Le petit cinéma d'Ibis lui arrache un éclat de rire très léger, à peine perceptible. Comme si son frère était une de ces personnalités importantes face à qui il faut faire attention à ses manières. Même si elle ne l'a pas vu depuis longtemps, elle se doute bien qu'il n'a pas changé à ce point-là. Mais elle aime bien l'idée que le Hanté puisse le penser.

Parce que pour elle, il s'agit de la personne la plus importante au monde.

Cette pensée en amène une autre et dans le fil de la discussion Cygne se dit qu'elle aimerait bien, elle aussi, rencontrer cette personne importante aux yeux du tatoueur. Il lui faut un peu plus de courage pour le mettre en mots, incertaine qu'elle est de mal faire. Et d'ailleurs, à la façon dont son interlocuteur cesse brusquement son petit manège, elle se rend compte qu'elle a dépassé les bornes.

La Volontaire serre ses doigts sur son avant-bras, baisse la tête et amorce même un mouvement pour se détacher de l'épaule contre laquelle sa tête est toujours posée. Ibis ne veut probablement plus lui parler à présent. Elle ne fait que faire remonter ses idées noires alors qu'elle était justement venue pour l'aider à se remettre de ses cauchemars. Il est temps qu'elle parte. Il faudrait qu'elle dorme, de toute façon.

La réponse de l'adulte la prend par surprise et elle relève un peu le nez dans sa direction, mais la réplique pince-sans-rire qui suit la conforte dans son opinion plutôt que l'inverse. Pourtant, elle ajoute tout de même, à voix plus basse qu'auparavant.

"...On ne sait jamais."

Elle ne sait même pas s'il l'a entendu. Ce n'est pas très grave. Elle s'apprête à s'excuser de l'avoir dérangé si longtemps et repartir dans son propre tipi pour dormir un peu à son tour, quand la voix du Hanté retentit à nouveau.

Tu danses depuis longtemps ? Je t'ai vu quelques fois, t'es douée.

Le regard de glace clair de la fillette s'agrandit alors qu'elle le fixe sans parvenir à cacher son étonnement. Vraiment, elle ne s'attendait ni à ce qu'il reprenne la discussion, ni à ce qu'il ouvre un tel sujet. D'ailleurs, elle sent un peu le rouge lui monter aux joues à l'entente du compliment. Elle n'a jamais sous-estimé ses capacités, mais dans une tribu comme la leur, les bons danseurs sont légion. Elle n'estime pas vraiment mériter ces fleurs plus qu'un autre.

Elle reste silencieuse un moment, à le fixer comme ça avec un air qui tient plus de la chouette ahurie que de l'oiseau dont elle porte le nom, avant de cligner plusieurs fois des paupières et de sourire un peu. Et, sans s'en rendre vraiment compte, elle se réinstalle en répondant avec une douceur presque timide.

"Depuis toujours, je crois... ou presque. En tous cas, je sais que ça faisait déjà longtemps avant de venir ici." Elle soupire et ses yeux se lèvent vers le haut du tipi tandis qu'elle continue, un peu plongée dans ses pensées. "En arrivant ici... je ne parlais pas bien anglais. Sans parler de la langue du Clan. La danse, c'est ce qui m'a permis de m'intégrer. C'était le langage que je maîtrisais le mieux."

Le regard de Cygne se baisse à nouveau pour retourner sur le visage du tatoueur. Elle ajoute, un petit sourire désabusé aux lèvres.

"Des fois, je me dis que c'est toujours vrai."

Parce qu'elle n'est pas toujours douée avec les mots, l'Entêtée. Elle dit des choses qu'elle ne devrait pas, ou alors pas comme il faut.

Sans tourner son regard vers le tatoueur, Cygne laisse échapper une moue intriguée. "Ressentir son corps comme ça" ? Que veut-il dire exactement ? Elle aimerait lui poser la question mais elle a déjà bien l'impression d'avoir dit des bêtises trop peu de temps auparavant pour recommencer de sitôt. Et puis, en y réfléchissant, peut-être qu'elle comprend un peu ce qu'il veut dire. Ce n'est pas rien, d'avoir conscience de chacun de ses membres et d'être capable d'en analyser le moindre mouvement. Savoir ce qu'il se passe derrière chaque inspiration, comment le dos et le cou s'étirent pour accueillir l'air et le buste qui se penche légèrement... Mais, pour elle, cela tient plus de la méditation que de la danse.

En tant que moyen d'expression, la Volontaire ne voit pas vraiment la danse comme une façon d'être plus proche de son corps et de ses sensations, plutôt... comme un outil au service de l'esprit. Sans vraiment connaître la mécanique cachée de la moindre pièce, elle est cependant capable de faire fonctionner l'ensemble avec assez de précision pour faire passer son message. C'est là-dessus qu'elle se concentre, en tous cas.

Perdue dans ses pensées, elle ne répond pas vraiment à la question non formulée, haussant vaguement une épaule avant de continuer sur sa lancée initiale. Les yeux clairs de la fille papillonnent un peu quand elle finit de parler. C’est qu’elle n’a pas dormi de la nuit et que cela commence à se faire sentir. En général, elle file dans son tipi sitôt sa routine terminée pour profiter de quelques heures de sommeil avant le lever définitif du jour. Parfois, lorsque Héron Placide est de sentinelle quelque part, il lui arrive aussi d’aller lui tenir compagnie sur la fin de sa garde, puis ils vont se coucher en même temps. Beaucoup plus rarement, il lui arrive de s’endormir contre lui, et elle a l’impression que sa nuit de recherche n’a pas été si infructueuse que cela, comme un réconfort connu. Mais cela ne l’empêche pas d’y retourner chaque soir.

Alors, quand Ibis lui propose d’aller faire un tour à la cantine, son premier réflexe est de refuser. Mais il a raison : elle a un peu faim, aussi. Et puis… elle n’a pas envie de quitter le tatoueur tout de suite. Elle apprécie sa compagnie, même si elle ne le montre pas forcément très bien. Sans compter que la mention de la fête est attrayante : la nourriture est toujours meilleure lorsqu’elle est à l’occasion d’une fête -peut-être une des raisons pour laquelle leur tribu en fait autant. Cygne hoche donc la tête avec un joli sourire : Oui, pourquoi pas.

Elle s’apprête à se relever pour quitter le tipi quand la nouvelle question d’Ibis la coupe dans son élan. Elle le regarde en haussant un sourcil avec un air légèrement insolent, démenti par le sourire toujours présent sur ses lèvres et donne un air plus malicieux qu’autre chose à l’ensemble. « Évidemment. » Comme si elle allait louper une occasion de danser avec les membres de la tribu. « …Mais je partirai sûrement avant la fin. »

Elle n’a pas trouvé son frère cette nuit, mais cela ne veut pas dire que la prochaine ne sera pas la bonne. Il n’est pas tant d’abandonner. Ni maintenant, ni jamais. Elle est comme ça, l’Entêtée.

Elle se décale de l’épaule du Hanté, délassant enfin ses jambes pour les étendre devant elle. Par réflexe conditionné, elle s’étire, touchant ses chevilles de sa tête qu’elle tourne ensuite sur le côté pour observer son aîné.

« …Je veux bien. » Pour le maquillage. Elle relève le dos, et la malice fait son retour. « Il paraît que tu n’es pas mauvais, en plus. C’est vrai que plein de gens de toute l’Île viennent te voir pour que tu leur fasses des tatouages ? »

Se levant d’un mouvement souple, la Volontaire emboîte le pas du plus âgé en attendant avec plus d’avidité qu’elle ne le montre les histoires qu’il peut bien avoir à raconter.