Just continue de mâchouille sans conviction alors qu’une main se pose doucement sur son épaule. Il tourne la tête, sans interrompre sa longue mastication.

« C’est bien mon camarade, ça. Toujours à poser les bonnes questions.
— Le cerveau de la bande, même en plus. »

Il ne dit rien, le sentinelle. Son quignon de pain l’occupe bien mais il n’est pas dupe : il a comme le sentiment qu’on se fout un peu de sa gueule. Mais c’est pas comme s’il en avait quelque chose à faire.

« J’en ai pas, par contre. On peut aller en chercher quelque part.
— A l'infirmerie ? », se hasarde l’Hérissé.
« T’es con », Just ricane.

Son rire est interrompu par le croassement grinçant mais puissant de Corneille. Le sentinelle serre les dents pour ne pas laisser échapper un râle de souffreteux. Dans un espace aussi étroit, le cri du piaf raisonne presque autant que dans son crâne embrumé par l’alcool.

« Pfouah ! Ça pue ici. Plus que d’habitude, je veux dire ! », fait l’oiseau avant de se poser sur l’épaule de Tool.

Just ne relève pas, tant parce qu’il a la bouche pleine que parce qu’il a la flemme, mais le regard indescriptible qu’il adresse au piaf vaut bien un long discours.

« Dis-moi que t’as ramené des chips.
— J’ai l’air d’être un distributeur, peut-être ? »

Non, effectivement. Les distributeurs sont plus discrets. Tool semble résigné. Quant à Apache, il est trop occupé à admirer Corneille pour penser au chips. Le sentinelle reste stoïque, mais tout en lui est pris d’une profonde lassitude. Il a jamais compris pourquoi les gens deviennent con quand y’a un animal dans la pièce. En plus c’est pas la première fois qu’ils voient Corneille. Ils savent à quoi il ressemble, c’est bon.

On est jamais mieux servis que par soi-même.

Lentement mais sûrement, le sentinelle se redresse, cogne sa tête au plafond, grommelle quelque chose d’incompréhensible dans sa barbe, et se glisse vers la sortie en enjambant ses camarades. Si ses camarades protestent ou l’interrogent, lui ne les entend plus. Il a trouvé une idée fixe sur laquelle concentrer toutes ses forces et rien ne pourra l’en détourner.

Dehors, il fait froid. Le changement brutal de température a le mérite de lui mettre un coup de fouet. L’humidité de l’air le pénètre jusqu’à la moelle des os, lui arrache un frisson. Just se tasse un peu sur lui-même comme pour tenter vainement d’échapper au froid. A travers les planches des plateformes supérieures, quelques gouttes d’eau glacées lui tombent dans le cou.
Ça le met de mauvais poil.

Il avance d’un pas certains, sans prendre la peine de se retourner ou dispenser ses camarades de la moindre explication.
Sur une balustrade, il croise un éclaireur inconnu qui semble pourtant le reconnaître. Ce dernier lui adresse un grand sourire et le salut alors qu’il passe à sa hauteur.

« Ferme ta gueule. », fait Just s’en s’arrêter.

Son interlocuteur le regarde partir, les yeux ronds comme des soucoupes.

Qu’est-ce qui lui prend, à Just ?

Justice traverse les galeries d’un pas rapide et sûr, une attention féroce fixée sur on ne sait quoi. Un ou deux passants s’écartent sur son passage, le troisième – pas assez rapide – manque de se faire renverser. Le sentinelle passe devant eux comme un train qu’ils n’ont pas envie de retenir.

Après lui, ils découvrent un Tool essoufflé qui tente de le rattraper. Lui, il est plus difficile à esquiver. Sa course n’est pas droite et sa trajectoire imprévisible.
Une fille qui n’arrive pas à choisir de quel côté du chemin se ranger reste plantée au milieu, tête rentrée dans les épaules pour se préparer à un impact.
Il la dépasse par la gauche. Elle se retourne pour le voir s’éloigner, plus ahurie que soulagée. Un puissant croassement derrière elle lui arrache un petit cri de surprise. Elle se baisse et Corneille le corbeau la survole de près, serres tendues comme s’il tentait un drift.

