Un cauchemar.
Un autre.
Il n’y a que dans le sommeil, dans les cauchemars, que l’esprit de Light n’est plus capable d’ériger les barrières encore trop nécessaires à sa propre survie. Quand il sombre, les barrières sombrent aussi, emportant ses parades et son sourire.
La Cabane dans laquelle il dort, sur son petit lit de fortune, blotti contre sa peluche lapin ― le groupe avait désigné un personnage animal à chacun des membres, et le sien était un lapin blanc aux grands yeux violets nommé Bunmie  ― est habituée aux cris de l’Artifice qui résonnent parfois dans la nuit, au milieu de tous ses goodies à l’effigie de Bunmie. Mais ce n’est pas un comportement assez exceptionnel au Grand Arbre pour qu’il soit alarmant, ni même noté, alors personne ne fait même l’effort d’ouvrir les yeux. Les enfants sans maman font des cauchemars, les veilleuses ne suffisent pas toujours, c’est connu, c’est comme ça.
Seul Peter Pan ne dort pas. Light y croit, d’ailleurs. Il a vécu dans un monde d’idoles qui ne dorment pas, ne dorment jamais, dans un monde surtout où les croyances sont bien plus indispensables que les vérités.

Ce cauchemar-là était un peu trop intense, peut-être, puisque cette nuit Light ne se contente pas de serrer sa peluche plus fort ou de rejoindre le lit d’un autre Grimpeur, ce qu’il ferait en d’autres circonstances, avant que le sommeil ne le rattrape vite, comme si pour ce dernier non plus, tout cela n’était pas bien extraordinaire.
Light repousse le plaid ― lapin ― un peu usé maintenant, qui lui sert de couverture. Il a soif. Il a mal. Mal quelque part, quelque part d’invisible, indétectable, et c’est une douleur plus vive que toute autre, puisqu’on ne peut pas apaiser un mal sans en connaître la source.
Le pire dans tout ça, c’est qu’il ne s’en souvient même pas, du cauchemar.

Une sensation brûlante grandit en lui, étouffante, envahissante ; il se lève, titube un peu dans la Cabane endormie, et passe la porte en quête urgente d’air frais. Alors seulement, ses poumons se remplissent avidement, comme s’il sortait d’une trop longue apnée. Les étoiles sont nombreuses dans le ciel d’encre, et Light se sent tout petit, tout insignifiant, et en fait, ça lui fait du bien. Ça le rassure, quelque part, mais il ne saurait pas dire pourquoi ou comment. C’est si difficile, de ne pas se connaître vraiment.

Des larmes coulent sur ses joues, sans qu’il ait le temps ou le réflexe de les retenir, encore trop engoncé dans son mauvais songe. Et puis d’ailleurs, dans le secret de la nuit ― presque ― noire, personne ne les verra. Elles sont invisibles, comme ses douleurs.

Il marche un peu, dans son pyjama constellé de petits Bunmies, sur le pont suspendu qui succède à la grande plateforme à cabanes. Le vent est vif et doux, il caresse sa peau, ses larmes.
Puis il s’arrête, baisse la tête, et s’assoit, les jambes ballantes, les yeux fermés, les bras scotchés à sa grosse peluche blanche. Il sort de sa poche de pyjama son petit carnet secret, où dorment les photos de ses hyungs ― et de Lui, aussi. Son frère. Quelques souvenirs éparpillés tombent sur lui comme les mains du vent, et redoublent les larmes. Il se sent si petit dans l’immensité de la nuit, silhouette minuscule dans le grand grand grand Arbre des enfants perdus, perdus comme lui, avalés par l’ombre et l’oubli, comme lui.

Il ne remarque pas l’autre silhouette sur le pont, remarquable pourtant, car ses couleurs tranchent avec le bleu sombre si typique des nuits du Pays de Jamais, qui ne se départit jamais vraiment de ses teintes oniriques... Il est trop convaincu d’être seul, trop rétréci par les étoiles et ses propres songes, il ne sent pas que quelqu’un, quelque chose, est sur le point de surprendre ses larmes.

Light sursaute en sentant ― plus qu’en voyant ― la silhouette d’Apache se laisser tomber à côté de lui.
Il ne l’a pas entendu, pas vu. Peut-être que ses propres pensées interdites faisaient déjà trop de bruit et que ses larmes brouillaient sa vision.

D’un geste fébrile et précipité, il essuie ses yeux détrempés, reniflant le plus discrètement possible ― même si ça ne marche pas trop.

Apache. Noir, rouge. Lui ne changeait pas. Rouge, noir. Il vivait pour lui-même, par lui-même, essuyant les regards et les jugements d’un revers de la main, se moquant des règles et des châtiments, Apache qui l’angoisse et l’intrigue tout à la fois, tant il est loin, si loin de son carcan intérieur, si libre. Trop libre. Light ne sait même pas comment c’est possible.
Et tandis que le bleu de sa chevelure se mêle au bleu sombre, dont les teintes appuyées rappellent plus le rêve que la réalité, celle d’Apache, écarlate, jure dans le paysage céleste. Tout cela est bien symbolique, en vérité, même si Light ne le réalise pas vraiment.

