Le hurlement qui s’étend au milieu du Givre le fait vaciller, faux qui se brise en chutant ; ça ne devrait pas se produire, son contrôle est bien au-dessus de ça—Kaze dévie, du chemin et de son but, s’égarant loin du groupe. Ne sont-ils pas toujours liés ? Un mensonge, un détail qui n’a plus de sens alors que tout disparaît, que la faux ne peut pas revenir correctement dans ses mains. Douleur intense derrière son regard bleuté, il essaie de concentrer le Givre pour la reconstruire, ne parvenant jamais plus loin que le manche. Ce n’est pas un jeu, contrairement aux fois où Wrath la casse tandis qu’ils chassent ensemble, en une moquerie qui les rend presque humains ; là il doit faire sans, la froid ancré si profondément presque désagréable l’espace d’un instant.

Kaze se doute bien que ça ne va pas durer. Même lorsque ses pieds rencontrent le sol—celui sur lequel il se sent instable, qui n’a pas été envahi par les siens, il continue sans pouvoir s’arrêter. Si le monde s’arrêtait, ça n’aurait aucune importance. Si tout disparaissait—non, il faudrait que ça soit la volonté de la voix qui les contrôle tous, seul il n’a aucun droit. Et, lorsque le camp apparaît, ennemis—créatures vivantes qui le rejetteraient—Kaze ignore quoi faire. Sans aide, sans la force qui l’accompagne d’habitude, il ignore s’il peut s’avancer, prendre une quelconque décision. Les Autres sont dans sa tête, quoique pas assez—penser est l’opposé de ce qu’il désire.

D’où sa dureté, cruauté presque, tandis qu’il se laisse glisser sur la glace régulièrement, faux prête à arrêter ceux sur sa route, à les poursuivre juste assez pour qu’ils sachent ce que ça fait, d’être abandonné—une fois de plus, il tente de reconstruire l’arme, la douleur pulsant encore dans son crâne et empêchant le geste. Il s’interrompt, se disant qu’au pire, il a encore ses dents recouvertes de Givre, capables de détruire n’importe quelle peau sans hésitation.

Celle de la personne qui se tient là par exemple, vieux fragment du passé, usé sur les côtés, qui lui paraît impensable. Ça aurait été plus simple, hein, d’oublier ? De ne pas accumuler les drames et de les stocker dans un coin. Les Soigneurs ne méritent pas la mort ; outre Soul qui—Slumber a encore ce besoin, au fond de lui, de s’en prendre à son ancien chef. Et puis, ça servirait la cause, non ? De transformer les plus puissants, de ruiner le moral des survivants.

(Kaze jure qu’il ne s’en prendrait pas à un Delaware,
dommage qu’il fasse toujours des promesse avec les doigts croisés dans son dos.)

Ne pas vouloir leur mort, ça ne signifie pas que Kaze est prêt à accepter.

Ses dents apparaissent, bien trop pointues, tandis qu’il grimace en guise de salut.

Qu’est-ce qu’il s’est passé ? A quel moment le Givre est-il devenu l’unique évidence possible, écrasant rêves et souvenirs au profit d’un bonheur factice commun à tous ? Kaze a du mal à se concentrer, éclat confus derrière son regard, ce n’est pas idéal de s’être entraîné dans un tel lieu, de se tenir à la limite entre deux mondes. L’identité de l’autre; c’est simple de s’en ficher, de le dire ‘humain’, sous-entendant que lui refuse ce titre, qu’il a complètement retiré le concept de ses veines. Une extraction douloureuse quoique nécessaire. Un soupçon de médecine, d’un traitement contre ce qui est immuable, même s’il se persuade du contraire.

La silhouette qui se découpe dans l’air froid a perdu de sa solidité, de sa force. Salopette et pull qui l’engloutissent, jusqu’à ne pas laisser grand-chose. Que les autres sont fragiles, à peine en mesure de tenir sur leurs jambes. Casse les, la voix dans sa tête, celle qui ne fait que grossir, hurlant avant de devenir murmure abruptement, répète. Il l’ignore, trop borné pour se laisser faire. Ce n’est pas du rejet, Kaze décide, juste une sorte de pause. Le temps de réfléchir, mains qui se plient et se replient, cherchant de quoi recréer son arme aussi rapidement que possible. Les paroles fusent, absurdes, salut qui n’a pas de raison d’être. Voir quoi ? Ou qui ? Son regard balaye les alentours, n’y trouvant pas âme qui vive. Le Rescapé secoue la tête, envoyant un peu de Givre sur le sol au passage. Chacun ses propres fantômes, ses regrets. Pas son problème.

