quelque chose, de livreurs qui veulent savoir ce qu’ils doivent faire, de discussions sur les disparus et qu’est-ce qu’ils vont faire pour remplacer truc ou machin.
Freckles a un peu l’impression que sa tête va exploser. Il se contente de presser le pas.

Quand il arrive à la Citerne, la grande pièce est presque vide. Il y a juste un garçon avec une espèce de boite à outils.

« Salut excuse moi, je savais pas que t’étais déjà là, heum ... »

Il fait un geste de la main, et penche la tête, le regard interrogateur, ne cachant pas tout à fait le fait qu’il ne sait pas comment l’artisan s’appelle. Le Prince des Glaces est la seule expression qui lui traverse l’esprit quand il voit le garçon aux longs cheveux blancs et visage impassible, un genre d’Orbleu avant l’heure, mais moins flippant quand même. La première fois que Freckles l’a calculé, c’était au Paintball, et tout avait été très vite effacé par le bordel qui avait suivi. La deuxième fois, c’était le concert. Là, il l’a vraiment calculé.

Freckles s’avance dans la pièce, passe devant l’autre garçon, avec un signe de main un peu hésitant, l’invitant à le suivre sans trop le presser. Il se plante devant un des gros récipients qui occupent la Cabane, un réservoir de bois. Pour l’heure, il est vide.

« C’est celui-là qui est pété. » Il indique une fente dans le bois, sur la hauteur. « Il s’est fendu à cause du froid je pense. Fin, il était déjà comme ça quand on est rentrés. »

Comme la plupart des autres cabanes, elle a été complètement désertée pendant un long moment. Pas sûr que les rares garçons à être restés à l’Arbre l’aient utilisé.

« Voilà du coup euh. Fais ton truc, et dis moi comment je peux te donner un coup de main. »

Dans une autre vie, il serait parti, aurait laissé les artisans s’en occuper, mais en ce moment, c’est compliqué. Des réparations, y en a de partout. Tout le monde met la main à la tâche, et ça inclut Freckles. Même s’il est pas très doué de ses mains.
Au moins il a de la chance que quelqu’un aie pu se libérer.

Tool, répond simplement l’artisan.

« Ah oui », fait Freckles comme s’il l’avait su et simplement oublié.

Il trouve immédiatement que c’est un nom qui ne dit rien du tout sur le grand garçon aux cheveux blancs qui se tient devant lui. Qu’il aie été nommé comme ça parce qu’il est doué avec des outils ou pour des raisons moins charitables, il pourrait trouver tout un tas de meilleurs adjectifs plus mémorables pour lui. Mais à quelques exceptions près, Freckles ne fait pas partie des nommeurs de l’Arbre, et puis Tool, il ne le connaît pas. Alors il a probablement rien à dire sur la question.

Tool, donc, examine la fissure de haut en bas, l’air expert.

« Ok. Hmm. »

Et Freckles se pose à côté de lui et fait également mine de s’intéresser à la question, même s’il n’a évidement aucune idée de comment on répare un truc pareil.

«  Il va falloir boucher la face extérieure. Je vais le faire, par contre après on va devoir renverser le truc et le laisser de côté, comme ça je pourrai appliquer la résine depuis l’intérieur. Tu as de quoi caler ce... réservoir ? »

Il a l’air de vouloir s’y mettre direct, s’attache lentement les cheveux, un rouleau de scotch passé autour du poignet. Devant cette démonstration digne d’une pub pour shampoing, Freckles a un petit sourire pour lui-même en pensant au désastre que sont les siens actuellement, de cheveux. Peut-être qu’il devrait demander à Tool s’il a pas dans sa boite à outils une grande paire de ciseaux.

« Ouais je m’en occupe », assure-t-il.

Il jette un coup d’oeil circulaire à la pièce à la recherche d’une cale. Les récipients sont tenus debout par des espèces de trépieds faits sur mesure, difficiles à déplacer et qui de toutes façons ne tiendront pas le seau quand il sera à l’horizontale. A la place, Freckles attrape le gros livre corné qui maintient la porte de la cabane ouverte, le pose sur le sol recouvert d’un pull roulé en boule. Le résultat est stupide mais probablement suffisant pour empêcher que ça roule, pour peu qu’ils coincent le tissu correctement.

« Je le tiendrai en plus », assure-t-il quand même. « Quand tu feras l’intérieur. »

Et puis il hésite avant de se poster un peu sur le côté, une main sur le flanc de bois du réservoir, attendant que Tool s’y mette.

« Je peux … J’sais pas, je peux tenir un truc si tu veux. »

Dire que des fois il se dit que s’il était pas livreur, ça lui plairait d’être artisan ...

« Ça devrait aller pour le moment. Mais merci », répond Tool, à la grande déception de Freckles.

C’est pas que ça le démange absolument de faire quelque chose – il est même sûr qu’il y connait rien – mais il réalise soudain qu’il va juste rester les bras ballants à regarder quelqu’un d’autre travailler, et ça le dérange. Peut-être que c’est juste qu’ils ne se connaissent pas bien, qu’il a peur que le silence soit gênant, ou l’impression frustrante qu’il pourrait être ailleurs à se rendre utile. Mais il sait aussi qu’il ne peut pas partir.

Alors il se contente de regarder Tool travailler, en ayant l’impression bizarre qu’il fait tout au ralenti. Il sait bien que ce n’est pas le cas - la première bande de scotch est posée en quelques secondes - mais ça doit être quelque chose dans ses mouvements minutieux. Après quelques minutes, l’artisan lui parle de nouveau, sans se détourner de son travail.

« C’est sympa d’être resté. Je m’attendais pas à ce que ce soit un Chef qui vienne m’aider. »

Et c’est pour faire une remarque vraiment curieuse, Freckles trouve.

« Ah ouais ? C’est logique pourtant, non ? » il répond, commençant à en douter lui-même.

L’idée de laisser à quelqu’un d’autre la surveillance de cette tâche – devoir montrer la faille à l’artisan, lui expliquer le problème - l’a même pas effleuré. C’était simplement une évidence qu’il fallait que ce soit lui. C’est la cabane des livreurs, et c’est quelque chose d’important. Freckles prend quelques secondes pour en arriver à cette même conclusion.

« Je préfère juste être là. Pour vérifier. » Il se rend compte de la façon dont cette remarque pourrait être prise et ajoute : « Enfin, je dis pas que tu sais pas ce que tu fais, t’as l’air calé. Mais bon, c’est plus simple si c’est moi qui aide. »

Il se demande maintenant si Tool a dit ça simplement pour faire la conversation, ou s’il est intimidé par la présence d’un chef – Freckles ne s’imagine pas intimider grand monde qui a plus de dix ans.

« Ça te dérange pas j’espère ? » il demande quand même, avec un sourire léger.