― Euh.. hey ! ... Ça va pas ?

L’intérêt d’Apache, dont il ne remarque pas la maladresse, le perturbe un peu. Il se surprend à ressentir une sorte de méfiance, comme s’il avait peur que l’Hérissé cherche à trouver une faille en lui, à profiter d’une vulnérabilité soudain trop exposée. Pourquoi Apache, le rebelle, le libéré, s’inquiéterait de son état ?
Light ne sait pas qu’on peut juste être simple et pur, qu’on peut juste se préoccuper de lui, se soucier de ses larmes nocturnes autant que de ses sourires étincelants.

― Je... C’est... Pou-Pourquoi tu me demandes ça ?

Il veut cacher le petit carnet de photos qu’il tient toujours entre les mains, mais il craint qu’un geste brusque ne le trahisse. Est-ce que c’est interdit, les photos ? Les photos sont des souvenirs, non ? Et les souvenirs sont interdits, non ?

La respiration de Light se saccade, s’emballe, ses mains se crispent contre la grosse peluche qu’il enlace encore, son regard s’éparpille sur le visage d’Apache dont il ne comprend pas l’expression sincère. On ne peut pas comprendre ce qu’on ne connait pas.

― Light ? C'est ça ?

Reniflant avec le moins de bruit possible, Light acquiesce d’un sobre hochement de tête. L’attitude dégagée d’Apache semble un peu l’apaiser. En fait, il se surprend à souhaiter qu’il reste un peu.

― Tu viens souvent regarder les étoiles la nuit ?

L’Artifice regarde l’Hérissé avec des yeux un peu ronds, un peu étonnés. Il n’a pas l’habitude des questions, même les plus ordinaires, les plus simples, pas l’habitude de la familiarité, quand chez lui tout est calculé.

Light s’arrache à la contemplation du visage affable et tranquille d’Apache pour se replonger dans la contemplation de la voûte céleste, gorgée d’une quantité d’étoiles dont le vrai monde ne peut pas se vanter.

― Oh..., répond Light, car comme tous les coréens il dit souvent « oh » pour dire « ben ». Je ne le faisais pas avant. Dans... Dans l’autre monde. Mais ici... Je trouve qu’elles brillent tellement fort.

Il hésite, car il sait que sa question est bête.

― Est-ce que c’est vrai, que les étoiles exaucent les voeux ? Dans mon pays... J’ai fait un voeu. Il s’est réalisé mais...

Mais bien après, bien trop tard. Bien trop gelé.

― Mais pas comme je voulais.

Il s’abîme un peu plus dans le plafond nocturne qui éclaire leurs visages de son éclat bleuté.

― Tu as déjà fait un voeu, Apache ?

C’était si décalé, cette conversation entre deux êtres que tout opposait, mais que les étoiles, dans leur tranquille espièglerie, avait réunis.  

C’est bizarre, Light a du mal à imaginer Apache faire un vœu. Il n’arrive pas à le visualiser en train de murmurer une prière aux étoiles, le cœur gonflé d’espoir, d’incertitude, ou pire, de foi. La foi est une drôle de chose. Light non plus n’a jamais vraiment eu foi. C’est comme ça qu’on on réalise les rêves des autres. On n’a pas besoin de foi.

Par certains côtés, Apache lui rappelle Hyung Soo.
Son apparence déjà, volontairement décalée, rebelle, non-conformiste, provocatrice presque. Des cheveux qui partent dans tous les sens, qui d’ailleurs ne font qu’accentuer le contraste avec sa propre chevelure impeccable, qui a résisté aux armées de laque, de cire, de gel et de colorations bariolées. Un regard noir et acéré qui semble vous scanner. Une bouche qui ne mâche pas ses mots.
Apache doit avoir 16 ou 17 ans, il a le menton fier et l’aura électrique, et Light se dit que Hyung Soo ressemblerait sûrement à ça s’il était encore là.

La question du Hérissé l’arrache à ses pensées — heureusement, car elles commençaient à aller un peu trop loin.
Il prend malgré tout un certain temps à répondre, baissant la tête, si bien qu’on ne voit plus ses yeux, dissimulé derrière ses mèches bleues.

— Oui... Je voulais que m... mon frère...

Mais d’un coup, une rafale d’angoisse lui frappe le visage, c’est si violent qu’on dirait que c’est l’effet d’une Fumerolle invisible qui vient de lui foutre une gifle.

— Mais Apache, tu es sûr que c’est autorisé de faire des vœux ici ?

Ça doit le surprendre, le punk, de voir tout à coup, sans prévenir, dans le regard de Light une inquiétude aussi vive, aussi dévorante, tandis que les mains de l’Artifice se crispent sur le petit porte-photos qu’il tient toujours entre ses doigts.

Il se met alors à regarder de tous côtés — encore — respirant de plus en plus fort et de plus en plus vite, s’assurant que personne n’a pu entendre ses mots, son écart, sa faute peut-être.
Quand tu as pris l’habitude qu’on espionne jusqu’au contenu des lettres que tu envoies à tes proches, tu ne vois pas bien la différence avec celui des confessions que tu fais aux étoiles.