Ce n’est pas que la colère retombe, simplement qu’il la repousse, juste assez longtemps pour détailler le soigneur qui se tient là, sur le point de s’effondrer. Ce n’est pas un piège, ou alors Kaze manque de méfiance, affaibli par les maux dont les Orbleus souffrent.

« Owl, » ça lui revient. Son rôle exact est un souci secondaire. Impossible pour l’adolescent de—son esprit refuse les détours, quémandant qu’il redevienne pantin. Non, les Orbleus ont un soupçon d’individualité, une pointe infime de vie, il le sait. Sinon, ils ne tueraient pas de différentes façons, ne prendraient pas d’autres chemins pour piéger les mortels et les faire payer de simplement exister. Kaze a une faux parce qu’Ibijau était obsédé par la Mort, la sublime.

La question est étouffée par ses lèvres, quoique pas par ses mains. De la gauche, Kaze pointe son propre visage, en un ‘tu te souviens ?’ qui n’aura probablement pas de réponse. Owl n’est pas totalement là, trop focalisé sur un rêve au milieu d’un autre, sur un soupçon de réconfort qu’il doit inventer. Ou bien c’est une maladie, qui provoque des illusions.

Kaze n’est pas soigneur, pas guérisseur. Ce sont les autres lui, plus anciens.
Lui, il ne rêve que de destruction.

Le nom frappe, en une attaque qu’il aurait dû anticiper (ne sont-ils pas—), plus brutale que le reste ; que le Givre et le reste, que la faux qu’il ne parvient pas à rappeler et c’est tant mieux, sinon elle aurait terminé enfoncé dans le thorax de l’autre—l’humain, Owl. S’il leur donne des noms, des visages, s’ils se souviennent mutuellement, alors où sera la différence entre eux ? Slumber, Owl offre. Slumber, c’est une question, mot coupé en deux, et le Givre se transforme en pics autour de celui qui portait ce nom autrefois. Une défense qui va vider le peu d’énergie qu’il sent encore pulser dans son corps dénué de chaleur.

Kaze est un Orbleu, malgré sa tête qui manque parfois de se scinder en deux—les instants de solitude, ceux où il a presque envie de se battre, de hurler que ce n’est pas ce qu’il voulait, qu’on lui a laissé un choix stupide de plus et qu’il voudrait qu’on l’arrête, juste une fois—immortel, pour ce qu’il en sait. Pourtant, Slumber l’effraie. Faiblesse pas totalement partie, qui s’étend en une protection gelée, dangereuse. Pourquoi ne pas avoir attaqué, dirigé la glace qui recouvre son corps sur l’ennemi—les mortels se brisent, ils s’écroulent et hurlent, quémandent parfois.

(‘M’sieur Smee, vous allez pas laisser le gamin faire ça, hein ?’)

Owl n’a pas oublié Slumber.
Owl n’a pas (vraiment) oublié Slumber, s’il parvient à ressortir le nom.

Kaze lui en veut, pour ça. C’est plus fatiguant de haïr, d’en vouloir au monde entier, si les gens ne font pas d’effort pour lui rendre la pareille. Son pied part, coup de pied dans la glace à ses pieds, qui se brise. Faux qui refuse de revenir, mains qu’il laisse retomber le long de son corps—les autres ne les agitent pas autant, les autres c’est lui, et ils ne sont qu’un—effectuant un pas en avant, puis un autre.

« Kaze Nataku, » il corrige, sans hésitation. Nataku—qu’est-ce qu’il lui prend, de dire une telle chose ? Les Orbleus n’ont qu’un nom, un qui n’a pas de raison d’être. Nataku c’est—Nataku c’est cette douleur qui lui donne envie de presser ses dents acérées dans le visage d’Owl pour manger son sourire—un souvenir de plus.

Owl a l’air malade—distant. Peut-être que Kaze n’aura pas besoin de s’en occuper (c’est ton rôle, c’est ce que tu voulais!) s’il meurt de lui-même.

Le Givre se forme sous ses pas, s’accrochant au sol en une contamination qui ne vivra probablement pas ; manque d’énergie, pas forcément l’envie non plus. Telle une erreur qui peut encore être corrigée, ce qui est plutôt comique, puisque tout ce chemin qu’il effectue dans le mauvais sens, répétition de crimes, de décisions qui ne pourront que causer des blessures infinies dans son esprit, tout ça c’est définitif. Bien sûr, on lui pardonnera ; Oural peut-être pas, les Delaware en tant que famille, que clan, encore moins. Rain n’a pas vraiment le choix. Kaze—s’accroche à ça, de temps en temps, lorsque la faux ne se retrouve pas coincée entre deux cotes, qu’il n’est pas en train de compter des points morbides avec ses partenaires d’horreur.