A une centaine de pas plus loin, un gamin s’est assis sur la balustrade, un paquet de chips posé sur ses genoux. Il plonge sa main avide dans l’emballage, tire quelques friandises qu’il enfourne et mâche bruyamment.
Stinky n’a pas grand-chose pour lui. Son travail ne lui plaît pas, son chef râle souvent après lui et il est à peu près sûr que les autres membres de son groupe ne s’en rendraient pas compte s’il séchait. Il se dit que c’est jamais facile de s’intégrer quand on vient d’arriver, surtout quand tout le monde se connaît depuis vachement plus longtemps. Seulement Mouse est arrivé après lui et tout le monde l’adore. Il est si cool, Mouse. Petit connard arrogant. Stinky peut pas le supporter.
Au moins, quand on a pas d’amis, on a moins de compte à rendre. Alors, Stinky a pris ses petites habitudes et commence à se faire sa solitude. Il a ses spots. Ici, c’est l’endroit où il a pris l’habitude de grignoter quelques snacks. C’est un coin un peu tranquille où personne ne s’attarde, d’où il a une vue imprenable sur l’arène. Parfois il y a des combats en dessous et l’échos des cris lui font penser qu’en fin de compte, il n’est peut-être pas plus mal tout seul.

Seul, il l’était. Les mains de Stinky se crispe sur le paquet, le regrette aussitôt quand quelques craquements brisent le silence qui vient de s’installer entre lui et le colosse qui vient de se planter face à lui. Il doit déjà lever la tête pour dévisager deux épaules carrées, plus encore pour découvrir le visage fermé et terrifiant de l’inconnu.

« Bonjour... », il dit mais ses lèvres remuent sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.

Personne ne s’intéresse à Stinky mais lui il connait un peu tout le monde, à force d’assister à des conversations dont il se sait toujours exclu. Il identifie le sentinelle au chapeau de cowboy.
Justice est grand, costaud, confiant et populaire. Tout ce que Stinky n’est pas. Au de-là de la jalousie et du vague sentiment d’injustice, il se l’est toujours figuré comme quelqu’un d’amical.
L’expression de son visage est terrifiante.

« Euh… Ça va ? », bredouille Stinky.

Il pensait n’avoir rien fait d’assez grave pour que les sentinelles lui tombent dessus mais ça ne l’étonnerait pas qu’elles aient trouvé quelque chose. Peut-être que quelqu’un s’est plaint de lui, ou qu’on veut l’éjecter de son spot parce qu’il gêne. Quoi que ce soit, il ne se défendra pas. Ça sert à rien.

« Désolé, J’peux m’en aller. », fait Stinky en déglutissant. « Je savais pas que… »

Que quoi ? Aucune idée. Il veut surtout bouger. Parce que Just continue de le fixer sans rien dire et qu’on dirait qu’il va le tuer.

« Tu me files des chips ? », marmonne Just dans sa barbe, d’un ton qui ne ressemble pas à une question.

Stinky lui tend le paquet à bout de bras, s’attend à le voir piocher dedans mais c’est tout le paquet que Just récupère avant de se poser à côté de lui et commencer à se servir.

Oh, pense Stinky. « Tes chips » Pas « des chips ». « Tu peux me passer tes chips ». Just a été clair mais il n’a pas compris. C’est sûrement sa faute alors. Il s’y résigne douloureusement, tente d’étouffer la petite voix dans sa tête qui crie à l’injustice.

Le bruit de quelques pas se rapprochant le distrait de son malheur. Stinky lève les yeux. Un autre grand (Oh non pas un autre !) vient de les rejoindre.
Il reconnaît Tool, plus pâle qu’à l’accoutumée, et beau (trop beau) qui tient mal sur ses jambes.

Just lève le nez dans la direction de l’artisan sans vraiment le regarder dans les yeux.

« Chips ? »