Owl parle, Owl se meurt aussi, lentement, une fleur dont on aurait arraché les pétales, ou plutôt l’écorce d’un arbre. Kaze n’est pas très prompt au métaphores, au réconfort ou à toutes ces choses en -ore ou -ort. Il n’ira pas demander s’il est encore humain, parce que la réponse n’apporterait rien de plus, et que le Soigneur qui parvient à peine à respirer n’est pas franchement le mieux placé pour cette conversation.

Il s’avance encore, restes de Givre qui jonchent le sol, doigts qui s’agitent, qui remontent jusqu’à presser contre sa nuque, en une pression familière inutile. Les monstres ne ressentent ni la chaleur ni la joie, et c’est bien fait, c’est ce qu’ils ont demandé. Et, quelque part, Kaze cherche à dénouer cette injustice, à l’expliquer, sans y parvenir.

« 'Suis mort. Deux fois, » sa tête se baisse, doigts qui s’enfoncent contre sa nuque jusqu’à ce que le geste devienne trop brutal et qu’il doive abandonner. Kaze redresse son regard, craquement dans sa nuque tandis qu’il observe Owl, bien trop près de l’autre, « pourquoi ? »

C’est injuste, de demander à quelqu’un qui n’aura pas de réponse.

De vous deux, lequel a le plus de chance de perdre ? Les règles sont brumeuses, tout autant que les enjeux. Est-ce mourir qui compte, ou bien la capacité de revenir, de déjouer la volonté de la Mort. Ah, avant, ne l’aimait-il pas plus que tout ? Son incarnation, souvenir du bal, de ses mains qui l’entraînaient dans un autre monde, était merveilleuse. Est-ce que cet amour s’est éteint, tout autant que les autres, que les gens qui trahissent et qui bafouent, qui se fichent que l’on souffre tant que ça ne les touche pas ? S’ils sont tous deux morts, ou presque, alors pourquoi devraient-ils être ennemis ?

Victime et bourreau. L’un n’a jamais empêché l’autre. Parfois Kaze regrette de ne pas avoir été clair—Slumber aurait pu être Bright, avec un peu plus de rage et de courage—de ne pas s’être battu pour hurler plus fort que les autres.

« Viens avec moi, » Slumber/Ibijau/Kaze/Pourquoi est-ce qu’il ne peut pas être les trois, les regrets et la colère et la guérison et tout le reste ? C’est ce qu’il propose, paroles qui s’échappent, mains recouvertes de Givre qui pourraient simplement presser contre le garçon plus âgé contre son gré. Il n’a pas envie de causer une tragédie qui n’aura pas été décidée par les deux parties. Ah, c’est ça, sa grande rébellion d’Orbleu ? Refuser d’être un monstre sans le consentement de sa victime ?

C’en est presque comique, au vu des dizaines d’humains que Kaze a tué par amusement, juste pour ressentir, pour obtenir un regard de la part de Wrath ou des autres. Un instant, un vertige trouble sa vision, pas exactement l’une de ces migraines que ressentent les siens. C’est autre chose, sa propre volonté mal placée.

« Tu es tout seul. »
Je suis tout seul.

Soyons deux dans la mort, si ça peut soulager l’un d’entre nous.

Les Orbleus ne demandent pas la permission, ils prennent ce qui les intéresse et ne s’en soucient guère, exactement le même principe que la piraterie. Non, les pirates ont une sorte de code que Kaze ignore, et qui pourtant doit leur faire sens. Ennuyé par l’attente, par les échos dans sa boîte iranienne, ordres que l’adolescent ignore, qu’il repousse avec une volonté digne d’un humain—qu’importe ce que le tout désire, lui est en mission. Quête personnelle et égoïste qui se prétend être au nom du groupe entier. Pourquoi est-ce la victime, l’autre là, préfère observer derrière lui ? Personne d’autre ne se tient à leurs côtés.

Oh, dans leurs têtes, les enjeux sont différents. Trop d’esprits, certainement, mémoires tapies, attendant le bon moment pour s’élancer. Kaze pardonne, sans oublier. Il s’accroche, quitte à refermer ses doigts autour des bras de ses erreurs pour les entraîner dans sa chute. Son corps imite le geste, se tournant pour fixer l’horizon gelé de son côté. Personne. De visible en tout cas. Il a déjà croisé Rain une fois, l’autorisant à repartir sans plus qu’un avertissement—c’était il y a bien trop longtemps. Enfin, ça lui semble l’être. Peut-être que c’était la lune précédente, ou bien dans une autre époque.

« Vivants ou morts ? » Qui a besoin du Soigneur qui peine à s’exprimer, à exister au milieu du Givre ?  A quoi bon s’éloigner si ce n’est pas pour mourir ou renaître ? Le point derrière ses yeux, devenu une vague qui se dresse et s’abat, qui trouble sa vision une seconde fois, ça ne lui paraît pas si important. Il est immortel—ça ne signifie rien, ce n’est plus une évidence, juste une répétition qui demeure chez les Orbleus, même s’ils ont tort—alors s’effondrer, ça ne lui ferait pas grand-chose.

Des doigts recouverts d’éclats de glace et de cicatrices, frôlent les habits d’Owl. Les bracelets—les couleurs qui brillaient à son poignet, par-dessus les bandages, ils ont tous gelés, alors d’un geste, Kaze les a brisé. Au tout début. Et il y songe, soudainement, sourcils légèrement froncés tandis que sa main reste en suspens. C’était—son premier signe de guérison, un entraînement douloureux pour passer chaque perle dans le fil, pour ne pas toutes les renverser. Les pulsations qui remontaient dans son bras s’en sont allées, sans que ça ne le soulage véritablement.

« Je voulais aider, soigner. Mais j’détestais—le bruit, l’infi’merie. Tout. »

Son regard se dresse, sans chercher celui de Owl pour autant.

« J’suis un menteur. »

Tu n’iras pas mieux avec nous, on souffrira juste ensemble.
Sa main retombe, il se recule d’un pas.

La réponse n’est guère surprenante. Ce qui l’est, en vérité, c’est que Kaze se tienne là sans chercher à réduire cette harmonie bancale à néant. L’infirmerie était si—brutale, si vivante et morbide à la fois. A quoi bon sauver quelques personnes lorsqu’on ne peut rien faire dès que la blessure dépasse ce que des enfants peuvent connaître et comprendre ? Cette jeunesse permanente, ce n’est pas un meilleur cadeau que l’immortalité des Orbleus, c’est une autre excuse, une façon de se protéger. Pour pas grand-chose.

Et Kaze pourrait faire tant de mal, l’entraîner dans une étreinte funèbre, une première et dernière fois. Juste pour prouver que les mots n’ont aucun poids, pas de valeur ici, au milieu de ce territoire qui n’appartient pas vraiment à quiconque. Il faudrait que les gens cessent de vouloir tout conquérir, comme si ça allait résoudre quoi que ce soit. Sa langue glisse sur des dents gelées, trop présentes dans sa bouche depuis—ah, c’est un autre malheur qui peut attendre.

« D’accord. »

Ses mains se lèvent, menace qui les fait s’agiter en un présage austère. Kaze, une fois encore devant le choix qu’il n’a pas demandé, se contente de faire un ‘salut’ à deux mains. C’est juvénile, et terriblement peu adapté à la situation.

« Owl, » et qu’est-ce qui devrait suivre ? Des excuses, pour avoir jugé les soigneurs, pour les détester alors qu’il est le responsable de son sort ? Ou bien une promesse qu’il n’aurait pas envie de tenir ? « meurs pas. »

Le bon vieil adage de ‘si je ne peux pas t’avoir, aucun orbleu ne le peut’, ou bien une autre idiotie que dirait Rain—qu’est-ce qu’iel devient, l'adelphe indigne ? Kaze tente d’éviter de s’y attarder, de construire de l’espoir avec les maigres riens qui lui reste. Ses mains s’agitent toujours, tandis qu’il se recule vers l’immensité gelée de l’île, vers un endroit où se cacher et attendre la fin de ce désastre ne sera pas si compliqué. Peut-être qu’il ira trouver Hérisson, ou bien les autres, ceux avec qui cette aventure aux allures de suicide a commencé. Pour une fois, quitte à mourir, autant que ça ne soit pas seul.

Ce n’est qu’une fois que Kaze sait qu’il doit se retourner qu’un de ses doigts se pose sur lèvres, en une demande silencieuse—cette rencontre est bien mieux si elle demeure uniquement un secret. Un rêve qui deviendra flou dès que Owl clignera les yeux.